Son corps sublime ne s’est dévoilé que pour quelques uns, les plus chanceux de l’Athènes du IVè siècle avant notre ère. Quant au regard du reste des mortels, il devait se contenter de l’apparition d’un visage. Mais, quel visage ! C’était un visage si doux et si sensuel que l’on dirait que c’était celui d’Aphrodite en personne. De ce visage divinement voluptueux, le Louvre en a une effigie.
Cette vision impérissable, on la doit à l’un de ses amants. Celui-ci était si amoureux qu’il a immortalisé dans le marbre la volupté de la présence divine.
Elle s’appelait Phryné. Il avait pour nom Praxitèle.
Elle séduisait les Grecs par ses charmes de courtisane. Il fascinait son époque par ses talents de sculpteur.
Elle avait un statut qui l’obligeait à montrer le moins possible son corps en public. En revanche, elle ne cachait rien à son amoureux de sculpteur. Alors, du délicieux modèle qui s’offrait généreusement dans l’atelier, il a fait émerger une magnifique silhouette féminine, entièrement dévêtue. La volupté du regard était telle que leurs contemporains y voyaient une apparition d’Aphrodite.
La ressemblance avec la déesse de l’amour a permis à l’œuvre de Praxitèle d’être exposée au temple de Delphes, entre deux autres statues qui représentaient des personnages royaux.
L’octroi de cette place privilégiée n’était pas innocent. Par rapport au contexte culturel de l’époque, Praxitèle faisait figure de pionnier. En effet, l’Aphrodite sculptée avec les traits de Phryné était le tout premier nu féminin de l’art grec.
De nos jours, la volupté immortalisée par le ciseau de Praxitèle peut être contemplée, non pas à Delphes, mais au Vatican, parmi d’autres trésors de la papauté.
Il y a eu une exception à la règle que s’était imposée Phryné pour ses apparitions en public. Cette exception a eu lieu lors des fêtes en l’honneur de Poséidon à Éleusis.
Le peintre polonais Henryk Siemiradzki a illustré la volupté du regard, suscitée par le dévoilement du corps de Phryné en cette circonstance.
La volupté naît de la délicatesse des gestes effectués par les servantes. L’une d’elles récupère de façon ordonnée les vêtements déjà ôtés et attend que le dernier pan quitte la cuisse droite. Une autre défait avec élégance les lanières de la sandale qui retient encore le pied gauche. Le bleu clair de la chaussure fait magnifiquement écho aux différents bleus du ciel et de la mer. Une autre servante encore dénoue avec précaution les magnifiques cheveux dorés. Une quatrième servante apporte la fraîcheur de l’ombre grâce à un parasol intelligemment orienté.
En grec, Phryné s’écrit Φρύνη – ΦΡΥΝΗ. Le nom de la courtisane fait allusion au teint soigneusement resté à l’abri des agressions du soleil.
La volupté émane de la douceur, mais aussi de l’abondance. Abondance des étoffes, des nœuds de la chaussure bleue, de la chevelure d’or. Abondance des couronnes fleuries qui embaument l’air de leurs parfums capiteux.
La volupté est exaltée par la musique.
Le son de la harpe apporte à la fois de la joie et du raffinement.
Les plus hardis et les plus gourmands des admirateurs veulent être en première loge pour le spectacle du dévoilement intégral. Aussi se pressent-ils autour de la colonne qui est juste à côté de là où Phryné est en train de se déshabiller.
Ont rejoint ce groupe de privilégiés, deux musiciens avec leurs harpes et un berger avec sa flûte de Pan pendue au cou.
Au sommet de la colonne, est installé un trépied, qui est celui de la gloire. De la vasque du trépied, dévalent des guirlandes odorantes.
La volupté est comme une marée montante qui soulève une foule en liesse.
La volupté est festive.
D’innombrables regards frémissent de plaisir car Aphrodite, entièrement nue, se prépare à entrer dans les flots d’azur.
À l’horizon, le profil de l’île de Salamine rosit à cause du même enchantement.
Le spectacle exceptionnellement offert par Phryné était un acte de générosité, destiné à confirmer l’extraordinaire impact de ses charmes dévoilés.
Comme le peintre polonais maîtrisait aussi la langue des tsars, son œuvre a atterri dans le complexe muséographique russe de Saint-Pétersbourg.
Éleusis se trouve à une vingtaine de kilomètres au Nord-Ouest d’Athènes, en bordure du Golfe Saronique. Au cours du voyage en bus, qui nous a menés de la gare routière de Prévéza à celle d’Athènes, nous sommes passés devant Éleusis, pas très loin de l’endroit où Phryné, entièrement dévêtue, était entrée dans la mer.
Le chemin d’Éleusis à Athènes était celui qui faisait passer d’un dévoilement préparé à un dévoilement improvisé.
La nudité intégrale de Phryné à Éleusis était une mise en scène mûrement réfléchie, et réalisée avec le tempo de la lenteur majestueuse pour subjuguer la foule.
Le dévoilement qui a eu lieu à Athènes répondait à un impératif d’un autre ordre. Il s’agissait d’une tactique éclair, décidée au dernier instant, dans un contexte plus défensif qu’offensif, avec un enjeu extrêmement important, qui était celui d’échapper à la peine capitale.
Un homme du nom d’Euthias, mû par la jalousie et le dépit, a accusé Phryné d’impiété. La courtisane s’est retrouvée devant une assemblée de juges, qui pouvait prononcer le verdict de la condamnation à mort en cas de culpabilité avérée.
Phryné était défendue par un ami intime, Hypéride, qui était un orateur célèbre.
Le peintre français Jean-Léon Gérôme a illustré le moment crucial de ce procès.
En effet, le défenseur avait beau multiplier les arguments pour plaider l’innocence, l’assemblée restait impassible. Sentant l’échec venir, il a brusquement arraché la robe de la courtisane pour dévoiler le corps féminin.
Le peintre français a choisi la version du nu intégral.
Par terre, à côté des deux pieds joints, est tombée la ceinture écarlate, tissée d’or.
Les formes qui se sont dévoilées subitement, ainsi que le teint de l’intimité, qui avait la douceur du lait, faisaient immédiatement sensation.
La volupté se nourrit de contrastes : le dos droit met bien en évidence la cambrure des reins tandis que le geste de pudeur qui cache le haut du visage rend encore plus éblouissant le dévoilement du reste du corps.
Le peintre a créé un éclairage qui donne tout l’avantage à la silhouette féminine, devenue extrêmement désirable.
Le plaidoyer visuel avait une éloquence insurpassable.
L’effet surprise était une réussite totale ! Quel fantastique coup de théâtre !
Un séisme s’est propagé dans l’assemblée des juges. Des yeux se sont écarquillés, des bouches se sont ouvertes, des bras se sont levés.
Le rouge vif que le peintre français a choisi pour les tuniques des juges devenait la couleur d’un désir brûlant.
La beauté était un argument choc, doté d’un pouvoir persuasif incommensurable.
La forte émotion provoquée par la volupté du regard a fait naître un nouveau discernement.
Adeptes du principe de la καλοκαγαθία – ΚΑΛΟΚΑΓΑΘΙΑ, qui voulait que ce qui était beau ( καλός – ΚΑΛΟΣ ) soit inséparable de ce qui est bon ( ἀγαθός – ΑΓΑΘΟΣ ), les membres du jury se sont dit qu’un corps aussi parfait ne pouvait abriter qu’une âme consacrée au bien, qu’il ne convenait pas de blâmer.
De plus, eux qui siégeaient pour statuer sur un cas d’impiété, ils ne voudraient surtout pas offenser une déesse, en l’occurrence Aphrodite, en ayant peu d’égards pour une servante dont les charmes honorent grandement la déesse.
L’assemblée des juges tenait à ne pas se montrer illogique ou sacrilège.
Ainsi Phryné a été acquittée. La volupté du regard lui a apporté une nouvelle liberté.
Au centre de l’espace judiciaire, Athéna, entièrement vêtue d’or, veillait à ce que le verdict ne déshonore pas la ville qu’elle protégeait.
À côté de l’effigie de la déesse tutélaire, se dresse un trépied, doré lui aussi. Il symbolise la stabilité de la justice impartiale.
Le magnifique tableau de Jean-Léon Gérôme est exposé à la Kunsthalle de Hambourg.
Le procès s’est tenu au pied de l’Acropole, dans le quartier de l’Agora ancienne.
Au cours de nos balades, des effluves remontaient du passé, pour ravir non seulement l’esprit mais encore les sens, comme si la volupté qui jadis avait bouleversé les juges traitant l’affaire Phryné n’avait pas encore quitté les lieux.
Pendant le séjour à Athènes, nous avons savouré, chaque soir, l’immense privilège de flâner au milieu de ce cadre empli d’une délicieuse sensualité.
À Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ, dans l’une des rues qui montaient du port vers la mairie, un mur faisait l’éloge de la volupté du regard. Le graffiti disait :
θα είμαι πάντα
ερωτευμένος με τα μάτια σου...
Je serai toujours
amoureux de tes yeux...
« Toujours », c’est-à dire sans limite de temps.
La volupté du regard s’affranchit des contraintes, même temporelles.
Les lettres qui la proclament sont écrites avec la couleur du sang qui brûle de désir. Le début du texte est en ocre foncé. Vers la fin du texte, la couleur vire à l’orangé. La variation de la couleur est un indicateur du temps : c’est le temps d’un battement voluptueux du cœur. Les pointillés suggèrent que d’autres battements voluptueux suivront, sans fin.
Dans cette revendication de la volupté, quelque chose intrigue : la présence des sacs de poubelle n’est-elle pas incongrue ? La proximité des déchets ne fait pas de la volupté un rebut, loin de là. Mais si la volupté a choisi ce cadre si étrange pour s’exprimer, c’est sans doute parce que c’est une volupté interdite, ou une volupté entre deux êtres proscrits. Mais rien ne viendra à bout de la vitalité du désir. L’adverbe « toujours » et les pointillés sont les garants de cette vitalité.
En procurant au corps de Phryné l’apparence d’Aphrodite, la volupté du regard a fait d’une mortelle l’égale d’une déesse.
Devant le tribunal chargé d’examiner l’accusation d’impiété, cette volupté a donné la vie sauve à l’accusée.
Sur les murs de Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ, la volupté du regard revendique le droit à l’existence et à la pérennité.
La volupté est un défi à la condition éphémère, à la brièveté de la vie, à la mort.
La volupté ne peut exister que si le regard est habité par le désir.