Elle l’aimait mais n’osait pas le lui dire. Elle n’en parlait à personne. Les battements du cœur étaient inaudibles, mais les larmes étaient transparentes, surtout au moment des adieux. Elles donnaient à voir la tendresse, la tristesse et la résignation. Tendresse d’un premier amour toujours vivace. Tristesse de devoir quitter les lieux du premier émoi. Résignation afin de faire plaisir à l’autorité paternelle qui a prévu, pour la jeune femme, une union avec un autre homme, dans une autre grande cité caravanière.
L’histoire s’est déroulée il y a deux millénaires, en Méditerranée orientale.
Les confidences et les effusions avaient lieu dans un espace protégé des morsures du soleil. Un treillis formé de carrés tantôt opaques, tantôt transparents assurait à la fois la fraîcheur et la clarté.
C’était sur un fond de transparence soigneusement équilibrée que la jeune femme dévoilait son attachement à l’homme qu’elle allait devoir quitter.
L’homme, regrettant d’avoir compris trop tard : « Si tu n’étais pas fiancée, je te donnerais un baiser d’adieu. »
La jeune femme, se raccrochant au souvenir du premier émoi : « Si je n’étais pas fiancée, nous n’aurions pas à nous dire adieu. »
La transparence du rendez-vous manqué ne pouvait se suffire à elle-même. Sa véritable finalité était de servir de prélude à une reconquête du bonheur.
L’amour contrarié renaîtrait malgré d’autres épreuves beaucoup plus cruelles encore.
Première épreuve : l’être aimé a été condamné aux galères à cause de l’accusation d’homicide sur la personne d’un haut représentant du pouvoir en place.
L’avenir devenait opaque pour la jeune femme. Son amour allait-il être englouti par cette opacité ?
La transparence de l’amour révélait sa vivacité, son courage et sa fidélité.
La jeune femme a accompagné son père pour plaider devant l’autorité judiciaire l’innocence de celui qui venait d’être hâtivement condamné.
Le dévouement de l’intendant qu’était le père lui a valu des tortures atroces, qui ont fini par lui supprimer l’usage de ses deux jambes. Infirmité qui n’était pas sans affecter la jeune femme. Mais son amour pour le galérien serait-il terni et diminué par la rancœur ?
Après des années interminables où le doute combattait l’espoir dans un corps-à-corps sans merci, le galérien dont la vie avait été épargnée miraculeusement a retrouvé la demeure familiale qui était tombée dans un délabrement poussiéreux et affligeant. La jeune femme l’y attendait, en dépit des quatre années d’éloignement et de silence mortifères. D’ordinaire, aucun rameur enchaîné sur une telle galère ne survivait au bout d’un an.
La transparence de l’amour donnait à voir la lueur inextinguible de l’espoir et le fruit inestimable de la persévérance.
L’amour transparent montrait la récompense de l’attente confiante, mais aussi la bonté de cœur. En effet, à aucun moment, la jeune femme n’a formulé des reproches à propos de la perte de l’usage des deux jambes paternelles. Son attitude était guidée par l’esprit qui dicterait un peu plus tard ces mots à l’apôtre Paul, au sujet de l’amour :
οὐκ ἀσχημονεῖ οὐ ζητεῖ τὰ ἑαυτῆς οὐ παροξύνεται οὐ λογίζεται τὸ κακόν
ΠΡΟΣ ΚΟΡΙΝΘΙΟΥΣ Α’. Κεφ. ιγ’
L’amour ne se conduit pas avec indécence, ne cherche pas son propre intérêt, ne s’irrite pas. Il ne tient pas compte du mal subi.
Première épître aux Corinthiens, chapitre 13, verset 5
Après quatre années d’ensevelissement sous le linceul de l’opacité, la jeune femme retrouvait son bien-aimé dans la pièce où jadis, elle avait versé ses larmes d’adieu. Les volets étaient affaissés. L’un d’eux était cassé : il a perdu le rectangle intérieur qui possédait un motif ornemental plus dense.
Un autre volet penchait et sa position oblique créait une béance de forme triangulaire. À cause de son mauvais état, le mur de scène de ce jour offrait plus de transparence que celui d’il y a quatre ans. Cette fois-ci, c’était devant le nouvel espace transparent triangulaire que les deux amoureux ont donné libre cours à leurs effusions de tendresse. C’était comme si une plus grande transparence du décor incitait à une plus grande transparence des cœurs.
Cette transparence révélait que l’amour était suffisamment fort pour triompher de la disparition et de l’incertitude. Mais l’était-il encore pour coexister avec la haine ? Car l’ancien galérien n’avait plus qu’une idée en tête : se venger de celui qui l’avait promptement envoyé aux galères et détruit impitoyablement sa famille.
Le galérien est revenu, mais il était dévoré par un violent désir de vengeance. L’arène lui a permis de laver l’affront fait à sa propre personne, mais ses proches souffraient encore des mauvais traitements infligés à cause de l’inculpation pour homicide.
La famille de l’ancien galérien avait perdu la liberté. Désormais, c’était aussi la santé qui en pâtissait. Car l’humidité d’un cachot opaque a engendré au bout de quatre ans une moisissure qui rongeait irrémédiablement la chair et provoquait le bannissement hors les murs ainsi que la réclusion à perpétuité dans un lieu de malédiction.
Le corps en lambeaux de l’adversaire vaincu dans l’arène par le galérien a appris à celui-ci que ses proches avaient aussi leurs corps en lambeaux, à cause de la lèpre.
La douleur insoutenable provoquée par cette terrible nouvelle apporterait-elle une nouvelle épreuve à l’amour de la jeune femme ? En effet, celle-ci avait promis à la mère et à la sœur du galérien de ne pas lui révéler leur condition de lépreuses.
L’affrontement à l’entrée de la vallée des lépreux devenait donc inévitable.
Affrontement entre la jeune femme qui avait gardé le silence pour préserver la dignité des deux lépreuses et l’ancien condamné qui se voyait contraint de devoir se séparer encore de sa mère et de sa sœur, qu’il chérissait tant.
La transparence de l’amour exposait le courage de la jeune femme qui luttait énergiquement pour que le souhait des deux lépreuses soit respecté.
L’amour n’est pas une soumission inconditionnelle à l’autre.
Dans cette confrontation avec l’incurabilité de la maladie et la noirceur du désespoir, le décor de l’arrière-plan présentait côte à côte deux formes d’opacité. Derrière la jeune femme, c’était l’obscurité opaque, qui ne laissait rien voir à travers. Derrière l’homme qu’elle aimait, il y avait une masse de pierre, qui ne laissait passer aucun rayon lumineux.
Dans l’obscurité opaque, l’on pourrait, malgré tout, trouver son chemin et avancer. En revanche, à travers la pierre, nul ne pouvait passer, à moins de la percer.
La toile de fond était en cohérence avec l’état d’esprit du moment de chaque personnage. L’homme se présentait de dos. Tournait-il le dos à la seule issue possible ?
La jeune femme apparaissait de profil. Elle entrevoyait le moyen d’échapper au cycle de la violence et cherchait à tâtons mais avec ténacité le chemin de la rémission.
Puis le cours des choses faisait que la jeune femme, accompagnée de son assistant et de l’ancien galérien, longeait un ruisseau qui coulait en bas d’une colline où des personnes de toutes conditions affluaient pour écouter un discours.
L’enjeu était d’accéder à l’autre terre en faisant alliance avec la transparence.
La jeune femme a franchi le pas, emprunté le pont et traversé le cours d’eau qui luisait au soleil. L’ancien galérien était resté sur la même rive, sur le même bord, sur la même terre opaque, avec le même sentiment haineux inapaisable.
La jeune femme a accepté l’aide de la transparence pour aborder un autre monde, préconisé par le prédicateur venu de Nazareth. Un monde nouveau, grâce à un amour renouvelé, métamorphosé et transfiguré par l’abnégation et la rupture du cercle vicieux.
Dans le lit du ruisseau, la transparence scintillait en recevant la lumière d’en haut. Désormais, l’amour transparent de la jeune femme allait connaître une nouvelle vie, nourrie par la sagesse d’en haut, qu’enseignait le Nazaréen.
L’amour est toujours prompt à partager ce qu’il a de meilleur.
La jeune femme attendait derrière les volets le retour de son bien-aimé pour lui faire part des paroles qu’elle avait entendues dans le discours de l’homme de Nazareth.
C’était la première fois que ces volets qui avaient été témoins des adieux puis des retrouvailles apparaissaient en pleine lumière. Ils étaient baignés d’une douce et belle lumière qui évoquait celle qui éclairait désormais l’avenir de la jeune femme.
La joie inondait la scène de l’attente, en accord avec l’esprit qui inspirerait un peu plus tard à l’apôtre Paul cette description de l’amour :
οὐ χαίρει ἐπὶ τῇ ἀδικίᾳ συγχαίρει δὲ τῇ ἀληθείᾳ
ΠΡΟΣ ΚΟΡΙΝΘΙΟΥΣ Α’. Κεφ. ιγ’
Il ne se réjouit pas de l’injustice, mais se réjouit avec la vérité.
Première épître aux Corinthiens, chapitre 13, verset 6.
La vérité est ce qui donne du sens à l’existence.
Le prédicateur sur la colline en décrivait les modalités.
La jeune femme répétait à son bien-aimé les paroles du Nazaréen :
Μακάριοι οἱ ἐλεήμονες ὅτι αὐτοὶ ἐλεηθήσονται
Μακάριοι οἱ εἰρηνοποιοὶ ὅτι αὐτοὶ υἱοὶ θεοῦ κληθήσονται
ΚΑΤΑ ΜΑΘΘΑΙΟΝ. Κεφ. ς’
Heureux les miséricordieux, puisqu’il leur sera fait miséricorde.
Heureux les artisans de la paix, puisqu’ils seront appelés « fils de Dieu ».
Évangile selon Matthieu, chapitre 5, versets 7 et 9
L’homme de Nazareth encourageait la recherche du pardon et de la paix.
Parce que le pardon apporte la paix avec autrui et avec soi-même.
Dans la bouche du Nazaréen, la paix est un état qui n’est ni inné, ni immédiat, ni facile à acquérir. Le terme qu’il a employé est εἰρηνοποιοὶ – ΕΙΡΗΝΟΠΟΙΟΙ , qui est formé à partir de εἰρήνη – ΕΙΡΗΝΗ , qui désigne la paix, et de ποιέω – ΠΟΙΕΩ , qui désigne l’action, le travail, l’effort, la construction. Construction qui peut s’avérer longue, ardue et coûteuse, mais qui est toujours méritante et jamais vaine.
Hélas, ces paroles semblaient utopiques pour l’ancien galérien, qui ne songeait qu’à une chose : en découdre avec l’ennemi, qu’il rendait responsable de la lèpre de sa mère et de sa sœur. L’obsession de rendre le mal pour le mal a fait que l’homme meurtri avait désormais un cœur de pierre, qui faisait tant souffrir la jeune femme.
La transparence de l’amour montrait alors l’affliction de la jeune femme, qui perdait celui qu’elle avait jadis aimé pour sa noblesse d’âme.
L’échange avait lieu en bas de l’escalier qui reliait la cour intérieure aux appartements de l’étage. Très belle adéquation entre le contexte spatial et l’enjeu de l’affrontement. La transparence de l’amour offrait à la vue la menace qui s’attaquait à la base de son édifice.
L’amour est transparent quant à sa raison d’être et son moyen de survie.
L’amour ne s’accommode pas du rabais.
Éprouvée et blessée, la jeune femme continuait quand même à s’investir pour apporter la paix aux deux lépreuses.
Depuis deux jours, elle attendait à l’entrée de la vallée des lépreux.
La transparence de l’amour mettait en évidence l’indispensable attente et la nécessité de persévérer.
Puis, la jeune femme a appris que la sœur de l’ancien galérien était en train de mourir. Il y avait urgence à agir. Tout de suite, la jeune femme a pensé que les deux lépreuses devraient rencontrer le Nazaréen, qui prêchait la vie éternelle.
La transparence de l’amour dévoilait qu’il était nourri d’espoir, de confiance, de courage et de dévouement.
La force de l’amour autorisait ce que l’hygiène interdisait strictement : le rapprochement des corps, le contact direct entre un épiderme sain et un épiderme boursouflé de tuméfactions.
Soutenues par la jeune femme et l’ancien galérien, les deux lépreuses s’en allaient à la rencontre du prédicateur. Mais celui-ci n’était pas en train de prêcher. Il venait d’être jugé par le gouverneur et condamné à mort.
Le visage protégé par un voile opaque, les lépreuses rejoignaient la foule qui regardait les condamnés monter vers la colline du supplice, située à l'extérieur des murailles.
À un moment donné, le voile de la pudeur, de la bienséance et de la crainte recevait le passage d’une ombre.
C’était l’ombre du poteau de supplice que portait le Nazaréen. L’ombre était due à l’opacité du bois.
En même temps que se voyait l’opacité du matériau de l’instrument de torture, se manifestait la transparence de la compassion des deux lépreuses pour le condamné à mort.
Beauté de l’amour du prochain, qui s’exprimait spontanément par la bouche et les yeux en dépit de leur infirmité.
Après avoir donné au Nazaréen leur amour, les deux lépreuses se sentaient soulagées. Elles n’éprouvaient plus la crainte qui les avait oppressées. La nouvelle sensation de liberté se voyait sur leurs visages qui n’étaient plus protégés par le voile opaque. La liberté apportait la confiance.
Les visages découverts des deux lépreuses mettaient en vue l’amour transparent que le Nazaréen commençait déjà à leur témoigner en guise de gratitude.
À côté des deux lépreuses réconfortées, se tenait la jeune femme qui avait tant contribué à ce déploiement émouvant de l’amour du prochain.
La transparence de l’amour donnait à voir son flux ascensionnel et sa dynamique de l’élévation.
De retour chez lui, le galérien sauvé miraculeusement de l’étreinte mortelle de la mer gravissait les marches pour découvrir un autre miracle, qui le touchait encore plus profondément. En effet, en haut de l’escalier, attendaient sa mère et sa sœur, qui étaient désormais guéries de la lèpre.
Celui qui se mettait en mouvement vers le degré supérieur était l’homme qui s’était débarrassé de la haine en assistant à l’agonie du Nazaréen. L’être libéré du fardeau de la vengeance progressait avec légèreté, sans l’entrave d’un cercle vicieux, vers une condition purifiée, harmonieuse et régénératrice.
Cette montée des marches faisait écho à celle qui avait eu lieu après le jugement devant le gouverneur. Celle-ci avait donné lieu au passage de l’ombre du poteau de supplice sur des femmes accablées dans leur chair, et qui s’étaient émues du sort infligé au Nazaréen.
La deuxième montée des marches, qui était le pendant de la première, était celle de la récompense appropriée, de la réparation équitable, de la guérison méritée.
L’amour du prochain, transparent dans les paroles de compassion qui contrastaient avec l’hostilité générale quand le Nazaréen était passé avec son poteau de supplice, exhibait de nouveau sa magnifique transparence en dévoilant les bienfaits offerts en retour par le Nazaréen pour ces sublimes retrouvailles en haut de l’escalier qui s’élevait de la cour intérieure.
L’amour était transparent dans la préservation de la mémoire de sa genèse. En effet, en bas de l’escalier du bonheur familial retrouvé, il y avait la silhouette de la jeune femme, qui avait tant œuvré pour ce jour nouveau. Au début, la jeune femme était restée en bas de l’escalier pour laisser son bien-aimé monter seul. À cet instant, la topographie disait que le dévouement et la persévérance de la jeune femme étaient à la base de la bénédiction de ce jour.
La jeune femme n’a pas cherché à se mettre en avant de façon ostentatoire. Elle a agi selon l’esprit qui inciterait l’apôtre Paul à écrire ces mots :
Ἡ ἀγάπη μακροθυμεῖ χρηστεύεται ἡ ἀγάπη οὐ ζηλοῖ ἡ ἀγάπη οὐ περπερεύεται οὐ φυσιοῦται
ΠΡΟΣ ΚΟΡΙΝΘΙΟΥΣ Α’. Κεφ. ιγ’
L'amour est longanime, l'amour est serviable, il n'est pas envieux ; l'amour ne se vante pas, il ne s'enfle pas d'orgueil.
Première épître aux Corinthiens, chapitre 13, verset 4.
La transparence de l’amour donnait à voir à la fois son humilité et sa noblesse.
Puis quand l’ancien galérien a serré sa mère et sa sœur dans ses bras comme du temps où il n’y avait encore aucune chute de tuile, la jeune femme a tout doucement gravi les marches pour savourer la récompense de ses espoirs.
La transparence de l’amour exposait sa générosité et sa splendeur à travers les effusions de tendresse entre les quatre êtres de nouveau réunis.
Savona, terre du savoureux Andrea, l’ormeggiatore – philosophe. Quartier de l’Hôtel de Ville, espace δημοτικό – ΔΗΜΟΤΙΚΟ par excellence. Proclamation sur la façade d’apparat qui donnait sur la Piazza Sisto IV , à la façon d’une incantation :
L’amore non muore. Mai
L’amour ne meurt pas. Jamais.
La toile qui servait de mur de scène était opaque. Mais le message était transparent.
L'amour devait durer au-delà de la période du festival de musique, au-delà de l'été des vacanciers.
Deux mille ans plus tôt, dans sa première épître à la congrégation de Corinthe, Saint Paul affirmait déjà l’indestructibilité et la supériorité de l’amour. En effet, au chapitre 13, on peut lire :
Ἡ ἀγάπη οὐδέποτε ἐκπίπτει εἴτε δὲ προφητεῖαι καταργηθήσονται εἴτε γλῶσσαι παύσονται εἴτε γνῶσις καταργηθήσεται
νυνὶ δὲ μένει πίστις ἐλπίς ἀγάπη τὰ τρία ταῦτα μείζων δὲ τούτων ἡ ἀγάπη
ΠΡΟΣ ΚΟΡΙΝΘΙΟΥΣ Α’. Κεφ. ιγ’
L'amour ne succombe jamais. Les messages de prophètes ? ils seront abolis ; les langues ? elles cesseront ; la connaissance ? elle sera abolie.
Or maintenant trois choses demeurent : la foi, l'espérance, l'amour ; mais c'est l'amour qui est le plus grand.
Première épître aux Corinthiens, chapitre 13, versets 8 et13.
Cette histoire a été contée il y a une soixantaine d’années. Le conteur talentueux était William Wyler. Dans le conte, la jeune femme s’appelait Esther. Elle aimait le fils héritier de la famille Hur à Jérusalem.
La transparence de l’amour donne à voir avec magnificence son intégrité face à l’adversité et sa nature impérissable.