L’homme est insatisfait de son sort. Il rumine des idées noires.
Il a du mal à respirer.
Il est angoissé.
Il se montre instable, colérique, désemparé.
L’homme souffrant est Saül, le premier roi d’Israël.
Craignant que la crise somatique ne dégénère en crise politique au plus haut sommet du pouvoir, le proche entourage du roi s’empresse de proposer à celui-ci un remède singulier : un personnage solaire, qui sait bien jouer de la harpe, redonnera au malade la satisfaction et le goût de vivre.
Les qualifications attendues chez l’intervenant sont indiquées dans la proposition des conseillers. Voici cette proposition :
יֹאמַר־נָא אֲדֹנֵנוּ עֲבָדֶיךָ לְפָנֶיךָ יְבַקְשׁוּ אִישׁ יֹדֵעַ מְנַגֵּן בַּכִּנֹּור וְהָיָה ... וְנִגֵּן בְּיָדֹו וְטֹוב לָֽךְ
שְׁמוּאֵל א . פרק טז . פסוק טז
« Que notre seigneur, s’il te plaît, donne ordre à tes serviteurs [qui sont] devant toi, pour qu’ils cherchent un homme habile qui joue de la harpe...Il faudra qu’il en joue de sa main et, à coup sûr, tout ira bien pour toi.. »
Premier Livre de Samuel. Chapitre 16. Verset 16
Le prestataire sera un instrumentiste. L’instrument sera la harpe.
L’efficacité du remède sera garantie par l’habileté du musicien.
La main qui fera vibrer les cordes détiendra la clé de la guérison.
Avec confiance, les conseillers prédisent qu’immanquablement, le roi retrouvera la sensation de bien-être.
La prescription médicale est claire, rassurante, optimiste.
Le roi, qui se débat avec ses tourments, entend la suggestion et acquiesce. Il donne alors l’ordre suivant :
רְאוּ־נָא לִי אִישׁ מֵיטִיב לְנַגֵּן וַהֲבִיאֹותֶם אֵלָֽי
שְׁמוּאֵל א . פרק טז . פסוק יז
« Trouvez-moi, s’il vous plaît, un homme qui sache bien jouer, et vous devrez me l’amener. »
Premier Livre de Samuel. Chapitre 16. Verset 17
L’homme souffrant se range à l’avis de ses conseillers, en restant dans la généralité, sans formuler des conditions spécifiques au sujet du musicien. Pourvu que celui-ci joue bien, c’est tout ce que le roi malade souhaite.
Là-dessus, les événements prennent une autre tournure.
Juste après que le pouvoir royal a donné l’accord de principe, un des conseillers sort du lot et développe son scoop en ces termes :
הִנֵּה רָאִיתִי בֵּן לְיִשַׁי בֵּית הַלַּחְמִי יֹדֵעַ נַגֵּן וְגִבֹּור חַיִל וְאִישׁ מִלְחָמָה וּנְבֹון דָּבָר וְאִישׁ תֹּאַר וַיהוָה עִמֹּֽו
שְׁמוּאֵל א . פרק טז . פסוק יח
« Écoute ! J’ai vu qu’un fils de Jessé le Bethléhémite est habile à jouer [de la harpe] ; c’est un homme fort et riche en ressources, un homme de guerre ; c’est quelqu’un qui s’exprime avec intelligence, c’est [aussi] un homme de belle tournure, et Jéhovah est avec lui. »
Premier Livre de Samuel. Chapitre 16. Verset 18
Quel curriculum vitae !
Le premier critère mis en avant est l’habileté de la main qui fait chanter les cordes en les pinçant. Dans le tableau d’honneur, la musique vient en premier. C’est l’harmonie avec les puissances célestes qui forme la conclusion. Le constat du début trouve son explication dans la mention finale.
En chemin, la description du musicien guérisseur passe par le bon usage de la parole. Parole qui exhale l’intelligence, la sagesse et le réconfort, et qui est tout à fait capable de s’associer avec bonheur à la mélodie de l’instrument pour la compléter, l’enrichir, la rendre encore plus sublime.
En fait, le musicien n’apporte pas que la virtuosité d’un soliste, mais une présence scénique qui purifie, élève et guérit.
Juste après la bouche qui produit, elle aussi, les sons de la guérison, le texte hébreu décrit la belle silhouette. Un musicien talentueux a toujours un corps expressif. Dans le cas présent, l’organisme épanoui du berger qui joue de la harpe exprime qu’il dispose d’une énergie vitale bienfaisante, dont les mots suivants diront l’origine.
Et juste avant l’éclosion bienheureuse de la bouche, le texte hébreu évoque les remarquables performances militaires, que promet l’apparence physique, évaluée dans son ensemble. Promesse de courage, d’efficacité et de succès. Voilà des valeurs qui ne peuvent que redonner du moral à un chef déprimé.
Un candidat qui possède un tel don de la musique, une telle intelligence dans la parole et de telles ressources sur le plan militaire existe-t-il ? Le conseiller-médiateur dit tout de suite au roi où trouver ce candidat : à Beth-Léhem, en hébreu : בֵּית לֶחֶם . Littéralement : la Maison du Pain.
La colère et la jalousie déclenchent des aigreurs gastriques, qui indisposent et rendent l’individu encore plus irritable.
La déprime engendre l’inappétence, qui provoque une déprime plus épuisante.
Il faut nourrir l’organisme avec de la bonne nourriture, celle qui apporte le réconfort, la stabilité et la paix.
Dans le cas présent, la nourriture qui réconforte, stabilise et apaise, est destinée à soulager un être confiné dans ses tourments, qui ressent le délabrement de sa vie psychique, mentale et spirituelle.
La musique produite par les mains qui glissent sur les cordes de la harpe, et sans doute aussi par des cordes vocales qui vibrent de compassion, possède les propriétés curatives d’une telle nourriture pour l’âme.
Le berger-musicien est natif de Beth-Léhem, littéralement « la Maison du Pain ». Il fournit au roi angoissé le « Pain » spirituel, qui guérit de l’angoisse. La musique, qui est le « Pain » apporté par le berger-musicien, requinque le malade de trois manières : physiquement, émotionnellement et spirituellement.
Le candidat que le conseiller-médiateur veut présenter au roi s’appelle David. En hébreu : דָּוִיד , qui signifie « bien-aimé ».
Voilà un nom qui a une sonorité prémonitoire.
Le conseiller-médiateur prend soin de préciser pourquoi son candidat ne peut être que « bien aimé » par le roi.
Tout de suite après avoir vanté l’habileté du musicien, le conseiller-médiateur insiste sur le potentiel militaire présent en David. D’abord, le jeune berger est véritablement « un homme de guerre » ( אִישׁ מִלְחָמָה ). Il a à son avantage deux qualités : il est « fort » ( גִבֹּור ) et il est « riche en ressources » ( חַיִל ).
David est un guerrier qui sait se battre, qui n’a pas peur de se battre, qui est prêt à se battre, qui est prêt à aller au front, qui ne s’avoue pas vaincu.
Voilà une excellente disposition mentale pour combattre l’agent infectieux qui cause la déprime et fait pulluler les idées noires.
Malgré son jeune âge, David est un brillant soldat et tacticien remarquable, comme le montrera l’épisode de la fronde, qui suit celui-ci sur la harpe.
Dans les faits, la victoire dans le microcosme de l’intimité précède celle qui éclatera sur le champ de bataille contre l’ennemi philistin. Mais dans les prévisions du conseiller-médiateur, la déduction a lieu dans le sens inverse : les promesses militaires supposent une efficacité thérapeutique.
En déroulant le curriculum vitae du berger-musicien, le conseiller-médiateur fait de l’anticipation, à court terme et à moyen terme.
À court terme, l’enjeu est de sauver le roi en préservant sa santé, physique, mentale et émotionnelle.
À moyen terme, il s’agira de sauver le royaume menacé par l’armée des Philistins.
Des précisions fournies par l’épisode ultérieur peuvent éclairer les événements actuels. Quand le jeune berger affrontera le géant Goliath qui porte haut l’arrogance des lignes ennemies, le premier s’exprimera au sujet du second en ces termes :
וַיֹּאמֶר דָּוִד אֶֽל־הָאֲנָשִׁים הָעֹמְדִים עִמֹּו לֵאמֹר מַה־יֵּעָשֶׂה לָאִישׁ אֲשֶׁר יַכֶּה אֶת־הַפְּלִשְׁתִּי הַלָּז וְהֵסִיר חֶרְפָּה מֵעַל יִשְׂרָאֵל כִּי מִי הַפְּלִשְׁתִּי הֶֽעָרֵל הַזֶּה כִּי חֵרֵף מַעַרְכֹות אֱלֹהִים חַיִּֽים׃
שְׁמוּאֵל א . פרק יז . פסוק כו
« David dit alors aux hommes qui se tenaient près de lui : “ Que fera-t-on à l’homme qui abattra ce Philistin là-bas et qui détournera réellement l’opprobre de dessus Israël ? Qui est, en effet, ce Philistin incirconcis pour qu’il provoque les troupes du Dieu vivant ? ” »
Premier Livre de Samuel. Chapitre 17. Verset 26
David ne dit pas « les troupes du roi Saül », mais « les troupes du Dieu vivant ».
Le berger qui fait irruption sur le champ de bataille ne cite pas son roi comme chef de l’armée israélite, mais se réfère à l’autorité tutélaire qui est au-dessus du pouvoir royal. Car le commandement suprême revient à Celui qui a ouvert la Mer Rouge et qui a donné les Dix Commandements.
Les propos sensés du berger courageux témoignent qu’en dépit de la récente mise en place du pouvoir monarchique, le destin d’Israël reste toujours entre les mains de la théocratie.
L’actuel roi d’Israël a délibérément désobéi à Celui à qui il doit rendre des comptes, et c’est ce conflit qui mine l’équilibre physique, psychique et spirituel de la personne royale.
Le déchirement qui ronge la santé du roi est illustré par la déchirure qu’a subie le manteau du prophète qui parle au nom du Très-Haut. Le roi avait beau s’agripper à ce vêtement, celui-ci s’est déchiré pour dire que la disgrâce encourue par le roi est désormais définitive.
Cette déchirure est à l’origine de la crise de l’exécutif, que le roi vit très, très mal.
Autre indication intéressante fournie par l’épisode de la fronde, qui suit celui de la harpe : même dans le regard méprisant du géant philistin, les attraits du physique du berger israélite étaient manifestes. Voici ce que dit le texte hébreu :
וַיַּבֵּט הַפְּלִשְׁתִּי וַיִּרְאֶה אֶת־דָּוִד וַיִּבְזֵהוּ כִּֽי־הָיָה נַעַר וְאַדְמֹנִי עִם־יְפֵה מַרְאֶֽה׃
שְׁמוּאֵל א . פרק יז . פסוק מב
« Le Philistin regarda et, quand il aperçut David, il le méprisa : c’était un gamin au teint vermeil et à la jolie figure. »
Premier Livre de Samuel. Chapitre 17. Verset 42
La première observation du géant porte sur le jeune âge du berger israélite.
Le terme נַעַר , qui décrit comment Goliath voit David, s’applique à la tranche d’âge qui va de l’enfance à l’adolescence. Ce terme dit qu’aux yeux du géant philistin, le garçon israélite qui s’expose est à la fois très vulnérable et extrêmement grotesque.
Mais, par la même occasion, ce terme נַעַר rend hommage à l’engagement précoce du berger-musicien. Depuis qu’il est tout jeune, celui-ci a pris soin de tenir compte de l’autorité du Très-Haut.
Puis vient un renseignement sur le teint, qui confirme le jeune âge.
Enfin, la description du jeune combattant se termine par un éloge du charme de la silhouette.
Tout ceci est en parfaite cohérence avec le curriculum vitae qu’a donné le médiateur qui voulait introduire le jeune berger auprès du roi d’Israël.
Avec confiance et conviction, le conseiller qui fait la médiation indique la véritable source d’inspiration du berger-musicien, qui est aussi la garantie de l’expérience thérapeutique. Cette précision oratoire conclut la présentation du candidat, à la manière d’une impulsion décisive, qui incitera le pouvoir royal à donner une réponse favorable.
Le peintre français Antoine-Jean Gros montre comment il voit les premiers instants de la thérapie. L’élégance de la courbure des doigts du jeune harpiste est bien mise en évidence. Elle correspond au critère énoncé par l’assemblée des conseillers et par le roi.
Le musicien se penche légèrement vers l’avant pour rapprocher son oreille gauche de la zone de vibration de l’instrument. La qualité de la séance dépend de la justesse du son.
Son visage dégage une douce joie. La précieuse inspiration, vantée à la fin de la recommandation du conseiller-médiateur, est bien présente.
Une même ligne courbe unit l’arc supérieur de la harpe, le dos et la jambe droite du musicien. Physiquement et symboliquement, le harpiste fait corps avec son instrument. Le son de la guérison est indissociable de l’équilibre spirituel de l’instrumentiste.
Au niveau de la ceinture, sur le côté droit, pendent une besace et une fronde. Par terre, à proximité du pied droit, apparaît une crosse. Ces trois objets évoquent l’activité pastorale du jeune homme avant qu’il ne soit convoqué devant la personne du roi.
Derrière le musicien, se tiennent trois hommes. Celui du milieu, qui porte un turban, est en extase. Bouche bée, il écarquille les yeux pour suivre le ballet des doigts magiques. Son épaule gauche touche un soldat qui, sous son imposant casque, fronce les sourcils pour témoigner du caractère totalement nouveau de l’instant. Quant à l’épaule droite, elle frôle un homme âgé, qui joint ses mains comme pour prier, et qui s’interroge sur la provenance du prodige qui se déroule devant ses yeux.
Le musicien est installé sur une marche haute, qui fait office d’estrade, entre les deux pans d’un rideau qui s’ouvre. C’est par cette ouverture que la lumière entre. Celle-ci tombe sur une silhouette féminine, qui descend la marche avec des yeux chargés de tristesse. Vers qui la jeune femme se dirige-t-elle ?
Vers Saül, le roi souffrant.
Les yeux du roi fixent le néant. Son regard traduit la peur, la défiance, le doute, l’isolement.
Du côté du chevet, est posé un récipient en or, qui contient de l’encens. Quelques volutes s’en échappent. Mais elles ne semblent pas apaiser le roi tourmenté.
Son casque, son bouclier et son épée sont déposés au pied du lit. Mais sur sa couche, est posée une lance, qui montre une pointe bien acérée. Le roi est sur le qui-vivre, prêt à se défendre lui-même, férocement, de façon impitoyable.
Qu’est-ce qui retient l’attention du roi ? Guette-t-il un danger furtif ou commence-t-il à percevoir la nouveauté qui entre par le rideau ouvert ?
Pour l’instant, le roi tourne encore le dos à la source de la guérison. Sa toge écarlate prend même la forme d’un pavillon auriculaire qui, paradoxalement, fait obstacle à la musique du jeune berger ! La lumière qui arrive sur l’étoffe donne à celle-ci l’apparence d’une membrane abondamment irriguée de sang. C’est le sang de la colère, de l’instabilité, de la détresse, de l’étouffement.
Combien de temps le roi restera-t-il ainsi, sans voir le berger-musicien ?
Comment la thérapie pourrait-elle aboutir quand celui-là tourne le dos à celui-ci ?
D’après la scène présentée par le peintre français Antoine-Jean Gros, Saül a tourné le dos à David depuis le début. Si tel est le cas, cela signifie que le roi s’est emmuré dans un désespoir qui ne lui laisse plus du tout d’issue. À moins que...
À moins que le bras droit tendu ne soit pas un geste d’incohérence, mais de lucidité. Un geste qui accompagne l’ordre donné au berger-musicien de franchir le seuil, d’entrer dans l’espace où repose le roi et de se placer devant celui-ci, dans un face à face.
Le tableau du peintre français Antoine-Jean Gros est exposé au musée du Louvre.
Le peintre suédois Julius Kronberg propose une autre vision de la rencontre entre le roi souffrant et le berger-musicien. Cette fois-ci, les deux protagonistes sont face à face, seuls dans la chambre royale.
Aucun regard étranger n’épie la scène. Pas de conseiller, pas de soldat, pas de parent proche.
Aucun mouvement extérieur ne vient perturber l’intimité des lieux.
Le rideau est tiré sur le côté pour laisser entrer les rayons du soleil. Tout le corps du jeune musicien baigne dans la lumière diurne. Comme son homologue français, le peintre suédois s’attache à montrer la précision et l’élégance des doigts du harpiste. Mais le David de la toile suédoise lève le regard, comme s’il fixait un point de mire. L’intensité du regard indique que le musicien attend une réponse qui le guiderait. C’est l’illustration de l’inspiration certifiée par le conseiller-médiateur au moment de la présentation du curriculum du candidat.
Avec souplesse, le bras gauche du musicien accompagne le mouvement ascensionnel du regard. Et si l’on continue dans la direction de l’avant-bras, l’on rencontre le visage du roi.
Saül tient une lance dans sa main droite, ce qui montre que le climat d’insécurité n’est pas complètement disparu.
Mais le visage royal n’est pas irrité, ni crispé. Il refléterait même une sorte de mélancolie. La musique du jeune berger produit chez le roi une rêverie, qui est une douce évasion pour échapper progressivement aux pensées morbides.
Le manteau royal, qui est bleu et non plus rouge, n’évoque plus le bouillonnement de l’instabilité. Et surtout, il ne se soulève plus pour être un obstacle à la diffusion des sons de la guérison.
Les trois quarts du profil du roi profitent de la lumière solaire. Le haut du corps est encore dans l’ombre. Symboliquement, la maladie commence donc à reculer. Le mental est encore habité par des relents de doute. Mais l’espoir est permis. En effet, le visage royal commence à être éclairé sur le côté droit par les rayons du soleil.
L’œuvre du peintre suédois Julius Kronberg est exposée au Nationalmuseum de Stockholm.
Le roi s’affranchit progressivement de l’angoisse.
L’évolution positive rapproche de plus en plus les deux protagonistes.
Voici comment le texte hébreu décrit cette intimité accrue :
וַיָּבֹא דָוִד אֶל־שָׁאוּל וַֽיַּעֲמֹד לְפָנָיו
שְׁמוּאֵל א . פרק טז . פסוק כא
Ainsi David vint vers Saül et se tint en face de lui
Premier Livre de Samuel. Chapitre 16. Verset 21
Littéralement, le berger-musicien était debout, face au roi.
L’usage veut que l’on s’incline devant un roi. La position debout devant une tête couronnée est en lien avec une distinction honorifique qui permet cette attitude.
Le peintre suédois Ernst Josephson a tenu compte du texte hébreu pour représenter la rencontre entre David et Saül. Voici une autre vision du face à face :
Les deux corps sont très proches l’un de l’autre. Les deux visages, aussi.
Le jeune berger, dont la position debout est toute naturelle, bombe légèrement le torse pour lever la tête en direction de la source d’inspiration. Dans son dos, pend une gourde qui contient l’eau destinée à éclaircir la voix du chantre.
Les doigts du harpiste attirent l’attention du roi souffrant, qui se tient le front avec la main droite. Aucun signe de crispation ou de violence n’apparaît sur le visage royal. On y lit plutôt une grande concentration, comme si le roi faisait des efforts pour mieux s’imprégner de la musique du berger.
Le roi porte à la ceinture trois armes tranchantes, dont on voit les pommeaux dorés. Même en pleine thérapie, le roi reste sur ses gardes.
Au premier plan, sur une table, sont posées une épée et une lance. Le fourreau de l’épée est en biais tandis que l’axe de la lance pointe vers la cuisse droite du berger. Le profil menaçant de la pointe effilée signifie t-il que le jeune musicien court le risque d’être maltraité par son aîné paranoïaque si jamais la thérapie échoue ?
Les deux armes posées sur la table sont séparées par un vase d’où émergent des fleurs à la corolle écarlate. Deux d’entre elles sont écloses. Symbolisent-elles les deux destins qui sont en train de s’entrecroiser par l’intermédiaire de la musique de la harpe ?
Dans la même tonalité chromatique, le peintre a représenté la chair du berger avec une teinte claire et le manteau royal avec une teinte foncée. Il y a à la fois similitude et opposition : similitude, pour dire que l’échange a lieu ; opposition, pour signifier que la guérison n’est pas instantanée.
Et la lumière dans tout cela ?
Globalement, la scène a lieu dans un lieu assez sombre, sans percée lumineuse franche et généreuse. Ce manque de luminosité évoque l’univers clos et lugubre où le doute a confiné la personne royale.
Néanmoins, une source de lumière serait du côté de la personne qui contemple le tableau, et le flanc droit du berger ainsi que l’instrument auraient la faveur du faisceau lumineux. Mais à regarder de près, ces deux zones ne sont pas les seules à recevoir un apport de lumière. Celui apparaît aussi sur la toge royale, au niveau de l’abdomen. Le spectacle est étrange : la tache claire est comme une ombre inversée ! La localisation pourrait faire penser à l’ombre du corps du berger, mais au lieu d’être sombre, cette ombre est lumineuse ! Quel message faut-il en retirer ? Est-ce la présence physique du jeune berger qui commence à communiquer son influx bienfaisant au corps du malade ? Si tel est le cas, le mède agit au niveau du diaphragme, dont la dérégulation a sans doute créé des complications respiratoires et un sentiment d’oppression. Tout proche de cette zone stratégique en voie de guérison, le bras gauche se relaxe, heureux de sentir les premiers signes du retour à la paix.
Par son talent, le berger a pu se tenir debout, face à son roi.
Le peintre montre même que les deux têtes sont à la même hauteur, ce qui n’est pas le cas dans les deux tableaux précédents.
La hiérarchie n’est pas abolie, mais l’intimité est accrue.
Dans le cas présent, le remède n’agit pas seulement par voie auditive, mais aussi et surtout par voie viscérale.
La toile du Suédois Ernst Josephson est aussi exposée au Nationalmuseum de Stockholm.
Un lien affectif extrêmement fort naît entre les deux personnages à la fin de la première séance de thérapie. En effet, voici ce que dit la suite du verset 21 :
וַיֶּאֱהָבֵהֽוּ מְאֹד וַֽיְהִי־לֹו נֹשֵׂא כֵלִֽים
שְׁמוּאֵל א . פרק טז . פסוק כא
[Saül] l’aima beaucoup, et [David] devint son porteur d’armes.
Premier Livre de Samuel. Chapitre 16. Verset 21
Entre le malade guéri et le personnel soignant s’établit une vive affection. L’un est très satisfait de ne plus subir l’oppression de l’angoisse, l’autre est très heureux d’avoir apporté la délivrance.
Il est très difficile de se séparer après un échange aussi intense.
C’est l’ancien malade qui prend des initiatives pour garder près de lui le personnel soignant « bien-aimé ».
Saül établit pour David un CDI, dirions-nous de nos jours.
Un « Contrat à Durée Indéterminée », qui transforme le berger-musicien en écuyer du roi, pour s’occuper des armes de l’autorité royale.
Qu’est ce qui fait que le roi s’attache à ce point au berger-musicien ?
D’abord, parce que celui-ci est un thérapeute efficace.
Techniquement, David possède la dextérité manuelle, la précision du toucher, la justesse de la tonalité, l’élégance du geste. L’intelligence du choix de la ligne mélodique et la claire intuition de l’impact émotionnel lui permettent de guérir par la qualité et l’excellence. Sa notoriété est non usurpée, sa réputation est totalement justifiée.
De plus, moralement, le berger-musicien est un être qui ne se dérobe pas, qui répond à l’appel et fait face à la difficulté.
Et surtout, aux yeux du pouvoir, le jeune candidat n’est ni arrogant, ni prétentieux. Ni carriériste, ni manipulateur non plus.
Le remède fonctionne car il est administré par un médecin plein de probité, soucieux de témoigner sa bonté à un homme en proie à une mystérieuse maladie.
La première séance de la thérapie se termine par la guérison du roi.
Le texte hébreu décrit avec insistance le succès de la première entrevue, qui sera suivie d’autres, couronnées de succès elles aussi.
Le roi est si content de l’efficacité et du dévouement du personnel soignant qu’il veut que celui-ci soit toujours à proximité de la personne royale, pour pouvoir intervenir à chaque nouvelle manifestation de la crise.
Le texte hébreu relate les nombreux cas de rechute.
Mais il mentionne aussi les guérisons apportées en temps opportun. En effet, le chapitre 16 se termine par ces notes positives :
וְלָקַח דָּוִד אֶת־הַכִּנֹּור וְנִגֵּן בְּיָדֹו וְרָוַח לְשָׁאוּל וְטֹוב
שְׁמוּאֵל א . פרק טז . פסוק כג
Et David prenait la harpe et jouait de sa main ; Saül respirait alors plus à l'aise et se trouvait mieux
Premier Livre de Samuel. Chapitre 16. Verset 23
À cet endroit, le texte donne une indication précieuse en nommant le signe clinique qui disparaît sous l’effet de la musique. Le verbe רָוַח , dont la racine désigne le flux d’air qui traverse les poumons, dit que le roi n’a plus de difficultés respiratoires, que sa respiration ne subit plus l’oppression de l’angoisse. Le roi retrouve son inspiration et reprend vie. Il se sent revivre parce qu’il peut à nouveau respirer librement.
La réputation du berger-musicien dépasse les frontières et les époques.
L’Islam rend un vibrant hommage à l’art de celui qui a guéri le premier roi d’Israël. Voici comment le nom du berger-musicien est rendu dans la langue du Coran : ﺩﺍﻮﺪ
La racine trilitère arabe respecte scrupuleusement la structure originelle hébraïque דָּוִד .
Le ﺩ donne le même son que le ד hébreu, puis le ﻮ correspond au ו en hébreu, et l’on termine avec un autre ﺩ qui équivaut au ד de la langue hébraïque.
Sur l’illustration suivante, le nom propre ﺩﺍﻮﺪ est suivi de deux qualificatifs : le premier ( ﺍﻟﺷﺠﺎﻋﻪ ) parle du courage du personnage tandis que le second ( ﺍﻟﻭﺪﺍﻋﻪ ) mentionne sa douceur.
Plus que la gestion des affaires politiques ou militaires, ce que le Coran loue en David est sa maîtrise de la musique. Le Coran souligne le double impact du talent du musicien qui a été berger : dans l’univers de la création, tout comme dans le monde des hommes.
En effet, on peut lire ceci dans le texte coranique :
وَسَخَّرْنَا مَعَ دَاوُۥدَ ٱلْجِبَالَ يُسَبِّحْنَ وَٱلطَّيْرَ
« Et Nous asservîmes les montagnes à exalter Notre Gloire en compagnie de David, ainsi que les oiseaux. »
Le Coran. Sourate 21. Verset 79
Voici l’interprétation qu’a donnée l’exégète ابن كثير (Ibn Kathîr) de ce verset :
« Car David avait une voix mélodieuse. Quand il récitait les Psaumes, les oiseaux dans l’air s’arrêtaient pour lui répondre ainsi que les montagnes. »
Le savoir-faire du berger-musicien produisait un retentissement d’une ampleur exceptionnelle au sein du cosmos. Sous l’effet de sa musique, des créatures ailées suspendaient leur déplacement pour goûter l’instant magique et prendre part au chant de louange entonné par le berger « bien-aimé ». Même la matière minérale, réputée pour son inertie, s’en émouvait. Il en résultait une polyphonie cosmique, où la contribution des humains était symbolisée par le livre des Psaumes.
La miniature persane suivante illustre de façon éloquente la fascination exercée par la musique de David :
Le public se compose de créatures à quatre pattes, mais aussi de plusieurs espèces ailées. Certains oiseaux se sont déjà posés au sol ; d’autres sortent de leurs cachettes feuillues, d’autres encore sont en plein vol, Ou plutôt, selon l’exégète ابن كثير (Ibn Kathîr), ceux-ci sont en train de suspendre leurs vols.
À sa manière, le texte coranique magnifie la portée universelle de la musique, instrumentale et vocale de David.
Une musique qui séduisait à ce point les différentes composantes de l’univers n’avait aucun mal à dissiper les angoisses du premier roi d’Israël et à lui apporter la paix et la satisfaction.
La route du Zeph a-t-elle rencontré le berger-musicien ? Pas la route migratoire, mais la route dînatoire. En allant chercher de la laitue pour des rouleaux de printemps, le mousse a croisé la silhouette de David, le « bien-aimé », pour sa bonté de berger et son talent de musicien.
La navette de la Marina Aktio qui faisait gratuitement l’aller-retour jusqu’au centre ville de Πρέβεζα – ΠΡΕΒΕΖΑ, empruntait l’avenue de la Paix (η λεωφόρος Eιρήνης) et s’arrêtait devant le centre de distribution alimentaire Μασούτης – ΜΑΣΟΥΤΗΣ. Les plaisanciers avaient deux heures pour faire leurs courses.
Le mousse n’avait pas besoin de deux heures pour acheter ses laitues. Il lui restait du temps de libre avant de reprendre la navette. Il en a donc profité pour explorer l’iconographie byzantine qui se trouvait à proximité.
À deux pas du supermarché Μασούτης – ΜΑΣΟΥΤΗΣ, se trouvait un sanctuaire dédié à Saint Jean Chrysostome, dont le nom officiel est : O Ιερός Ναός Αγίου Ιωάννου του Χρυσοστόμου.
On pouvait entrer dans le sanctuaire par la grande porte, qui s’ouvrait vers le Nord, ou par une petite porte latérale, qui se trouvait sur le flanc Est.
Par la grande porte, le visiteur avait droit à ce spectacle :
Devant l’iconostase en bois sculpté, le lustre de lumière faisait le lien entre la sagesse d’en haut, symbolisée par la coupole hémisphérique, et l’assemblée des fidèles.
En venant du supermarché, c’était la petite porte latérale qui était la plus accessible.
De toute façon, le mousse a voulu faire comme en Orient. Aussi est-il entré du côté du soleil levant. Une fois dans le vestibule qui faisait la transition avec l’espace dédié au recueillement, il s’est retrouvé au milieu d’un foisonnement de silhouettes hautes en couleur, qui donnaient vie aux quatre murs d’une manière très pittoresque. En levant le regard vers l’Est, on pouvait voir le portrait suivant :
À gauche du personnage, entre le sommet du crâne et le cou, apparaissent les lettres :
Ὁ
ἍΓΙ
ΟΣ
À la même hauteur, de l’autre côté, on voit les lettres :
ΔΑ
ΒΊ
Δ
Disposées horizontalement, elles donnent :
Ὁ ἍΓΙΟΣ ΔΑΒΊΔ. Littéralement : LE SAINT DAVID.
Il s’agit donc de notre berger-musicien. Maintenant, il ne fait plus paître le troupeau de son père, mais le peuple d’Israël. Dans sa main gauche, il tient une maquette du Temple qu’il voudrait élever à Jérusalem pour le culte du Très-Haut.
Au niveau des épaules, horizontalement, on peut lire :
Ὁ ΓΈΡΟΝΤΑΣ.
Le mot grec désigne une personne qui est parvenue à un grand âge.
La longue barbe évoque les nombreuses années vécues, une longue expérience de la vie et une grande dignité, faite de sincérité et de fidélité.
La mention du grand âge atteint par David tout en restant au service du Très Haut aiguise la curiosité à l’égard de ce que l’homme a pu accomplir d’extraordinaire quand il n’était qu’un jeune berger.
Donner satisfaction au roi de l’époque et le guérir, par la musique, était l’une des toutes premières victoires du jeune et talentueux David.
Ce portrait du berger-musicien a été réalisé par le peintre danois Zahrtmann Kristian.
La toile illustre les propos du conseiller-médiateur qui a insisté sur le caractère extrêmement désirable de la personnalité de David.
À présent, la boucle est bouclée.
La vie est un cadeau inestimable, qui nous a été octroyé indépendamment de nos mérites. La musique, surtout quand elle reflète la bienveillance, peut dissiper les tourments qui menacent l’appréciation de ce cadeau.
Quelle est la durée de la satisfaction apportée par le remède musical ? Elle dépend de notre degré de réceptivité, c’est-à-dire de la profondeur de notre gratitude.