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Depuis combien de temps n’a-t-il pas vu la figure paternelle ?

Depuis qu’il est né. C’est-à-dire depuis une vingtaine d’années.

Dans quelle mesure peut-on aimer quelqu’un qu’on n’a jamais vu, et que peut-être on ne verra jamais ?

Comment un fils peut-il aimer un père qu’il n’a jamais serré dans ses bras ?

Jusqu’à quel point l’affection peut-elle se nourrir de l’absence ?

Viendra-t-il le jour où la relation filiale trouvera sa satisfaction ?

Le jeune homme, qui est comme orphelin de père, s’appelle Τηλέμαχος – TΗΛΕΜΑΧΟΣ (en français : Télémaque). Le nom que le nouveau-né a reçu il y a vingt ans désigne la cause de l’épreuve que constitue cette absence si longue et si angoissante. Littéralement, ce nom signifie « la guerre au loin ». Et si l’on respecte l’ordre d’apparition du préfixe, qui parle du lointain, le fils est privé de père, d’abord parce que celui-ci est parti au loin, et ensuite parce que ce départ est lié à une guerre. La structure lexicale dit que l’épreuve de la privation de père est due à l’éloignement avant d’être imputable au traumatisme des armes.

Le père qui est parti « au loin pour faire la guerre », et qui a dû laisser, à contrecœur, son fils Tηλέμαχος – TΗΛΕΜΑΧΟΣ sur le rivage de l’île natale est Ulysse.

Il a fallu dix ans pour qu’Ulysse sorte du bourbier troyen. Puis, sur le chemin du retour, il a encouru la colère de Poséidon, qui lui en veut terriblement. L’errance sur les mers va durer encore dix autres années.

Mais de tout cela, l’infortuné Télémaque n’en sait rien. Ou plus exactement, le bruit court que la guerre de Troie est finie depuis bien longtemps, mais le jeune homme est toujours sans nouvelle de son père. Pourtant, des amis de celui-ci sont revenus chez eux. Mais Ithaque, l’île d’Ulysse, attend toujours son roi. Pénélope, l’épouse fidèle, attend courageusement son époux. Télémaque, le jeune prince, attend désespérément son illustre père.

Est-il possible d’attendre pendant si longtemps sans jamais douter de la récompense promise par l’attente ? Se peut-il que parfois l’espoir semble vain ?

Le doute est-il permis ? Le découragement est-il légitime ?

L’Odyssée s’ouvre par une visite de la déesse Athéna à Ithaque.

 

La satisfaction du fils

 

Le nom de Télémaque apparaît pour la première fois dans le Chant I, au vers 113.

À cette occasion, le texte grec raconte l’extrême sensibilité du jeune prince.

En effet, on peut lire ceci :

τὴν δὲ πολὺ πρῶτος ἴδε Τηλέμαχος θεοειδής,

ἧστο γὰρ ἐν μνηστῆρσι φίλον τετιημένος ἦτορ,

ὀσσόμενος πατέρ᾽ ἐσθλὸν ἐνὶ φρεσίν, εἴ ποθεν ἐλθὼν

μνηστήρων τῶν μὲν σκέδασιν κατὰ δώματα θείη,

τιμὴν δ᾽ αὐτὸς ἔχοι καὶ δώμασιν οἷσιν ἀνάσσοι.

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι ριγ – ριζ

 

Mais le premier qui aperçoit au loin [Athéna] est Télémaque, semblable à un dieu,

car il est assis parmi les prétendants [à la main de sa mère], affligé dans son cœur,

voyant en esprit que si son valeureux père revenait,

il chasserait les prétendants hors de ses demeures,

ressaisirait son honneur et gouvernerait ses domaines.

Odyssée. Chant I. Vers 113 – 117

 

Dans tout le palais, Télémaque est le seul qui a senti l’arrivée de la déesse Athéna.

Le texte homérique associe cette acuité à l’état d’âme du moment : le jeune homme est affligé par la spoliation à laquelle se livrent les prétendants à la main de sa mère.

L’arrivée d’Athéna a lieu au moment où le prince bafoué rêve d’une main vengeresse, qui sera celle de son père.

Malgré sa détresse intérieure, Télémaque reste vigilant et s’acquitte du devoir le plus sacré qui incombe à tous les Grecs, celui de l’hospitalité.

Pour ne pas mettre en péril celui qu’elle vient secourir et réconforter, Athéna prend la forme d’un marin en route pour échanger de l’airain contre du fer.

Le texte grec raconte la délicate attention que manifeste Télémaque envers le visiteur dès les premiers instants.

En effet, on peut lire ceci :

τὰ φρονέων, μνηστῆρσι μεθήμενος, εἴσιδ᾽ Ἀθήνην.

βῆ δ᾽ ἰθὺς προθύροιο, νεμεσσήθη δ᾽ ἐνὶ θυμῷ

ξεῖνον δηθὰ θύρῃσιν ἐφεστάμεν : ἐγγύθι δὲ στὰς

χεῖρ᾽ ἕλε δεξιτερὴν καὶ ἐδέξατο χάλκεον ἔγχος,

καί μιν φωνήσας ἔπεα πτερόεντα προσηύδα :

χαῖρε, ξεῖνε, παρ᾽ ἄμμι φιλήσεαι : αὐτὰρ ἔπειτα

δείπνου πασσάμενος μυθήσεαι ὅττεό σε χρή.”

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι ριη – ρκδ

 

Pensant ces choses, assis parmi les prétendants, il aperçoit Athéna.

Il va droit au vestibule, et s’indigne au fond de l’âme

qu’un étranger soit resté longtemps debout à la porte. Il s'approche de la [déesse],

lui prend la main droite, reçoit la lance d'airain,

et ayant parlé, lui adresse ces paroles ailées :

Salut, étranger. Tu seras choyé auprès de nous, et, après

avoir mangé le repas, tu diras ce dont tu as besoin.”

Odyssée. Chant I. Vers 118 – 124

 

L’hospitalité ne tolère pas qu’on laisse poiroter le visiteur sur le seuil de la porte.

Dès qu’il voit celui-ci, Télémaque se précipite à sa rencontre. Le texte insiste sur le fait que celui qui reçoit la visite ne tergiverse pas, ne prend pas des chemins détournés, et ne perd pas de temps en route.

Impatience ? Curiosité ? Rien de tout cela. Absolument rien de tout cela.

Les vers 123 et 124 peuvent se résumer ainsi : « Mange d’abord, et tu parleras après ! »

Dans l’Antiquité, ce n’est pas le motif de la visite qui prime, mais le confort avec lequel le visiteur est reçu.

Mais pour l’instant, nous ne sommes pas encore à la table des aliments, mais seulement sur le seuil de la demeure.

Après le déplacement, prompt et direct, en direction de la porte d’entrée, le texte grec précise dans quel état Télémaque y arrive. Le prince, bien élevé et bien poli, est profondément « indigné » d’avoir fait attendre le visiteur pendant « si longtemps ».

Premièrement, la rapidité de la réaction de Télémaque ne semble pas s’accorder avec le fait que l’attente de l’étranger a duré longtemps.

Deuxièmement, l’indignation signifie une très forte désapprobation, comme si le jeune maître de maison avait commis un grave manquement.

Le texte grec n’en fait-il pas un peu trop ?

Certainement pas. Il dit tout simplement que l’on ne s’acquitte pas avec désinvolture d’une obligation sacrée.

Le premier contact physique offert par Télémaque est de prendre la main droite de l’étranger, en signe de paix. Puis le maître de maison aide le visiteur à se délester, en prenant la lance d’airain de celui-ci pour la ranger ensuite … où ?

... πρὸς κίονα μακρὴν

δουροδόκης ἔντοσθεν ἐυξόου, ἔνθα περ ἄλλα

ἔγχε᾽ Ὀδυσσῆος ταλασίφρονος ἵστατο πολλά,

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι ρκζ – ρκθ

 

... contre une longue colonne,

dans un arsenal luisant où se trouvent beaucoup d'autres

lances de l'Ulysse à l'âme ferme et patiente.

Odyssée. Chant I. Vers 127 – 129

 

Une lance rejoint d’autres lances, c’est tout naturel. Le rangement est cohérent.

Seulement, le crochet par la salle d’armes rappelle immanquablement la présence de celui en a été jadis le principal utilisateur.

Les lances qui offrent leur compagnie à celle du visiteur ne sont pas les lances de n’importe qui. Ce sont les lances du roi. Et la mention du nom royal n’est pas innocente, car le texte s’empresse d’ajouter que ces armes appartiennent à quelqu’un dont le cœur a une double vertu : la fermeté et la patience. Cette évocation de l’endurance signifie-t-elle que c’est grâce cette endurance que le père, momentanément absent, sera bientôt de retour ?

Le texte grec précise aussi que l’arsenal n’est pas du tout poussiéreux. Loin delà, tout y brille. La mémoire laissée par le maître de maison est bien choyée par son héritier.

Ulysse est présent par ses qualités qui imprègnent les lieux.

Le souvenir du père n’est jamais très loin. Télémaque reçoit l’étranger comme Ulysse l’aurait fait : avec la même respect de la personne, avec la même beauté des gestes.

Après les gestes de bienvenue, viennent les paroles de bienvenue.

Dès le début, le visiteur est déclaré « ami » de la famille.

Télémaque offre à l’étranger un repas somptueux. C’est un repas offert à un « ami ».

Puis vient le moment des confidences.

Télémaque parle à cœur ouvert. Il déplore le désordre qui règne au palais, puis s’épanche au sujet de sa triste condition de fils.

À l’oreille « amie », Télémaque déclare au sujet du père tant désiré :

νῦν δ᾽ ὁ μὲν ὣς ἀπόλωλε κακὸν μόρον, οὐδέ τις ἡμῖν

θαλπωρή, εἴ πέρ τις ἐπιχθονίων ἀνθρώπων

φῇσιν ἐλεύσεσθαι : τοῦ δ᾽ ὤλετο νόστιμον ἦμαρ.

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι ρξϛ – ρξη

 

Mais maintenant il est mort à cause d’un mauvais destin ; pour nous, plus aucune

consolation, même si un des habitants de la terre

m’annonce qu’il doit revenir. A péri son jour du retour.

Odyssée. Chant I. Vers 166 – 168

 

Télémaque avoue qu’il perd pied. Il ne veut plus se bercer d’illusions. Il a peur des fausses « bonnes nouvelles ». Son abattement est réellement profond. L’espoir s’est évanoui, définitivement.

Après avoir tout dit sur lui-même, le prince s’enquiert de l’identité du visiteur.

La tirade du jeune maître de maison se termine par ces mots :

ἠὲ νέον μεθέπεις ἦ καὶ πατρώιός ἐσσι

ξεῖνος, ἐπεὶ πολλοὶ ἴσαν ἀνέρες ἡμέτερον δῶ

ἄλλοι, ἐπεὶ καὶ κεῖνος ἐπίστροφος ἦν ἀνθρώπων.”

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι ρoε – ρoζ

 

Viens-tu pour la première fois, ou bien de mon père es-tu

un hôte ? Car beaucoup d'autres hommes connaissaient notre demeure,

et [Ulysse] a reçu avec bienveillance les hommes.

Odyssée. Chant I. Vers 175 – 177

 

Télémaque parle comme s’il était présent à chaque fois que son père recevait du monde.

Le fils ne pouvait pas être témoin oculaire de l’hospitalité paternelle, pour la simple raison qu’il n’était pas encore né, ou qu’il était encore en bas âge, donc inconscient.

Pourtant, le fils est bien au fait de la générosité du père. En effet, celui-ci a laissé une belle renommée et cette mémoire a servi de formation pour l’héritier.

Comme l’on dit de nos jours, Télémaque a des « problèmes personnels », liés au fait qu’il grandit dans une « famille monoparentale ». Pourtant, il ne s’aigrit pas au point d’en vouloir à la terre entière et de mettre tout le monde dans le même sac. Cette lucidité, ce discernement, de qui tient-il ?

Malgré un avenir incertain, il se comporte avec dignité, grâce aux valeurs transmises par la génération précédente. C’est quoi, la génération précédente ? Sa mère, Pénélope, assurément, dont la fidélité est garante de la survie de l’honneur.

 

La satisfaction du fils

 

S’honorer en honorant les dieux, par l’hospitalité, entre autres, c’est ce que Télémaque a appris de sa mère.

Mais le messager mystérieux, qui se cache derrière l’identité d’un marin, parle d’une autre source qui a instruit Télémaque : l’influence paternelle est loin d’être négligeable.

Comment le père qui est au loin, qui ne s’est pas montré depuis deux décennies, et dont le fils est toujours sans nouvelle, peut-il instruire celui-ci ? L’instruction se fait par la pratique des qualités qui constituent la mémoire laissée par l’absent.

Il y a un enseignement par la proximité, et un enseignement à distance. Le premier correspond à la contribution maternelle. Le second, à l’apport paternel.

Télémaque est-il satisfait d’avoir un tel héritage ? Absolument ! Mais son corps réclame la chaleur physique d’une étreinte affectueuse. Ses yeux désirent rencontrer un regard à la fois vivant et complice. La perception par les sens, et non pas seulement par l’esprit, lui manque terriblement.

L’étranger répond en déclinant son identité et révèle qu’il connaît bien la génération des parents et même celle des grands-parents. L’évocation de la filiation l’amène à faire une remarque sur le physique, en ces termes :

ἀλλ᾽ ἄγε μοι τόδε εἰπὲ καὶ ἀτρεκέως κατάλεξον,

εἰ δὴ ἐξ αὐτοῖο τόσος πάϊς εἰς Ὀδυσῆος.

αἰνῶς μὲν κεφαλήν τε καὶ ὄμματα καλὰ ἔοικας

κείνῳ, ἐπεὶ θαμὰ τοῖον ἐμισγόμεθ᾽ ἀλλήλοισιν,

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι σς – σθ

 

Mais allons dis-le moi, et, avec précision, raconte,

si tu es le si vaste fils d'Ulysse lui-même.

Terriblement, par la tête et la beauté des yeux, tu lui ressembles.

Car fréquemment nous nous mêlions l’un à l’autre,

Odyssée. Chant I. Vers 206 – 209

 

L’étranger affirme avoir connu physiquement le père et fonde sa comparaison d’après cette connaissance réelle. Voilà un privilège qui doit susciter, chez le fils, de la confiance, mais peut-être aussi de la frustration, et une certaine irritation.

Il est difficile de ne pas entendre l’éloge de la ressemblance, qui concerne deux parties du corps : la tête et les yeux. La tête, avec le volume de la boîte crânienne, la chevelure de la virilité, le port altier. Mais aussi la tête comme siège de l’intelligence, où naissent ruses et stratégies.

 

La satisfaction du fils

 

Quant aux yeux, leur beauté est explicitement indiquée. C’est le regard du discernement , mais aussi de la séduction.

Sur ces deux points essentiels, la ressemblance entre le fils et le père est stupéfiante. Là-dessus, le mot grec αἰνῶς est beaucoup plus fort : il ne parle pas d’étonnement, mais de terreur. La ressemblance est « terrifiante ». C’est dire qu’elle est si frappante qu’elle terrifie. Elle terrifie la personne extérieure qui la constate, mais elle est à coup sûr un motif de très, très grande satisfaction pour celui qui en est le principal bénéficiaire, c’est-à-dire pour le fils.

Cet éloge, qui se veut objectif et impartial, est introduit par une interrogation troublante, qui concerne l’authenticité de la relation filiale.

L’étranger sait qu’il est reçu par le fils du roi absent. La question soulevée n’a pas trait au lien biologique, mais à la manière dont l’héritage est géré, matériellement et moralement.

Dans le vers 207, le statut de fils ( πάϊς ) est accompagné de l’adjectif τόσος. Littéralement : le fils « si vaste », c’est-à-dire le fils qui a la même envergure. Autrement dit, le profil paternel apparaît ici en tant qu’objectif.

Quant à Ulysse, son nom propre est mentionné dans le même vers, mais avec l’adjectif αὐτοῖο. Littéralement : Ulysse « lui-même », c’est à dire avec tout ce qui fait de lui l’être qu’il est, sans confusion avec aucun autre homme. En l’occurrence, la figure paternelle apparaît en tant que norme.

À quel degré de satisfaction se trouve Télémaque devant ce questionnement, qui déroule le programme de toute une vie ?

Chronologiquement, dans le vers 207, l’adjectif αὐτοῖο (lui-même), qui s’applique au père, précède l’adjectif τόσος (si vaste), qui concerne le fils. La figure du père précède celle du fils, ce qui est logique, car la première sert de modèle à la seconde, à condition que celle-ci veuille bien s’inspirer de celle-là. Et c’est bien à cet endroit que se trouve l’enjeu explicité par l’étranger. Dans quelle mesure le fils voudra-t-il se hisser jusqu’à la stature paternelle, et le pourra-t-il ?

Question qui dérange, inquiète et froisse !

Mais l’étranger remue volontairement le couteau dans la plaie pour faire réagir le fils déprimé, qui semble passif.

Le fils, qui est comme orphelin de père, se comporte-t-il réellement comme digne fils de son père, si prestigieux ?

À cette question qui reflète le franc-parler du visiteur, le jeune maître de maison répond :

μήτηρ μέν τέ μέ φησι τοῦ ἔμμεναι, αὐτὰρ ἐγώ γε

οὐκ οἶδ᾽: οὐ γάρ πώ τις ἑὸν γόνον αὐτὸς ἀνέγνω.

ὡς δὴ ἐγώ γ᾽ ὄφελον μάκαρός νύ τευ ἔμμεναι υἱὸς

ἀνέρος, ὃν κτεάτεσσιν ἑοῖς ἔπι γῆρας ἔτετμε.

νῦν δ᾽ ὃς ἀποτμότατος γένετο θνητῶν ἀνθρώπων,

τοῦ μ᾽ ἔκ φασι γενέσθαι, ἐπεὶ σύ με τοῦτ᾽ ἐρεείνεις.”

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι σιε – σκ

 

Mère, à la vérité, du moins, dit que je suis [fils] de lui [Ulysse], mais moi du moins,

je ne sais pas, car personne encore n’a, de son géniteur, par lui-même, une connaissance exacte.

Que ne suis-je plutôt le fils de quelque homme heureux

que la vieillesse atteint sur ses possessions !

Mais maintenant, on le dit, c'est du plus malheureux des hommes mortels

que je suis né, voilà ce que tu m'as demandé.

Odyssée. Chant I. Vers 215 – 220

 

Télémaque répond en citant un témoin de premier plan, qui est celle qui l’a enfanté. D’après les paroles de celle-ci, il est effectivement le fils d’Ulysse.

 

La satisfaction du fils

 

Le drame de Télémaque, c’est qu’il n’a que les paroles maternelles. Des paroles sans doute exactes par rapport à la réalité, mais invérifiables pour l’enfant qu’il était et pour le jeune homme qu’il est maintenant. À tel point que ces paroles pourraient même ne pas avoir plus de consistance qu’une incantation destinée à faire surgir des flots meurtriers un spectre d’époux pour la reine éplorée ou de père pour un prince désespéré.

L’étranger demande : « Quel fils es-tu ? »

Télémaque répond : « Quel père ai-je ? »

Le fils cherche-t-il à se disculper ? Il ne semble pas. Il dit seulement son malheur, qui est celui d’ignorer qui est son père, faute de pouvoir approcher par lui-même, par ses propres sens, la figure paternelle. Le malheur d’être confiné dans cette ignorance depuis deux décennies !

En dehors des entraves liées à l’absence prolongée, la réponse de Télémaque parle de la difficulté, voire de l’impossibilité de rejoindre les sources dans un mouvement ascensionnel, à moins que celles-ci ne veuillent bien venir à la rencontre.

Autrement dit, Télémaque répond qu’il est tout disposé à faire des efforts pour se rapprocher de l’envergure de son père, à condition que celui-ci se manifeste de nouveau, physiquement.

De nouveau, se pose la question épineuse de l’accès à la présence physique.

Avec perspicacité, l’étranger demande à Télémaque de confier aux Olympiens le retour d’Ulysse, dont ils sont désormais prêts à faciliter la tâche. Mais l’étranger précise clairement que Télémaque a aussi un rôle important à jouer dans ces retrouvailles. Le fils a deux choses à faire : chasser les prétendants hors du palais et partir enquêter sur le sort de son père, auprès de deux anciens compagnons d’armes de celui-ci. Nestor, le roi de Pylos, et Ménélas, le roi de Sparte, pourront satisfaire le fils privé des nouvelles de son père depuis vingt longues années.

Après avoir donné à Télémaque de l’espoir, du courage et des conseils avisés, le mystérieux visiteur s’empresse de quitter les lieux.

 

La satisfaction du fils

 

Télémaque a alors sa petite idée sur la véritable identité de l’étranger, mais il n’en dit mot à personne. Interrogé par l’un des prétendants, le jeune maître de maison reste sur ses gardes et se borne à donner la version officielle, selon laquelle le visiteur n’est qu’un marin qui fait du négoce avec de l’airain et du fer.

Après cette stratégie de la discrétion, Télémaque ajoute :

Εὐρύμαχ᾽, ἦ τοι νόστος ἀπώλετο πατρὸς ἐμοῖο :

οὔτ᾽ οὖν ἀγγελίῃ ἔτι πείθομαι, εἴ ποθεν ἔλθοι,

οὔτε θεοπροπίης ἐμπάζομαι, ἥν τινα μήτηρ

ἐς μέγαρον καλέσασα θεοπρόπον ἐξερέηται.

ξεῖνος δ᾽ οὗτος ἐμὸς πατρώιος ἐκ Τάφου ἐστίν,

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ Α. Στίχοι υιγυιζ

 

Eurymaque, assurément, le retour de mon père a péri,

en conséquence, aux messages je ne croirais plus, si de quelque part il en venait un ;

et je ne me soucie point des prophéties que Mère

demande au devin qu'elle a appelé dans ce palais.

Mais cet hôte de mes pères est de Taphos ;

Odyssée. Chant I. Vers 413 – 417

 

Eurymaque est le prétendant qui s’intéresse au motif de la visite de l’étranger.

Télémaque rassure l’adversaire sur les intentions du visiteur en taisant l’identité de la déesse Athéna. Normalement, après la vigoureuse exhortation de celle-ci, il ne devrait plus y avoir de place pour le défaitisme dans le cœur du prince souffrant. Mais de vive voix, celui-ci parle encore de son découragement, parce que c’est la musique que veulent entendre les prétendants.

Télémaque agit de façon à de pas éveiller des soupçons sur les deux projets que la déesse Athéna vient d’impulser.

C'est ainsi que le premier des vingt-quatre Chants qui composent l’Odyssée se termine,  avec l'évocation de la douleur d’avoir perdu les traces d’un père depuis vingt ans.

Est-ce une astuce du poète pour entretenir le suspense ?

Car pour l’instant, rien ne garantit la réussite de l’enquête qui sera menée auprès de deux des rescapés de l’aventure troyenne.

Sur les conseils de la déesse Athéna, Télémaque se rend d’abord chez Nestor, le roi de Pylos.

Pourquoi Pylos ?

Parce qu’on peut y aller en bateau, facilement, d’Ithaque.

Mais aussi parce que le roi de Pylos est connu pour sa sagesse légendaire, et pour son retour aisé, sans aucune embûche et sans aucun accident.

Un premier contact de vive voix avec les témoins de l’affreuse guerre à Troie pourrait causer un traumatisme, que le savoir-faire du roi de Pylos pourrait sans nul doute atténuer.

Télémaque quitte Ithaque de nuit, avec un équipage de vingt personnes.

Voici le Zeph à Ithaque, dans la baie de Βαθύ – ΒΑΘΥ.

 

La satisfaction du fils

 

Le Zeph est reconnaissable à son éolienne blanche et à son orin rouge.

Il a le museau tourné vers l’Ouest, en direction de la Mairie.

Le flanc gauche regarde le quai où nous amarrons l’annexe, quand nous allons à terre.

De l’autre côté, c’est la sortie. Ensuite, nous avons coutume de tourner à droite pour passer devant la magnifique chapelle Άγιος ΑνδρέαςΆΓΙΟΣ ΑΝΔΡΕΑΣ.

À Ithaque, nous nous sommes offert le plaisir de dresser la table en nous inspirant de celle que Télémaque avait fait dresser pour la déesse Athéna.

 

La satisfaction du fils

 

Le texte d’Homère dit que la table du prince d’Ithaque se remarque autant par la qualité de la nourriture que par le raffinement du service. L’élégance des belles manières participe aussi au festin. Dans la baie de Βαθύ – ΒΑΘΥ, à bord du Zeph, règne le même état d’esprit.

Télémaque navigue de nuit et arrive à Pylos dans la matinée, pendant que le roi Nestor et ses fils offrent à Poséidon des taureaux en sacrifice.

 

La satisfaction du fils

 

Voici Pylos aux premières lueurs du jour.

 

La satisfaction du fils

 

La chaîne d’îlots, qui ferme la baie, reçoit la lumière du soleil avant les bateaux qui sont abrités dans le port.

Nous profitons de la fraîcheur du matin pour nous ravitailler en eau, sans avoir à trop transpirer.

 

La satisfaction du fils

 

L’ombre de la colline qui surplombe la marina permet d’accomplir la tâche tranquillement, sans hâte.

Que dit le roi de Pylos aux visiteurs venus d’Ithaque ? Que lui-même a mis moins d’une semaine pour revenir de Troie, mais que, hélas, il est sans nouvelle d’Ulysse. Cependant, quelqu’un pourrait renseigner le fils errant : c’est Ménélas, le roi de Sparte, qui a mis huit ans pour revenir chez lui.

Le roi de Pylos insiste pour que Télémaque dorme au palais et non pas sur le bateau.

 

La satisfaction du fils

 

Le lendemain, celui-ci a à sa disposition un char et un guide, Pisistrate, qui est le plus jeune prince de Pylos.

Après un sacrifice offert à Athéna, les deux princes se mettent en route pour Sparte.

 

La satisfaction du fils

 

Ils arrivent chez Ménélas le jour suivant, à la tombée de la nuit.

Le roi de Sparte accueille les deux visiteurs princiers avec une grande bonté.

 

La satisfaction du fils

 

Il leur apprend qu’Ulysse est encore en vie, mais que celui-ci est captif de la nymphe Calypso.

Ce que le roi de Sparte ne sait pas, c’est que la déesse Athéna a obtenu de Zeus que la nymphe Calypso libère Ulysse.

 

La satisfaction du fils

 

Et pendant que celui-ci regagne le rivage d’Ithaque, Athéna elle-même va à Sparte pour dire à Télémaque de revenir à la maison.

De Pylos, nous sommes aussi allés à Sparte, par voie de terre, comme Télémaque et Pisistrate. Ménélas n’est plus là. Mais l’illustre cité offre toujours au visiteur une délicieuse hospitalité. À l’instar de Télémaque et Pisistrate, nous nous sommes beaucoup attachés à Sparte.

Comme dans l’Odyssée, nous sommes revenus à Pylos par voie de terre, avant de cingler à nouveau vers Ithaque.

Le chant XVI de l’Odyssée relate l’émouvante rencontre entre le fils et le père.

En effet, à ce sujet, on peut lire ceci :

Ὣς ἄρα φωνήσας κατ᾽ ἄρ᾽ ἕζετο, Τηλέμαχος δὲ

ἀμφιχυθεὶς πατέρ᾽ ἐσθλὸν ὀδύρετο, δάκρυα λείβων,

ἀμφοτέροισι δὲ τοῖσιν ὑφ᾽ ἵμερος ὦρτο γόοιο· 215

κλαῖον δὲ λιγέως, ἀδινώτερον ἤ τ᾽ οἰωνοί,

φῆναι ἢ αἰγυπιοὶ γαμψώνυχες, οἷσί τε τέκνα

ἀγρόται ἐξείλοντο πάρος πετεηνὰ γενέσθαι·

ὣς ἄρα τοί γ᾽ ἐλεεινὸν ὑπ᾽ ὀφρύσι δάκρυον εἶβον.

ΟΔΥΣΣΕΙΑΣ ΙϚ. Στίχοι σιγ – σιθ

 

Ayant ainsi parlé, [Ulysse] se rassoit. Alors Télémaque,

jetant les bras autour de son noble père, se met à gémir en répandant des larmes.

Tous les deux éprouvent un grand désir de pleurer.

Ils se lamentent avec des cris perçants, à sanglots plus pressés que les cris des rapaces,

aigles de mer ou vautours aux serres recourbées, dont les petits

sont enlevés par des laboureurs avant qu’ils puissent voler.

Ainsi, sous leurs sourcils, ils laissent de pitoyables larmes tomber.

Odyssée. Chant XVI. Vers 213 – 219

 

Le fils offre ses bras au père. Le contact est épidermique. Pas seulement. Ils sont peau contre peau, unissant leurs chaleurs corporelles. Ils sont aussi thorax contre thorax, mêlant leurs souffles. Ils sont encore cœur contre cœur, alliant leurs battements.

La satisfaction du fils évacue son trop-plein bruyamment, par des gémissements.

Morphologiquement, le fils et le père ne font plus qu’un seul corps.

 

La satisfaction du fils

 

Physiologiquement, les deux parties de ce corps composé n’obéissent plus qu’à un seul fonctionnement : la fabrication des larmes.

Émotionnellement, les deux êtres fusionnent dans un seul désir irrépressible, celui de s’épancher. Le bonheur de l’instant présent est tellement grand !

C’est un très grand privilège que de suivre les traces de Télémaque dans sa quête de père. Nous avons emprunté le même itinéraire, employé les mêmes modalités, observé la même chronologie.

Revivre les émotions du fils d’Ulysse dans le cadre géographique qui les a vu naître procure un immense plaisir, qui donne du sens à la navigation.

La pérennité est le sujet de satisfaction de la relation filiale, et de tout autre lien affectif.

Mais à quelle pérennité sommes-nous attachés ? À celle du contact physique ou à celle de la mémoire ?

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