L’ami est-il un marin ou un terrien ?
Il a une éolienne très haute et très puissante.
C’est un marin alors !
Mais il a aussi un « giardinetto », pour reprendre le vocabulaire que notre Alberto nous a appris quand nous l’avons revu au Porto di Roma, à Ostia.
Oui, un très beau « giardinetto ». En voici une vue :
Un « giardinetto » magnifique. Et de surcroît, extensible à souhait. Dans ce cas, ce n’est plus un « giardinetto », avec le diminutif en suffixe. Plus exactement, ce serait alors un « giardino ». È un vero giardino !
C’est un vrai jardin !
Dans ce cas, l’ami est un terrien ?
Marin ou terrien, c’est un ami fidèle et généreux. L’embrun n’y est pour rien. La rosée des champs, non plus.
C’est donc un ami qui donne satisfaction. Absolument.
L’ami est-il satisfait de lui-même ? Question tout aussi délicate que la précédente, mais non dépourvue de réponse claire et précise.
Nous étions conviés dans le « giardino » de l’Aventy avant notre descente de l’Italie et notre traversée vers le Golfe Ambracique.
À l’heure où la crise sanitaire contraint à faire l’éloge des circuits de proximité, le geste écologique de l’Aventy fait figure de pionnier. Du potager à la table, il n’y a que quelques pas.
La mâche qui sortait de terre et qui prospérait librement, sans les ingrédients de l’industrie chimique, arrivait directement sur la table de la convivialité grâce à des mains qui se rendaient utiles, sainement et fièrement, mais sans aucun vacarme médiatique.
Avec l’Aventy, ce qui est bon (pour la diététique), est beau (pour l’éthique).
Le va-et-vient entre le bon et le beau s’accomplit de façon toute naturelle. C’est pourquoi, une dizaine de jours avant de venir au rendez-vous fixé par le capitaine et l’équipage de l’Aventy, le Zeph a envoyé le courrier suivant :
« Parmi toutes les tables de la région, y compris celles qui sont étoilées, votre table est la meilleure, parce qu’elle nous transmet directement, sans aucun intermédiaire, votre authenticité et votre générosité. »
Les faits in situ n’ont pas démenti cet éloge mérité.
Dans le calme du « giardino », les deux équipages de l’Aventy et du Zeph contemplaient le feu rustique, la danse improvisée des flammes, le ballet contemporain des volutes, dans une fascination commune, en respectant le silence du voisin. Car ce silence n’était pas creux.
Instinctivement, chacun suivait le conseil donné de l’autre côté des Alpes par l’auteure Ada Ferrante :
« Con un vero amico puoi stare in silenzio. Lui capirà. »
Avec un vrai ami, tu peux rester silencieux. Il comprendra.
L’empathie peut se passer de mots quand il y a une réelle osmose entre les différentes présences. La perméabilité, à la fois naturelle et féconde, est un très grand motif de satisfaction pour l’ami qui offre l’hospitalité comme pour l’ami qui bénéficie de cette hospitalité.
L’auteure italienne dit que l’ami comprendra, même sans explication préalable. Car l’ami a l’intuition appropriée, le discernement opportun. Tout se passe comme si l’amitié engendre un surcroît de sensibilité chez l’un pour compenser l’absence de paroles chez l’autre.
L’exubérance aurait été superflue, voie nocive. Car elle aurait saccagé l’élégance de l’instant.
Devant le feu du potager, les deux équipages se sentaient bien, sans bavardage et sans gesticulation. Exister les uns à côté des autres suffisait. Le calme et la simplicité suffisaient pour nous enchanter.
Est-ce à dire que l’Aventy et le Zeph se plaisent à se côtoyer sans échanger un seul mot ?
Une telle vision est absolument caricaturale !
La parole doit donner satisfaction, non pas parce qu’elle est abondante, mais parce qu’elle est juste.
Au cours de la rencontre qui devait servir d’au revoir avant que nous ne retournions dans le Golfe Ambracique, l’Aventy nous a fait don d’un mot qui était comme l’or de sa navigation. Il existe une photo qui témoigne des circonstances de cet échange mémorable . La voici :
Dans le « giardino » de l’Aventy, sous les ramures parfumées des buissons de lavande, les narcisses venaient de sortir de terre. C’était une semaine avant que l’Hexagone ne passe au stade 2 de l’épidémie actuelle.
Quel est ce mot en or et qu’est-ce qui a déclenché son apparition ?
Le sujet de la conversation était l’article publié le 13 février 2020, sous le titre « L’élixir d’Asklépios », et plus particulièrement, le paragraphe suivant :
« L’élixir de la longévité de la navigation est composé de cinq principes actifs, qui sont des impératifs. Les voici, dans un ordre aléatoire, qui n’est donc pas un classement :
1. Être jeune
2. Avoir de l’argent
3. Habiter près de la mer
4. Aimer le bateau
5. Aimer la mer »
Clairement et posément, l’Aventy a dit que la liste précédente a oublié un élément essentiel. La contestation de l’Aventy a plongé le Zeph dans le plus grand étonnement. Non pas que le Zeph ne supporte pas la contradiction. Mais en la circonstance, il pensait avoir fait le tour de la question et n’avoir rien oublié.
Le Zeph, encore obnubilé par des considérations techniques, demande à l’Aventy la condition manquante.
Et l’Aventy, de dire en toute simplicité : « L’humilité ! Pour aller en mer, il faut être humble ! »
La révélation est foudroyante, même si elle n’est que du simple bon sens.
Le Zeph acquiesce immédiatement et remercie l’Aventy.
La franchise de l’Aventy fait penser à ce proverbe qui circule sur la terre natale d’Archimède :
« Solo i veri amici ti diranno quando il tuo viso è sporco. »
Uniquement les vrais amis te diront quand ton visage est sale.
Bipolarité de la formulation.
Tout le monde voit que le visage est sale, mais tous n’ouvrent pas la bouche pour en parler. L’adjectif « solo », employé à la manière d’un adverbe, indique un tri, qui reflète le franc-parler et le courage, engendrés par une amitié vraie.
Là-dessus, l’Aventy a raison de rappeler au Zeph que l’accomplissement d’une navigation ne peut se passer du concept de l’humilité.
Mais l’humilité, c’est la conscience des limites, la prise en compte de l’incompétence et de la faillibilité, la subordination du vouloir au pouvoir, le respect de sa petitesse au sein du cosmos.
C’est le contraire de l’étourdissement et de l’irresponsabilité. C’est aussi le contraire de la prétention et de la démesure.
Leçon en or. Or d’une leçon prodiguée par plusieurs saisons de navigation dans la Mer Tyrrhénienne, dans la Mer Adriatique et dans la Mer Égée.
La justesse du mot de l’Aventy dit que la mer n’est pas une piste de danse, ni un terrain de jeu. C’est une école de vie. Et de cet enseignement en direct, l’Aventy a ramené la substantifique moelle, qu’il a transmise ensuite au Zeph. C’est l’un des plus beaux cadeaux reçus par le Zeph. Car les amis se disent des choses essentielles, impérissables.
La satisfaction de l’ami qui offre ce trésor est incommensurable, parce qu’il donne ce qu’il a de meilleur.
La satisfaction de l’ami qui reçoit le cadeau inestimable est immense aussi, parce qu’il mesure son privilège de la connaissance et de la confidence.
Il est intéressant de noter que l’adjectif « sporco » s’emploie aussi dans le cadre spécifique de la marine. En effet, l’illustre dictionnaire Treccani apporte la précision suivante :
« Nel linguaggio marinaresco, ‘ancora sporca’, impigliata in qualche ostacolo nel fondo o anche nella sua stessa catena, che si è arrotolata intorno ad essa. »
Dans le langage de la marine, ‘ancre sale’, empêtrée dans un obstacle au fond ou même dans sa propre chaîne, qui s'est enroulée autour d’elle.
Avec le contexte sémantique proposé par le dictionnaire Treccani, il est permis d’associer l’idée du visage dénué de propreté et celle de l’ancre entravée : dans ce cas, on pourrait parler du marin qui fait une drôle de tronche à cause de son ancre entremêlée.
Et si la sécurité de l’ancre représentait la fiabilité du raisonnement qui permettrait de penser une navigation réussie ?
« Humilité » est un mot qui est très à la mode dans les hautes sphères du pouvoir depuis quelques semaines, en raison de la crise sanitaire actuelle. Est-ce de leur part, une prise de conscience, un rappel ou une parade ? Instruction, contrition ou dissimulation ?
En tout cas, dans la bouche de l’Aventy, c’est une conviction, affirmée à la fois avec beaucoup de sincérité et d’humilité.
Faire montre d’humilité pour parler de l’humilité : il faut le faire ! Le Zeph a insisté pour que l’Aventy rajoute aux cinq hypothèses énumérées par la Cassandre de Troyes la sixième clause qui concerne le caractère essentiel de l’humilité en mer. Mais l’Aventy est trop poli pour publier un amendement par le biais des commentaires du blog. Alors, pour que tous les lecteurs bénéficient de la sagesse de l’Aventy, le mousse se fait le porte-parole de cette sagesse.
Le franc-parler de l’Aventy est un grand sujet de satisfaction pour la source émettrice tout comme pour les personnes qui reçoivent le message, qui est loin d’être médiocre ou banal.
L’Aventy connaît bien l’univers d’Archimède, au sens propre, comme au sens figuré. Au sens propre, en étant familier des montagnes et des rivages de l’île natale du grand savant. Au sens figuré, par l’ingéniosité des trouvailles, plus particulièrement dans le domaine de la mécanique des fluides.
L’Aventy est férue de science nautique. Comme Archimède, l’Aventy aime expérimenter, innover, faire œuvre de pionnier.
À ce stade du discours, une parenthèse s’impose : elle est fournie par l’illustre poète milanais Alessando Manzoni, qui dit :
« Uno dei benefici dell’amicizia è di sapere a chi confidare un segreto. »
L'un des avantages de l'amitié est de savoir à qui confier un secret.
Le Zeph est très fier que l’Aventy lui confie des secrets de son œuvre de pionnier.
Cette confiance témoigne de la grande satisfaction de l’Aventy par rapport à l’attitude du Zeph.
Ce qui caractérise le savoir archimédien, c’est le lien indissociable entre la cogitation et la réalisation pratique.
L’Aventy est archimédien au niveau des synapses des neurones et au bout des doigts.
L’un des grands motifs de satisfaction de l’Aventy est l’efficience dans le concret, l’impact dans le réel, la preuve incontestable de la faisabilité.
L’Aventy est friand de projets qui requièrent la précision du geste et la minutie du regard.
Le soin apporté aux petits détails cultive la vigilance, qui est indispensable à la pratique de l’équité.
La régularité géométrique est le creuset où s’allie la volonté de l’humain et le καιρός – ΚΑΙΡΟΣ pour faire émerger la constance, qualité ulyséenne.
Du temps d’Homère comme de nos jours, il faut du courage et de la ténacité pour finir l’ouvrage, mener à terme le projet, achever la mission que l’on s’est fixée.
Le geste méticuleux nourrit une attitude rigoureuse qui prévient tout empiétement et tout abus au détriment d’autrui.
L’art au bout des doigts, pour l’esthétique mais aussi pour l’éthique. La véritable finalité de ces exercices de concentration et de précision est, selon la philosophe Simon Weil, la délicate attention que chacun doit témoigner envers autrui, c’est-à-dire la sollicitude toute naturelle, qui fonde l’esprit fraternel.
Ce qui est merveilleux avec l’Aventy, c’est que l’accès au second degré est toujours judicieusement préparé et grandement facilité. Du coup, la satisfaction apportée par la compagnie de l’ami gagne en échelon et se hisse tout naturellement au second degré.
Y a-t-il une couleur qui chante plus qu’une autre la satisfaction de l’ami ?
C’est sans doute la couleur pourpre qui exprime le mieux la vive émotion.
Dans ce cas, le rougeoiement du ciel au moment où le soleil dit au revoir au « giardinetto », ou plutôt au « giardino », montre que le cosmos s’émeut de l’amitié entre l’Aventy et le Zeph.
Le déploiement d’une telle palette n’est pas routinier. À chaque fois, c’est un événement. À Ponza, dans l’archipel des Îles Pontines, quand l’Aventy et le Zeph se sont revus en juin dernier, la splendeur du soleil couchant venait couronner la journée de l’amitié.
De nouveau, Dame Nature réitère sa complicité, nous l’en remercions vivement !
Mais les divinités ont fait bien plus.
À l’aube du jour où l’Aventy est arrivé à Ponza, le port s’est soudainement illuminé d’une féerie insoupçonnée. Toutes les guirlandes se sont mises à scintiller avec leurs ampoules polychromes.
L’ambiance de fête annonçait l’hommage rendu au pape Silverio, qui était le saint patron de l’île. Le point culminant des festivités était prévu pour le 20 juin, c’est-à-dire la veille du solstice d’été. Auparavant, il fallait vérifier que les installations de lumière fonctionneraient correctement. Nous avons eu la chance que cet essayage ait eu lieu pendant notre séjour, et plus précisément, le jour de l’arrivée de l’Aventy.
Indubitablement, il y a eu coïncidence entre le calendrier liturgique et notre programme de visite. Comme cette coïncidence était belle et ravissante !
Les Anciens n’auraient pas manqué d’y voir un augure favorable, et peut-être même une bénédiction.
Physiquement et spirituellement, c’est un message de lumière, qui apporte joie et courage, au cas où l’existence viendrait à s’assombrir, comme en cette période de crise sanitaire.
Le jour où nous avons goûté la délicieuse mâche du « giardino », nous ne pensions pas revoir l’Aventy avant de nombreux mois. C’est pourquoi l’Aventy nous a offert, en guise d’au revoir, une brassée de rameaux fleuris. Ils provenaient du cognassier et du forsythia du « giardino ».
Le mousse a installé le bouquet de l’amitié sur sa table de travail.
La floraison offrait un splendide premier plan à la toile qui s’inspirait de l’œuvre qui avait permis au peintre français William Bouguereau de remporter le Premier Grand Prix de Rome en 1850, avec le thème « Zénobie retrouvée par les bergers sur les bords de l'Araxe ».
Pendant plusieurs jours, le bouquet de l’Aventy a assisté aux préparatifs du retour dans le Golfe Ambracique. Puis l’irruption du Covid-19 a fait trop de ravages.
À Ponza et dans toute la Péninsule italienne, l’on a coutume de dire :
La vera amicizia non consiste nell’essere inseparabili, ma nell’essere in grado di separarsi senza che nulla cambi.
La véritable amitié ne consiste pas à être inséparables, mais à pouvoir se séparer sans que rien ne change.
La satisfaction de l’ami est belle et précieuse. Car celui-ci offre le meilleur de lui-même, sans calcul.