La sagesse est venue à notre rencontre, par le chemin de la paix et la voie de la gratitude.
Une panne de l’embrayage sur le catamaran Moïra-Rose a été, pour le moins, une source de contrariétés à bord de celui-ci, qui s’apprêtait à aller dans l’eau.
Passait par là, le Capitaine du Zeph, innocemment. Bien inspiré, il a suggéré une procédure qui a su amadouer la mécanique récalcitrante. L’apaisement est revenu à bord du catamaran. Sans tarder, le capitaine de celui-ci nous a proposé de nous emmener en taverne le soir-même pour nous remercier.
Voilà pour la paix et la gratitude qui constituaient le prélude de la proclamation de la parole de sagesse. En effet, celle-ci a choisi de s’exprimer par la bouche du capitaine du Moïra-Rose.
Comme dans l’antiquité, cette parole avait besoin d’un décor de théâtre pour se faire entendre. Voici ce décor :
Le héraut de la sagesse s’est placé sous le dais formé par l’étoffe blanche suspendue à tribord du catamaran qui nous offrait son ombre. Sur la gauche de la photo, étaient posées deux chaises de camping. Le Capitaine du Zeph s’est installé sur la chaise bleue. Quant au mousse, il était debout au niveau de la voile triangulaire tendue au premier plan.
C’était dans ce décor scénique que la parole de la sagesse est parvenue à nos oreilles.
Venu dans le but de nous confirmer l’heure pour aller à la taverne, le capitaine du Moïra-Rose a introduit ses propos en disant : « La mer était à la fois l’enfer et le paradis ».
La parole proclamée n’était ni une formule théorique, ni une banalité.
Ce n’était pas une banalité que d’être éperonné en pleine mer par un autre bateau. Pourtant c’est ce qui était arrivé au Moïra-Rose l’an dernier, sur le chemin qui le conduisait du continent à l’Île de beauté. Ce n’était pas du tout banal que d’être transpercé sur son flanc gauche !
Le Moïra-Rose parlait donc en connaissance de cause. L’enfer qu’il mentionnait, il l’avait vécu dans sa chair, au moment de l’éperonnage. Et pourtant, le Moïra-Rose renaissait à la beauté du monde car il s’est aussi souvenu des instants paradisiaques que la mer lui avait donnés.
Le Moïra-Rose ne livrait pas une théorie, il s’épanchait au sujet de son vécu.
Sa sagesse était une sagesse de l’authenticité.
De plus, sa parole était dite, sans chercher à impressionner l’auditoire, c’est-à-dire sans chercher à exercer un pouvoir sur celui-ci.
Les prophètes des soi-disant médicanes utilisent la pétoche pour assujettir les personnes qui les écoutent. D’autres brandissent leur soi-disant tableau d’honneur pour dominer par l’éblouissement leurs admirateurs.
Rien de tout cela avec le Moïra-Rose. Point d’emphase pour créer l’artifice et l’appât du sensationnel. Avec le Moïra-Rose, le partage du savoir ne servait pas de prétexte pour avoir une emprise sur autrui. Cette délicatesse à l’égard de l’autre était une preuve de la sagesse avec laquelle l’échange était pensé et pratiqué par le Moïra-Rose.
Voici l’endroit choisi par le capitaine du Moïra-Rose et sa muse pour concrétiser leurs remerciements à notre égard :
Avec l’effet de la perspective, une table semblait s’avancer plus que les autres en direction de la mer. C’était la nôtre.
Devant nos yeux, s’étendait la silhouette lascive de l’île d’Eubée.
Le nom de la taverne était Αλμύρα. Le terme grec désigne le goût du sel.
Il figurait au-dessus de l’entrée de la taverne, mais aussi sur le côté, au sommet d’un immense panneau vertical, destiné à être vu de loin par tous les passants, qu’ils viennent du Nord comme nous, ou du Sud.
Dans ce panneau, le nom propre Αλμύρα apparaissait sur un fond bleu clair.
Juste au-dessous, les lettres Φρέσκα ψάρια (littéralement : Poissons frais), écrites sur un fond bleu foncé, indiquaient la spécialisation de l’établissement.
En restant sur le fond bleu foncé, on avait l’énumération des différents plats. Le début de la liste était : καλαμάρια (en français : calamars). C’était ce que le capitaine du Moïra-Rose a commandé pour lui.
Plus exactement, c’était ce que le Grec chargé de relever les commandes avait entendu de la bouche du capitaine du Moïra-Rose. Mais à peine l’assiette de calamars encore tout chauds était-elle posée sur la table par le serveur que le capitaine du Moïra-Rose nous a dit : « Aidez-moi à les finir ! »
Il est fréquent d’entendre ce genre de phrase quand l’assiette est entamée à moitié, voire aux trois quarts. Ici, l’invitation était lancée avant que celui qui avait commandé la nourriture ne l’ait touchée, ni avec ses doigts, ni avec sa fourchette.
Quelle belle propension au partage !
C’était la seule fois de la soirée où la nourriture matérielle s’invitait dans le champ lexical du capitaine du Moïra-Rose.
Pourtant, « ses » calamars étaient vraiment délicieux : ils étaient bien croustillants et merveilleusement assaisonnés !
Notre hôte était parfaitement conscient de la valeur de la nourriture matérielle, puisqu’il y avait recours pour nous remercier. Cependant, il ne voulait pas faire des plaisirs du ventre une finalité.
Le premier sujet de conversation qu’il a abordé à table était encore la nature duale de la mer, déjà mentionnée sous le dais fait avec l’étoffe blanche. La mention de cette dualité n’obéissait pas à la mode des énoncés contradictoires, ni au jeu de la juxtaposition sémantique, sans lien cohérent entre les différents termes. Justement, la pensée de notre hôte insistait sur la réalité de ce lien et sur son caractère permanent. Autrement dit, pour le capitaine de Moïra-Rose, le paradis en mer est à jamais lié à l’enfer en mer, et il est absolument impossible d’avoir seulement le paradis, sans l’enfer.
Il n’est pas étonnant que la parole du capitaine du Moïra-Rose déplaise à beaucoup. Pourtant c’était une parole de vérité, et le Zeph y adhérait totalement. La mer, celle des navigateurs et non celle des croisiéristes, est effectivement ce tandem inséparable formé par le paradis et l’enfer.
Notre hôte ne cherchait pas à dire ce qui était plaisant, mais ce qui était véridique.
Sa parole était courageuse. Il faut du courage, beaucoup de courage pour pratiquer la sagesse.
Le deuxième sujet de conversation abordé par le capitaine du Moïra-Rose était la nature du bénéfice retiré de chaque navigation. Une fois de plus, sa pensée nous étonnait. Là où légitimement le mot plaisir devait être prononcé, il ne l’a pas été une seule fois dans la bouche de notre hôte. Par contre, celui-ci était intarissable sur l’enrichissement que chaque expérience en mer apportait à son être.
Pour le capitaine du Moïra-Rose, la mer est une école. Chaque passage dans l’eau apporte un enseignement. On en sort, toujours enrichi.
Le Zeph rejoint tout à fait le Moïra-Rose là-dessus.
Voici un souvenir de ces agapes où la quête de sens constituait presque la totalité du menu :
Ça fait beaucoup de bien au Zeph de voir que le Moïra-Rose aussi affronte l’espace marin, non pas grâce à la technologie, mais grâce à des valeurs humaines.
Sur de très nombreux points, la sagesse du Moïra-Rose servait de caisse de résonance à la pensée du Zeph.
La convergence des deux conceptions de la vie apportait au Zeph un grand réconfort.
Le capitaine du Moïra-Rose a prononcé des paroles que le Zeph aurait voulu entendre tous les jours.
Le lendemain matin, juste après le lever du soleil, le Moïra-Rose devait entrer dans l’eau. Mais les vagues étaient trop fortes. Le traîneau qui avait la responsabilité de faciliter l’entrée dans la mer ne semblait pas très disposé à se mettre en marche.
Patiemment, le capitaine du Moïra-Rose laissait l’échiquier se mettre en place. Calmement, il observait l’évolution des forces d’inertie. La sagesse pratique dont il faisait montre lui permettait d’acquérir le maximun d’informations au moindre frais.
Point de gesticulation inutile. Point de propos intempestif. Le dénouement aurait lieu au moment où il devrait avoir lieu. Cela ne servirait à rien de le brusquer.
Il ne s’agissait pas de passivité. C’était plutôt la sagesse de l’humilité.
Nous avons laissé le capitaine du Moïra-Rose peaufiner sa quête de l’apaisement et nous avons accompagné sa muse à la poste de Σκάλα Ωρωπού – ΣΚΑΛΑ ΩΡΩΠΟΥ (transcription : Skala Ôrôpou) pour le paiement de la taxe TEPAÏ, qui autoriserait le Moïra-Rose à naviguer dans les eaux grecques au cours des prochains mois.
La Grecque, qui faisait l’encaissement pour les autorités maritimes, nous réservait un accueil très aimable. Elle manifestait un vif plaisir à nous dire au revoir dans la langue de Molière.
La sagesse est une vertu intrinsèque. Mais elle se sent plus à l’aise quand elle ne rencontre pas d’hostilité ou de rudesse dans son environnement.
De retour au chantier naval, nous avons constaté que la diplomatie du capitaine du Moïra-Rose a empêché la situation d’empirer. Certes, la bonne volonté du traîneau de la mise à l’eau n’a pas beaucoup mûri, mais il n’y avait pas d’électricité dans l’air, ni de crispation dans les attitudes.
Pour l’heure, l’éventualité d’une mise à l’eau du Moïra-Rose avant la fin de la matinée n’était pas exclue.
Afin de permettre au capitaine de celui-ci et à sa muse de mieux vivre l’attente, nous leur avons proposé un verre d’eau fraîche sur le balcon ombragé du Zeph.
Le lieu où avait lieu le partage de l’eau fraîche influençait immanquablement le sujet de conversation. Immanquablement, l’extraction du mât, qui avait eu lieu huit jours auparavant, a été évoquée. Immanquablement, les varangues, qui attendaient depuis huit jours que l’on s’occupe d’elles, ont été évoquées. Mais immanquablement aussi, la sagesse du capitaine du Moïra-Rose a brillé pour éviter que cet état des lieux ne tourne à l’aigreur. Pour clore le sujet, qui ne comportait que des points négatifs, le capitaine du Moïra-Rose s’est écrié : « Mais ils vivent ! »
Au lieu de s’attarder sur la triste condition qui nous accablait, la sagesse du capitaine du Moïra-Rose mettait en valeur ce que nous avons su préserver : l’amour de la vie !
Quelle perspicacité ! Quelle empathie ! Quelle éloquence !
Le capitaine du Moïra-Rose a vu juste, a visé juste, a parlé juste.
Le ton de l’exclamation était celui d’une protestation.
Le Capitaine du Moïra-Rose protestait contre ceux qui ne savaient pas reconnaître notre réussite. Oui, pour lui, nous avons brillamment réussi car nous avons sauvé ce qui était essentiel et primordial.
La véhémence de la parole du capitaine du Moïra-Rose montrait que c’était un sujet qui lui tenait à cœur.
Le Zeph est très reconnaissant à l’égard du Moïra-Rose pour cette parole si émouvante.
Comme l’agitation de la mer n’allait pas en diminuant, le Moïra-Rose était contraint de reporter au lendemain la réalisation de son vœu d’entrer dans l’eau.
Tout de suite, le Zeph a saisi l’occasion pour proposer au Moïra-Rose de célébrer ensemble l’amour de la vie. Et tout de suite, le Moïra-Rose a accepté l’invitation.
Le lieu de la fête serait le balcon du Zeph, au moment où il baignerait dans la magnifique lumière du soleil couchant.
Pour ces agapes de la résilience, le Moïra-Rose a apporté des triangles croustillants, recouverts de graines de sésame, et un vin blanc du Péloponnèse.
Les triangles croustillants étaient si délicieux qu’il n’en restait plus un seul au bout de quelques minutes.
Quant au vin, on avait le choix entre le vignoble grec et le vignoble français. À l’unanimité, la préférence a été accordée au vin français. En l’occurrence, il s’agissait d’un Bordeaux blanc, de la Cuvée Éléonore, sortie des fûts en 2020 :
En entrée, le Zeph a préparé des crudités avec les légumes frais achetés au marché fermier de Σκάλα Ωρωπού – ΣΚΑΛΑ ΩΡΩΠΟΥ :
Du chou blanc, coupé en fines lamelles, était présenté avec du concombre et des oignons rouges.
Le plat suivant était un riz agrémenté d’aubergines et de poivrons rouges, toujours achetés au même marché fermier :
L’extrême chaleur du temps estival nous incitait à la frugalité. Mais celle-ci n’empêchait ni la fête des papilles ni le bonheur de la convivialité.
Et pour finir, le Zeph a servi des pêches plates, parfumées au rhum :
Le Moïra-Rose avait raison : l’essentiel pouvait nous combler !
Voici le capitaine du Moïra-Rose et sa muse, illuminés par l’aura de leur sagesse :
Regardez à quel point le Moïra-Rose faisait du bien au Zeph :
Ce soir-là, on n’a pas parlé ni du rocher de l’ensorcellement ni de la mise à l’eau retardée.
Ce soir-là, on a parlé de la passion qui avait animé les deux capitaines depuis leur jeunesse : la passion pour les bateaux.
Ce soir-là, le Moïra-Rose et le Zeph ont célébré ensemble la vie à la manière de Rabelais, de Rousseau, de Colette et de Proust.
De cette merveilleuse soirée, il reste un souvenir inoubliable, mais aussi ceci :
Il s’agissait du vin blanc apporté par le Moïra-Rose, qui l’a laissé au Zeph.
Le nom du vin était écrit en haut de l’étiquette.
En gros caractères et en majuscules d’imprimerie :
ΛΕΥΚΟΣ
ΚΥΚΝΟΣ
Juste au-dessus, figurait la traduction en anglais : White Swan
En français : Cygne Blanc
Un regard plus insistant sur l’étiquette pourrait y déceler une incohérence.
En effet, le titre de la bouteille semblait contredire la couleur sombre du cygne qui se trouvait en bas de l’étiquette.
Mais il suffisait de baisser un peu la tête pour jouir de ce ravissant spectacle :
Non seulement le cygne n’était plus noir, en plus il a perdu toute opacité.
Son corps devenu transparent collectait avec dextérité et élégance la lumière du soleil couchant pendant que la mâture environnante se renversait dans l’allégresse des verres remplis.
Il suffisait de baisser un peu la tête découvrir cette très belle surprise.
Baisser un peu la tête, c’est-à-dire choisir un autre angle de vue, s’intéresser sincèrement à la chose, ne pas rester routinier ou superficiel, privilégier la compréhension et la connaissance à la consommation.
Baisser un peu la tête, c’est aussi se montrer humble.
Fabuleux Moïra-Rose ! Tu as fait don au Zeph de ta lumière interne, celle qui éclaire la face cachée et qui révèle l’être intérieur. Dans ton sillage, cette lumière est désormais comme un phare pour qui cherche la route de la connaissance.
Depuis le premier instant, qui avait vu la proclamation de la nature duale de la mer, jusqu’au dernier moment, où a eu lieu la révélation du cygne qui recueillait l’or du temps, le Moïra-Rose n’a pas cessé de surprendre le Zeph.
Le lendemain de ces agapes de la résilience, la bonne volonté du traîneau de la mise à l’eau a atteint son apogée au moment où le soleil se levait.
Le Moïra-Rose a tout de suite saisi l’opportunité pour rejoindre la mer.
Le Moïra-Rose était pour le Zeph un frère d’armes dans le combat pour la sauvegarde du sens.
La sagesse du Moïra-Rose agissait sur le Zeph comme un baume.