La situation est extrêmement alarmante. Un agent pathogène, arrogant et invincible, circule activement dans la ville et cause de nombreux décès. Voici les mots du rapport officiel :
Πόλις γάρ, ὥσπερ καὐτὸς εἰσορᾷς, ἄγαν
ἤδη σαλεύει, κἀνακουφίσαι κάρα
βυθῶν ἔτ´ οὐχ οἵα τε φοινίου σάλου,
Σοφοκλῆς. Οιδίπους Τύραννος. Στίχοι κβ' – κδ'
En effet, comme tu le vois, la ville,
battue par la tempête, ne peut plus lever sa tête
submergée par l'écume sanglante.
Sophocle. Œdipe Roi. Vers 22 à 24
Le tableau clinique commence par une description de l’atmosphère générale. L’État est comparé à un navire en proie à de violentes secousses. Le pouvoir en place est ébranlé dans ses certitudes. L’épreuve sanitaire qu’il traverse semble insurmontable.
L’état des lieux se poursuit avec l’énumération des symptômes :
φθίνουσα μὲν κάλυξιν ἐγκάρποις χθονός,
φθίνουσα δ´ ἀγέλαις βουνόμοις τόκοισί τε
ἀγόνοις γυναικῶν·
Σοφοκλῆς. Οιδίπους Τύραννος. Στίχοι κε' – κζ'
Encore enfermés dans les bourgeons, périssent les fruits de la terre,
les troupeaux de bœufs languissent, et les germes conçus
par les femmes ne naissent pas.
Sophocle. Œdipe Roi. Vers 25 à 27
La contamination affecte le règne végétal, le monde animal et la famille humaine. L’agent pathogène perturbe la génétique.
La déclaration officielle nomme le fléau en ces termes :
ἐν δ´ ὁ πυρφόρος θεὸς
σκήψας ἐλαύνει, λοιμὸς ἔχθιστος, πόλιν,
ὑφ´ οὗ κενοῦται δῶμα Καδμεῖον,
Σοφοκλῆς. Οιδίπους Τύραννος. Στίχοι κζ' – κθ'
Brandissant sa torche,
la plus odieuse des déesses, la peste, s'est ruée sur la ville
et a dévasté la demeure de Cadmos.
Sophocle. Œdipe Roi. Vers 27 à 29
La peste, puisqu’il s’agit d’elle, crée du vide en consumant des vies.
La ville dévastée par l’épidémie a été fondée par Cadmos : c’est Thèbes, en Béotie, dans la partie centrale de la Grèce.
Le moral des Thébains, qui est au plus bas, a sa musique funèbre. Le rapport officiel en rapporte les échos :
μέλας δ´
Ἅιδης στεναγμοῖς καὶ γόοις πλουτίζεται.
Σοφοκλῆς. Οιδίπους Τύραννος. Στίχοι κθ' – λ'
Et le noir
Hadès, de nos gémissements et de nos lamentations, s’enrichit.
Sophocle. Œdipe Roi. Vers 29, 30
Ironie du propos : il y a un profiteur de la situation. C’est Hadès, le souverain du royaume des morts !
Le bilan peut se résumer par une comptabilité :
ὧν πόλις ἀνάριθμος ὄλλυται
Σοφοκλῆς. Οιδίπους Τύραννος. Στίχος ροθ'
La ville est épuisée par les funérailles sans nombre
Sophocle. Œdipe Roi. Vers 179
Existe-t-il un moyen de se prémunir contre cette maladie qui se répand de manière effroyable ? Comment résister efficacement à l’agent pathogène ? Comment obtenir rapidement l’immunité pour chaque individu et pour tout le groupe social ?
Pour mettre un frein à la propagation de l’épidémie, il faut identifier le « patient zéro » et l’isoler. Le « patient zéro » est celui par qui l’infection est entrée dans le corps social.
Devant l’extrême gravité de la situation, le pouvoir politique, incarné par l’actuel roi Œdipe, est sommé d’agir vite et avec la plus grande efficacité.
Celui-ci confirme qu’il a consulté la plus haute autorité en matière de santé publique, qui est Apollon, le dieu guérisseur.
L’oracle qui parvient de Delphes fournit le procédé pour identifier le « patient zéro » : le « patient zéro » est celui qui est positif au test concernant l’homicide de l’ancien roi. En effet, la présence du tueur impuni est une souillure qui a causé l’apparition de la peste.
Œdipe, qui détient en ce moment les rênes du pouvoir, fait solennellement la promesse qu’il mènera en personne l’enquête pour trouver le « patient zéro ». Celui-ci sera alors extirpé de la ville de Thèbes, pour qu'elle obtienne l’immunité.
Autrefois, Œdipe a délivré l’illustre cité du joug meurtrier du Sphinx.
À présent, le libérateur adulé fait la promesse d’une immunité avérée et viable.
La ville de Thèbes en est toute haletante d’impatience.
La diligence de l’enquête aboutit à des résultats bouleversants : le criminel recherché est l’actuel roi, Œdipe lui-même !
Jadis, quand il se rendait de Delphes à Thèbes, Œdipe a provoqué un accident mortel, qui a coûté la vie à quatre personnes dont il ignorait l’identité.
Parmi les victimes, il y avait son père biologique, l’ancien roi de Thèbes, qu’il n’avait pas reconnu, parce qu’il a été séparé de ses parents depuis l’instant où il n’avait que trois jours.
L’accident mortel n’était pas un simple homicide, mais un parricide. C’était le premier volet d’une prophétie accablante, qui en contenait deux.
En effet, l’oracle a prédit qu’Œdipe tuerait son père et coucherait avec sa mère.
Parce qu'Œdipe a fait la promesse de l’immunité et qu’il s’est acharné à tenir cette promesse, il a découvert qu’il était le « patient zéro ». Après cette douloureuse découverte, l’infortuné est demeuré cohérent avec son engagement et a tout de suite demandé son exil, c’est-à-dire son éloignement du corps social. La rapidité de la demande et le caractère immédiat de l’exil demandé indiquaient l’urgence d’isoler le « patient zéro ». Jusqu’au bout, Œdipe est resté cohérent avec son désir de clarté.
Par rapport à l’enchaînement des événements, la promesse de l’immunité avait pour conséquence un dépistage, qui était une identification. La plus haute autorité politique du pays, c’est-à-dire le roi Œdipe, s’avérait être le « patient zéro », parce que les projecteurs étaient braqués sur ses origines. L’immunité réclamée par la ville de Thèbes passait par la résolution d’une énigme concernant le passé de l’actuel roi.
Sur le plan de la conscience sociale, la promesse de l’immunité sanitaire était inévitablement associée à la délivrance par rapport à un autre fléau meurtrier, celui infligé par le Sphinx, qui a été vaincu par Œdipe, alors prince errant depuis Delphes.
Œdipe a résolu brillamment l’énigme du Sphinx. Ce triomphe de l’intelligence pourrait-il se répéter quand Œdipe serait confronté à l’énigme de sa vie, énigme qui le poursuivait, à son insu, depuis qu’il n’était qu’un nourrisson ? Un deuxième triomphe aurait comblé la ville de Thèbes. Hélas, rien n’était moins sûr !
En effet, le sujet posé par le Sphinx concernait le genre humain en général, mais restait une affaire qui n’interférait nullement avec la sphère privée d’Œdipe. Il s’agissait d’un domaine externe à l’arbre généalogique.
Par contre, la grande énigme que l’oracle de Delphes a imposée à Œdipe était étroitement liée à son être, à son existence, à son passé, à son présent et à son devenir.
Cette seconde énigme était plus redoutable, à cause de son caractère tentaculaire et pernicieux.
Le peintre Jean-Auguste-Dominique Ingres a illustré la confrontation avec le Sphinx.
Dans le coin inférieur gauche, on voit la voûte plantaire du pied gauche d’une victime, une cage thoracique et un crâne. Ces restes humains évoquent le sort funeste réservé aux personnes qui n’ont pas su résoudre l’énigme. Œdipe fixe le Sphinx du regard, en courbant l’index gauche en direction du monstre. À son tour, l’homme défie la créature hybride, parce qu’il vient de donner la réponse juste.
« Sphinx, que vas-tu faire à présent ? »
L’index droit d’Œdipe est dirigé vers le thorax du corps humain, pour signifier la paternité de la réponse à l’énigme.
L’antre du Sphinx laisse entrer la lumière par une trouée qui fait penser à une oreille. En contrebas, on aperçoit la ville de Thèbes, qui languit d’entendre la parole victorieuse.
Entre le rocher de la confrontation et la trouée de lumière, s’intercale le profil d’un homme en fuite. Il semble épouvanté. Qu’est-ce qui l’effraie à ce point ? A-t-il peur qu’Œdipe échoue et soit aussi dévoré ? À moins que son effroi ne concerne l’inéluctable conséquence de la victoire d’Œdipe : le libérateur se verra offrir le trône vacant et épousera la reine, dont il ignore encore que c’est sa mère biologique.
L’homme effrayé serait-il un spectre du Destin ?
Face au Sphinx, Œdipe prend appui avec sa jambe droite tendue et sa jambe gauche pliée, mais aussi avec deux lances dont les extrémités pointues viennent tenir compagnie au pied gauche. En quelque sorte, Œdipe est dans la position qui correspond à la première phase décrite dans l’énigme du Sphinx : il s’agit de la phase où l’être vivant se meut avec quatre pattes. Ainsi la position du futur héros thébain est indissolublement liée à l’épreuve qu’il a subie dans sa plus tendre enfance, quand il n’avait que trois jours.
La résolution de l’énigme du Sphinx apportait un soulagement immédiat, mais c’était aussi l’antichambre qui conduisait vers une fosse commune insatiable.
La toile de Jean-Auguste-Dominique Ingres est exposée au Musée du Louvre.
Par rapport à la personnalité d’Œdipe, la promesse de l’immunité était une manifestation du libre arbitre.
Il ne s’agissait pas d’une décision irréfléchie. Œdipe était un chef politique qui avait à cœur de garantir le bien-être de ses administrés. La situation devenait extrêmement critique et il était urgent que le roi agisse concrètement.
Au moment où cet engagement, qui émanait d’une âme remplie de bonté, était pris, Œdipe ignorait tout des tenants et des aboutissants de l’affaire. Mais il voulait être un souverain éclairé. C’est pourquoi il était déterminé à faire toute la lumière sur le « patient zéro ».
Bien sûr, le Destin a tissé sa trame morbide et Œdipe avait beaucoup de mal à s’en dépêtrer. D’ailleurs, il n’y est pas arrivé. Plus exactement, il est parvenu à la connaissance, qui était inattendue et redoutable. Et ce savoir, il l’a payé au prix fort.
Dès qu’il a su la vérité sur son passé, il s’est crevé les yeux et a réclamé l’exil.
Et maintenant que la lumière a été faite sur ses origines, le rideau, symbolisé par ses paupières ensanglantées, pouvait tomber.
L’exemple d’Œdipe est une mise en garde : l’accès au savoir peut avoir un contrecoup déroutant, néfaste, voire même fatal.
Œdipe a commis un parricide puis un inceste. Cependant, à aucun moment, il n’était conscient de la gravité de ses méfaits, car la signification réelle mais sous-jacente lui échappait. Il n’était que le jouet d’un Destin odieux et implacable, ce qui ne l’a pas empêché de prendre des initiatives, d’agir avec cohérence et d’assumer ses responsabilités dans la sphère que lui réservait sa lucidité.
La leçon porte-t-elle sur une guérison par rapport à une épidémie, sur l’efficacité de l’intelligence humaine ou sur la place du libre arbitre ?
La promesse de l’immunité ne concernait pas que le domaine sanitaire. Elle interpellait la sphère de l’intimité en imposant la remontée de l’arbre généalogique. De plus, elle impliquait le respect des lois que les divinités avaient établies pour garantir l’ordre dans le cosmos.
L’immunité ne serait donc accordée que lorsque la réponse serait satisfaisante à la fois sur le plan somatique, avec le lien intergénérationnel et dans la perspective cosmogonique.
En août dernier, nous sommes passés devant la ville d'Œdipe quand nous allions à la rencontre de l'ange d'Oléron, qui arrivait à Athènes par la voie des airs. Nous sommes partis d'Itéa, où jadis avaient débarqué les délégations qui étaient venues consulter l'oracle de Delphes. La route que nous avons empruntée d'Itéa jusqu'à Thèbes était celle qui avait mené Œdipe jusqu'au Sphinx.
La promesse d’Œdipe pour l’immunité de Thèbes était un acte de bonté, de courage et de grandeur d’âme.