Depuis son entrée dans les flots de l'Hellade, et jusqu'à récemment encore, le Zeph avait toujours à l'horizon le Péloponnèse. Depuis deux semaines, ce n'est plus le cas. C'est le passage du Cap Sounion qui a marqué le changement de situation.
On ne passe pas le Cap Sounion comme on se rince les orteils dans l'eau de la mer.
Gardé par Poséidon et Athéna, ce promontoire peut marquer de son empreinte indélébile le destin des navigateurs qui l'affrontent.
Un premier exemple est fourni par le récit homérique. Le poète parle d'un barreur talentueux, du nom de Φρόντις – ΦΡΟΝΤΙΣ (en français : Phrontis), qui était au service du roi de Sparte, Ménélas, dont l'épouse était la célèbre Hélène et qui était parti à Troie pour la récupérer.
L'Odyssée raconte l'incident qui a eu lieu sur la route du retour, quand les bateaux de Ménélas sont repassés devant le Cap Sounion, cette fois-ci dans le sens Est-Ouest :
ἡμεῖς μὲν γὰρ ἅμα πλέομεν Τροίηθεν ἰόντες,
Ἀτρεΐδης καὶ ἐγώ, φίλα εἰδότες ἀλλήλοισιν :
ἀλλ᾽ ὅτε Σούνιον ἱρὸν ἀφικόμεθ᾽, ἄκρον Ἀθηνέων,
ἔνθα κυβερνήτην Μενελάου Φοῖβος Ἀπόλλων
οἷς ἀγανοῖς βελέεσσιν ἐποιχόμενος κατέπεφνε,
πηδάλιον μετὰ χερσὶ θεούσης νηὸς ἔχοντα,
Φρόντιν Ὀνητορίδην, ὃς ἐκαίνυτο φῦλ᾽ ἀνθρώπων
νῆα κυβερνῆσαι, ὁπότε σπέρχοιεν ἄελλαι.
ὣς o μὲν ἔνθα κατέσχετ᾽, ἐπειγόμενός περ ὁδοῖο,
ὄφρ᾽ ἕταρον θάπτοι καὶ ἐπὶ κτέρεα κτερίσειεν.
Ὁμήρου Ὀδύσσεια. Ραψωδία γ'. Στίχοι σος’ – σπε’
Pendant ce temps nous voguions ensemble, loin de Troie,
Ménélas et moi, unis l'un à l'autre par la plus intime amitié.
Lorsque nous abordâmes à Sounion, promontoire sacré des Athéniens,
le brillant Apollon, s'avançant vers le pilote de Ménélas,
le perça mortellement de ses flèches rapides.
Ce malheureux tenait entre ses mains le gouvernail du vaisseau qui courait sur les ondes :
il s'appelait Phrontis, était fils d'Onetor, et le plus habile des hommes
à gouverner ces navires toutes les fois que les tempêtes grondèrent avec violence.
Ménélas, quoique pressé de continuer sa route,
s'arrête en ces lieux pour ensevelir son compagnon et pour lui offrir les sacrifices dus aux morts.
Odyssée d'Homère. Chant III. Vers 276-285
Au cap Sounion, le timonier du roi de Sparte a été transpercé par les flèches d'Apollon.
L'homme de confiance de la maison royale a été tué pendant qu'il accomplissait fidèlement son service.
Malgré sa hâte de rentrer cher lui, le souverain a dû interrompre sa route pour donner une sépulture à son talentueux serviteur. Le rite funéraire exigeait un bûcher.
Les funérailles organisées par Achille pour son cousin Patrocle comportaient aussi un bûcher.
Le Destin a frappé la flotte de Ménélas au Cap Sounion en utilisant le deuil.
La sentence était cruelle. L'exécution, brutale. La perte, irrémédiable.
Plus près de nous, le Cap Sounion a été le lieu de naufrages dont le coût en vies humaines était plus considérable. L'un d'eux a eu lieu en 1750, ensevelissant un navire marchand qui faisait route entre Alexandrie et Venise. Le bateau infortuné s'appelait « Britannia ». Tout l'équipage a péri dans la catastrophe : une cinquantaine de vies humaines disséminées au fond de l'abîme, à l'exception de trois chanceux qui ont pu survivre. L'un d'eux entrait dans sa dix-neuvième année au moment de l'épreuve. Il était écossais. Il s'appelait William Falconer. Il a conté son traumatisme dans un poème, intitulé « The Shipwreck » (en français : Le Naufrage). Voici les vers qui relatent le démembrement de la nef :
As o'er the surge the stooping main-mast hung,
Still on the rigging thirty seamen clung ;
Some, struggling, on a broken crag were cast,
And there by oozy tangles grappled fast,
Awhile they bore th'o'erwhelming billows'rage,
Unequal combat with their fate to wage ;
Till all benumb'd and feeble they forego
Their slippery hold, and sink to shades below.
Some, from the main-yard-arm impetuous thrown
On marble ridges, die without a groan
Comme au-d'sus de la montée subite le mât principal se penchait,
Toujours sur le gréement trente matelots s'accrochaient ;
Certains, luttant, sur un rocher brisé ont été jetés,
Et là, par des enchevêtrements de sueurs, s'agrippèrent rapidement,
Pendant qu'ils supportaient la rage des flots accablants,
Combat inégal avec leur destin à mener ;
Jusqu'à ce qu'ils soient engourdis et faibles, ils renoncent
À leur emprise glissante et sombrent dans les ombres ci-dessous.
Certains, jetés du bras impétueux de la grand-cour
Sur des crêtes de marbre, meurent sans un gémissement. [Bc 3,11. 658-67]
Une scène de tempête au Cap Sounion a été peinte par l'artiste russe Ivan Aïvazovsky :
Sur la gauche du tableau, se dressent, sur un promontoire, les colonnes du Temple de Poséidon.
Une même lumière blanchâtre s'empare des flots et des nuages. C'est la couleur du linceul que déploie le Destin.
Le peintre russe a aussi représenté la chance fabuleuse du survivant :
Le survivant n'a pas été étouffé par les flots, ni fracassé contre la roche.
Il rassemble ses dernières forces pour ne pas glisser sur la pente meurtrière.
Quelle épreuve le Destin a-t-il réservé au Zeph qui voulait, lui aussi, passer le Cap Sounion ?
Voici l'environnement qui lui a été offert dans cet endroit stratégique :
Les colonnes du Temple de Poséidon étaient à tribord, dans cette configuration voulue par le vent. Même de loin, la pureté célébrée par l'architecture antique était perceptible.
Et si l'on inversait la perspective ? Comment un visiteur de là-haut nous verrait-il ? Son spectacle pourrait être celui-ci :
Il verrait, non pas la flotte grecque en partance pour Troie, mais une assemblée de nefs contemporaines, toutes subjuguées par le charme du site.
Lequel des deux panoramas est préférable à l'autre ? Celui du terrien ou celui du navigateur ? Avec un point de vue, le chemin s'arrête et mêle la frustration au sublime. Avec l'autre point de vue, la route se poursuit et entretient le rêve.
Le balcon sur la mer, posé directement sur les flots du Sounion, était irremplaçable. Aucun moteur monté sur des roues, aucun carrosse, aussi magnifique soit-il, ne pourraient nous offrir un tel privilège.
La beauté du site était magnifiée par la sérénité du temps.
L'apothéose attendue s'est produite quand l'astre du jour nous a dit au revoir au-dessus de l'horizon.
La clémence des divinités nous a épargné bourrasques et tempêtes.
Reconnaissants, nous leur avons offert une libation.
Nous avons choisi un Chablis, sorti en 2011 des fûts de la maison Brocard.
Nous avions l'intime conviction que Poséidon et Athéna approuvaient notre offrande.
Comblés, nous avons levé nos verres (ou plus exactement, le verre pour l'un et la bouteille pour l'autre) pour honorer l'inestimable Καιρός – ΚΑΙΡΟΣ en mer.
Il arrive que la mer soit clémente et généreuse, extrêmement clémente et extrêmement généreuse. Nous avons tenu à rappeler cette clémence et cette générosité incroyables en accompagnant le Chablis par du poisson préparé avec l'origan fleuri :
Après ce festin de la sérénité, nous avons passé une douce nuit :
Stimulée par la lumière dorée qui faisait surgir les colonnes du Temple d'Apollon au milieu de l'obscurité, l'éolienne du Zeph n'en finissait plus de manifester son euphorie.
La littérature moderne nous a prévenus que le mouillage serait « très rouleur ». Cette prédiction ne s'est pas du tout accomplie. Aucun malheur, aucun désagrément n'est venu troubler notre tranquillité.
Voici le mouillage au lever du jour, en regardant vers l'Ouest :
Miroir de douceur et de tendresse !
Nous nous retournions vers là d'où nous étions venus, c'est-à-dire vers le Sud. Voici ce que nous avons trouvé :
Le bonheur en mer !
Sans aucun doute, le Destin nous a choyés au Cap Sounion.
Nous n'avons pas connu l'infortune de Φρόντις, timonier du Roi de Sparte, ni celle du poète naval William Falconer. Nous en remercions vivement les divinités.
Très ému, le Zeph a dit au revoir au Cap Sounion, auréolé d'une belle lumière surnaturelle.