Être neutre, c’est ne favoriser ni un côté, ni l’autre. Une voile neutre ne cède à aucune sollicitation du vent, qu’il vienne de tribord ou de bâbord. Quelle serait sa courbure ? Nulle ?
Est-ce une condition nécessaire ? Suffisante ?
Genova, la capitale de la Ligurie, exhibe des voiles à courbure nulle. Elles ne se gonflent ni à droite, ni à gauche. Elles présentent une surface plane, tendue par un cadre triangulaire rigide.
La courbure de chacune d’elles est indifférente au sens et à l’intensité du vent. Cependant, le groupe constitué par plusieurs triangles élémentaires fonctionne joliment à la manière d’une girouette.
Être neutre, c’est ne prendre parti pour personne, se mettre en retrait pour ne pas soutenir un camp plutôt que le camp adverse, s’interdire des ingérences pour laisser les uns et les autres régler eux-mêmes leur conflit.
Il arrive que le capitaine du Zeph ne se mêle plus de ce que peut faire le vent, ni de ce que préparent les vagues. La neutralité lui plaît. Il s’y installe. La voile a-t-elle une courbure nulle à ce moment-là ?
Pas du tout. Au contraire, elle a une courbure, assez marquée même.
Elle présente sa concavité au capitaine. Elle est comme un hamac, mais vertical.
De ceci, il résulte que la courbure nulle n’est pas une condition nécessaire au contexte de neutralité.
L’un des attraits des ports grecs où le Zeph aime à se prélasser est leur neutralité. Ni ils ne nous repoussent, ni ils ne cherchent à nous happer. Ils nous laissent faire ce dont nous avons envie : partir ou rester, traîner ou accélérer, nous mettre perpendiculairement au quai ou parallèlement. Ils ne se mêlent pas de nos manœuvres, de nos hésitations, de nos tâtonnements, de nos échecs ou de nos réussites dans l’amarrage.
La configuration préférée du Zeph est d’avoir un flanc adossé directement contre le quai, sans aucune nef intermédiaire. Dans ce cas, la courbure du quai de la neutralité est nulle. C’est la situation idéale. Elle s’est produite à Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ, quand le Zeph y attendait le Nirvana et le Hanabi.
Le Zeph avait tout son flanc droit protégé directement par le quai. Le robinet d’eau était sur la droite, légèrement en retrait par rapport à la poupe. Le Zeph pouvait couler autant de jours heureux qu’il le souhaitait, sans que personne de l’administration ne vienne l’inquiéter.
À Κυλλήνη – ΚΥΛΛΗΝΗ, les autorités portuaires observaient aussi à notre égard une stricte neutralité. Le balcon du bâtiment administratif pouvait renseigner les garde-côtes sur tous nos faits et gestes.
Pendant leurs rondes dans les eaux du port, côté ferrys comme côté barques de pêche, ils nous voyaient enjamber inévitablement deux épaves pour regagner le Zeph. Rien ne les aurait entravés s’ils avaient voulu nous faire sentir leur présence. Le fait était que pendant tout le séjour à Κυλλήνη – ΚΥΛΛΗΝΗ, qui a duré huit jours, l’administration portuaire était restée bien à l’écart de notre chemin.
Il va de soi que l’on ne rencontre pas la situation idéale dans tous les ports. Il faut alors s’appuyer sur une courbure non nulle, pour amarrer le Zeph, toujours parallèlement au quai, mais avec des nefs intermédiaires.
À Κυλλήνη – ΚΥΛΛΗΝΗ, un choix était à faire entre deux coques, qui pressaient déjà leurs flancs gauches contre le quai de pierre. Il nous incombait de choisir. Personne n’était là pour nous fournir des conseils ou donner des ordres. On nous laissait seuls à exercer notre faculté de jugement et à assumer notre responsabilité.
Ça y est, le capitaine vient de prendre une décision. Il choisit la coque qui lui semble la plus longue, donc qui offrirait un appui plus stable. C’est la nef qui est la plus à l’arrière. Elle s’appelle Caliente. L’immatriculation s’est faite à Bodrum, dans un territoire non reconnu diplomatiquement par l’État grec.
Personne n’est venu mettre son grain de sel pendant que le Zeph s’est mis à couple du Caliente de Bodrum. Le quai des pêcheurs, où le Zeph vient de s’installer, garde la neutralité qu’il a manifestée dès les premiers instants. Aucune interdiction, aucune dissuasion, aucune mise en garde, aucune parole préventive.
C’est au Zeph de se rendre compte tout seul de ce qui lui arrive. Et ce qui lui arrive, c’est que ses défenses sont en train de se noircir dangereusement en se frottant contre le flanc en décrépitude du Caliente de Bodrum !
Quelle mauvaise surprise ! Le capitaine est exaspéré par cette malheureuse découverte.
Seul à expérimenter, seul à découvrir, donc seul aussi à rectifier.
On modifiait l’orientation, la longueur et la fixation des amarres, et l’on faisait glisser le Zeph vers l’autre nef en décomposition.
En provenance du quai, personne n’est intervenu, ni en geste ni en parole, pendant cet échange de courbure. C’est cette deuxième convexité qui tiendrait compagnie au Zeph jusqu’à la fin du séjour. La deuxième épave s’appelait ANUYTA.
Nous étions seuls, absolument seuls à choisir et à peaufiner notre installation.
Le quai, par l’intermédiaire de la courbure des deux épaves, nous a laissé agir à notre guise, sans nous contrarier, mais aussi sans nous encourager. Il ne nous adressait aucune critique, n’émettait aucune opinion. Il ne cherchait pas à nous influencer dans un sens ou dans l’autre. Nous étions totalement libres de revenir sur notre choix initial.
À Κυλλήνη – ΚΥΛΛΗΝΗ, la courbure de la neutralité n’était pas nulle. C’est même la convexité qui apportait la sécurité, et la tranquillité de l’esprit.
À Eρατεινή – EPΑTEINΗ, la courbure de la neutralité n’était pas nulle non plus. C’est le flanc gauche d’un chalutier qui nous a offert sa convexité robuste. Il s’appelait ΠΟΣΕΙΔΩΝ.
Le quai s’est gardé de se montrer directif. On nous a laissé effectuer les manœuvres comme cela nous convenait. Mais au moment où les amarres atterrissaient sur le bord d’en face, quelqu’un était là pour les réceptionner et les installer au bon endroit.
La personne qui nous a aidés sans nous avoir influencés au préalable était un jeune pêcheur.
Il nous a vu arriver pendant qu’il triait les filets. Puis il a accouru et nous a rendu service.
La neutralité de la courbure non nulle n’était donc pas de l’impassibilité. Il y avait assistance, et même promptitude de l’assistance. C’est la manifestation d’une neutralité bienveillante.
Pour son retour à Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ, le Zeph a encore bénéficié de la situation idéale et a pu adosser directement tout son flanc droit contre la paroi rectiligne du quai.
La première fois, il y avait un seul bateau entre le Zeph et l’extrémité arrière du quai. Un robinet public, en libre service, se trouvait à hauteur de ce bateau.
A la deuxième fois, le Zeph n’a pas retrouvé sa place d’il y a deux semaines : entre lui et l’extrémité arrière du quai, il y avait maintenant trois autres bateaux.
Cette nouvelle configuration a amené le Zeph à hauteur d’un autre robinet public.
Malheureusement, celui était difficile d’accès et très peu maniable. Le mousse s’est vu contraint de revenir au premier robinet, qui était plus coopératif , mais plus éloigné aussi. Quand il a fini le va-et-vient entre cette source d’eau et l’étendage, un Grec qui pêchait à la ligne derrière la poupe lui a adressé la parole pour vanter la commodité du robinet de la proximité.
L’homme n’a pas gardé le silence jusqu’à la tombée de la nuit.
La libération de la parole conseillère a entraîné la libération du flot aqueux, qui témoignait de la générosité grecque.
Ici encore, la neutralité n’était ni de l’insensibilité, ni de l’indifférence.
Qu’elle s’exprime par une courbure nulle ou non nulle, la neutralité du quai grec à Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ et à Eρατεινή – EPΑTEINΗ est une neutralité bienveillante.
Il y a neutralité parce qu’il y a un respect du libre arbitre du visiteur.
Il y a bienveillance en raison du devoir d’hospitalité.
Sigmund Freud recommande la neutralité en analyse. Un de ses disciples, Edmund Bergler, est à l’origine de l’expression « neutralité bienveillante », qui a fait son entrée dans le vocabulaire de la psychanalyse en 1937.
Est-ce à dire qu’il existe un lien entre le quai grec et la psychanalyse ?
Le quai grec est comme le divan de l’analyste, qui laisse émerger, sans censure aucune, les fantasmes, les pulsions, les phobies et les angoisses du visiteur qui arrive par la mer.
Le savoir-vivre fait que le quai grec pratique la neutralité freudienne au début. Mais la bonté naturelle sait toujours prendre la relève en donnant une coloration bienveillante à la neutralité.
Mais, sur le plan linguistique comme dans la réalité des faits, la neutralité bienveillante est-elle encore de la neutralité au sens strict ? Cette neutralité bienveillante n’est-elle pas tout simplement de la bienveillance ?