L’Anatolien nous a vus faire des photos du paysage de sa terre natale.
Il nous a vus prendre notre temps pour obtenir le meilleur cadrage et bénéficier de la bonne inclinaison des rayons lumineux. Notre soin l’a ému.
C’est pourquoi il a voulu que nous emportions dans nos souvenirs, en plus de l’esthétique du pays de ses pères, les saveurs ancestrales de son univers des douceurs.
Juste avant que notre voiture ne démarre, l’homme est venu jusqu’au volant pour nous porter des gaufres dans sa main droite et des loukoums dans sa main gauche.
L’homme a pressé le pas pour nous rejoindre, de peur que nous ne soyons déjà repartis quand il serait de retour.
La hâte des derniers instants était une conséquence du fait que l’observation de nos gestes et la cogitation qui accompagnait celle-ci avaient réclamé beaucoup de temps. Ceci montre que le geste de générosité de l’Anatolien n’était ni automatique, ni impulsif. La pensée agissante de l’hôte avait son propre temps de maturation.
La décision de la maturité était de nous faire découvrir deux textures : le craquant de la gaufre et le moelleux du loukoum. Mais là encore, l’hôte s’impliquait personnellement, en nous révélant ses préférences. En effet, il nous a dit, en roulant ses yeux : « Turkish loukoums ! » Et il ne s’est pas exprimé au sujet de l’autre gourmandise.
L’hospitalité ne pouvait pas être une attitude de stricte neutralité, car elle était l’émanation de l’engagement de l’être.
Pourquoi le loukoum avait-il la faveur de l’hôte ? Était-ce parce que celui-ci avait un faible pour la souplesse qui résiste, plus que pour le cassant qui s’effrite et s’émiette ?
La recommandation orale de l’hôte s’est révélée persuasive : nous nous sommes servis en loukoums, et seulement en loukoums.
Plus précisément, le Capitaine a prélevé de l’assiette de loukoums une portion déjà découpée. Et le mousse a fait de même.
Le plaisir qui actionnait nos mâchoires a incité notre hôte à hocher la tête pour nous signifier que nous avions droit à d’autres portions.
Avec docilité, nous avons suivi l’exhortation.
Le cœur fier, l’hôte nous a vus repartir la bouche pleine et les mains pleines.
Ce que nous avons emporté avait une valeur marchande très peu élevée. Néanmoins le cadeau reçu était précieux à nos yeux. Car il était inattendu, c’est-à-dire pur de tout calcul et de toute arrière-pensée. De plus, il avait l’élégance de la simplicité et le charme de l’authenticité.
C’était un produit fait maison, destiné aux membres de la cellule familiale. Sous l’impulsion de la gratitude, ce cercle restreint s’est ouvert et nous a accueillis. Spatialement, nous étions dans notre voiture. Mais affectivement, c’était comme si nous étions reçus au milieu des fourneaux qui faisaient la fierté de la fée du logis.
La simplicité qui habitait chaque détail n’agissait pas comme un diminutif mais comme un superlatif : l’hôte nous a offert ce qu’il y avait de plus goûteux, malgré la simplicité des ressources.
Regardez ce tas de tuiles qui attendaient d’être réutilisées :
Malgré l’extrême simplicité du niveau de vie que ces tuiles illustraient, il y a eu des loukoums de qualité pour nous souhaiter la bienvenue.
Et regardez à présent ce cheptel qui portait la promesse de l’apport protéique :
Malgré l’extrême simplicité numérique, puisqu’elle n’utilisait que l’unité, les loukoums offerts aux visiteurs étaient en nombre suffisant pour la consommation immédiate et pour une dégustation ultérieure.
Et regardez encore ce paysage où l’espoir de la survie était assuré par l’eau d’une source, captée dans une fontaine rectangulaire :
Malgré l’extrême simplicité architecturale, ce qui était essentiel et vital était préservé. De la même manière, malgré l’extrême simplicité de l’habitat, les loukoums qui y étaient confectionnés donnaient vie à l’hospitalité et rendaient le voyage très agréable.
L’initiative de l’Anatolien ne pouvait que mettre à contribution la seule ressource disponible du moment, laquelle ressource se nommait « simplicité » : simplicité des êtres, simplicité des choses, simplicité matérielle. À partir de cet état que d’aucuns considéreraient volontiers comme insignifiant, l’Anatolien a créé un événement qui trouve sa place parmi ce qui est mémorable.
Nous aurions pu repartir incognito. D’ailleurs, cela a failli arriver.
L’Anatolien aussi aurait pu surveiller incognito. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé au début, quand le voyageur et le résident semblaient s’ignorer mutuellement.
Mais le sens de l’hospitalité, qui ne s’accordait pas avec l’indifférence, ne pouvait autoriser que ce qui était étranger continue de le rester. D’une portion de temps qui a failli n’être qu’une terne histoire sans visage, l’hospitalité a fait émerger une belle rencontre entre des visages animés de bonté et d’autres visages animés de gratitude.
L’hospitalité en chemin aimait bien le mode de l’inattendu. Mais une fois qu’elle s’est révélée, elle poursuivait inexorablement son accomplissement.
Voici un autre exemple de l’hospitalité en chemin.
L’Anatolien nous a vus à l’arrêt, en train de chercher notre route.
L’après-midi était déjà bien entamé, et nous n’avions pas encore mangé.
L'Anatolien constatait notre hésitation et voudrait nous en soulager.
Il était à pied et nous étions assis dans notre voiture.
Il s’est approché du conducteur. Puis il nous a demandé si nous voulions du thé.
Il ne nous a pas demandé où nous voulions aller. Il a demandé si nous voulions nous désaltérer avec la boisson nationale. Sans doute parce qu’il pensait que le GPS saurait nous donner le chemin, mais que la saveur du temps présent ne se déguste qu’avec des amis.
Nous entendions la parole de l’Anatolien, mais nous n’en saisissions pas toute la motivation. Une nouvelle incertitude commençait à nous assiéger quand l’Anatolien a ajouté ces mots : « Vous voulez manger ? »
Notre estomac aurait dit tout de suite : « Oh oui ! ».
Mais notre pudeur nous encourageait à rester discrets au sujet de l’état de notre soma.
Notre nouveau silence a suggéré à notre hôte de revenir à une invitation plus habituelle, centrée sur le thé. Le Capitaine a alors accepté l’invitation. Et le mousse a emboîté le pas au Capitaine.
Nous sommes donc sortis de notre voiture et nous avons suivi l’Anatolien jusqu’à la maison de thé communale.
L’adjectif « communal » est employé pour qualifier ce lieu de dégustation en public, parce que nous avions l’impression que tout le village s’y est donné rendez-vous, sans aucune discrimination.
L’Anatolien voulait que nous jouissions de la compagnie de son peuple. Et dans un cadre plus restreint, il a convié à notre table des amis proches, qui se réjouissaient de faire notre connaissance.
Voici l’Anatolien en maître de cérémonie :
Voyez comme il se montrait admiratif à l’égard du Capitaine !
Depuis le tout premier instant, ce regard admiratif qui signifiait un très vif intérêt porté à la parole de l’interlocuteur, n’a jamais quitté l’Anatolien.
Les seuls moments où l’Anatolien ne regardait plus le Capitaine avec des yeux émerveillés, c’était pour lire la traduction automatique sur le téléphone portable :
Bien sûr, l’Anatolien a ouvert son porte-monnaie pour payer notre thé. Il a surtout ouvert son esprit et son cœur pour honorer le visiteur selon la coutume ancestrale.
L’hospitalité en chemin s’exprimait avec faste pour rappeler que ce qui donne véritablement sens à l’existence et l’embellit pour très, très longtemps, est la tendre sollicitude envers l’étranger.
Voici le magnifique tableau de l’harmonie composé par l’Anatolien en chérissant l’hospitalité en chemin :
Un autre exemple du bonheur procuré par l’hospitalité en chemin est fourni par ce que nous avons vécu à l’intersection de la route de Malatya avec celle de Yazıhan.
Une station service s’y trouvait et nous nous sommes arrêtés à cette station service pour faire le plein d’essence avant de nous engager sur la route de montagnes qui nous mènerait au Nemrut Dağı.
Tout s’est déroulé très vite, à cause du flux tournoyant qui s’emparait de la station service. Au beau milieu d’une fébrilité aux visages évanescents, notre aventure qui n’avait rien à voir avec l’échange commercial, a mis en perspective deux regards pour qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre. Le coup de foudre était réciproque. Mais c’était l’Anatolien qui a été le premier à déclarer sa flamme. Dès qu’il a vu le mousse, il est venu à la rencontre de celui-ci avec des bras chargés de pommes. D’où venaient ces pommes ? De cette camionnette :
Il s’agissait d’une récolte récente, qui devait être transférée d’un véhicule à un autre.
Sur la photo, le transfert se réalisait de droite à gauche.
L’Anatolien n’a pas donné au mousse seulement une pomme. Ni deux, ni trois. Mais une dizaine, qu’il a dû porter en mettant ses bras en corbeille.
Ces bras incurvés pour improviser la corbeille évoquaient le giron de l’Anatolie toute entière, qui débordait d’empathie et de bienveillance.
Voici les pommes que l’Anatolien a portées jusqu’à la voiture pour le mousse :
Dans un premier temps, elles étaient entreposées dans l’angle que faisait le tableau de bord avec la portière à droite du volant. Cette configuration renfermait une indication de toute première importance : elle révélait la position du mousse au moment où celui-ci a été aperçu pour la première fois par l’Anatolien.
En effet, le mousse était assis dans cet angle, laissant le Capitaine sortir seul de la voiture pour s’occuper du plein d’essence. Bien que la silhouette du mousse à ce moment-là ne soit pas très ostentatoire, l’Anatolien, qui se trouvait à l’autre bout de la station service a vite repéré cette silhouette, a tressailli, puis a accouru vers elle. Cette promptitude et ce dévouement de l’Anatolien témoignaient que son sens de l’hospitalité était toujours en alerte, pour ne rater aucune occasion favorable.
L’Anatolien avait la délicatesse de ne pas demander les origines du mousse. Celles-ci se voyaient sur le visage, et cela suffisait pour déclencher le geste de générosité de l’Anatolien.
Voici l’homme qui n’a pas eu honte de son coup de foudre pour l’Orient-Extrême :
Le regard de l’Anatolien était empli de douceur. Une douceur qui exprimait la bonté. Mais aussi une douceur qui avait du mal à dissimuler la mélancolie.
Cette mélancolie donnait beaucoup de poésie à la rencontre.
Même le pompiste, qui était en train de compter l’argent remis par le Capitaine, était séduit par la scène de fraternité entre l’Anatolien et le mousse. Le sourire de l’observateur en retrait disait que nous étions tous gagnants dans la célébration des vertus de l’universel.
L’Anatolien a aussi apporté pour le Capitaine la dizaine de pommes, avec les mêmes bras incurvés en corbeille.
Le fonctionnement matérialiste de la station service nous pressait de quitter les lieux. Dans un dernier sursaut, le mousse a voulu mémoriser l’endroit qui venait de nous procurer tant d’émotions édifiantes. Voici la photo de l’au revoir, arrachée à la précipitation du démarrage de la voiture :
Par bonheur, nous avons pu capter la silhouette de l’Anatolien qui levait sa main droite pour nous saluer.
Rétrospectivement, nous avons la conviction que ce qui nous a fait venir jusqu’à cette station service, ce n’était pas le plein d’essence, mais les pommes de l’Anatolien.
L’hospitalité en chemin a eu la merveilleuse idée de s’exprimer à l’aide des coups de foudre. Cela apportait du suspens et beaucoup de joies.