Sivas est appelée dans la littérature la Ville des Mausolées.
Cette préoccupation du souvenir avait-elle un impact sur l’hospitalité qui était un savoir-être de toute l’Anatolie ?
À Sivas, la première chose qui nous sautait aux yeux, c’était l’éloge, très appuyé, des plaisirs de la table. Dans la Ville des Mausolées, le fait de se nourrir était toujours présenté comme une fête indispensable, magique et souveraine.
Cet apparat n’avait pas une existence propre. Il ne se définissait pas par rapport à lui-même. Loin de là, il n’était que la réponse à quelque chose d’autre, qui détenait le pouvoir de déclencher la réaction en chaîne.
Ce déploiement insistant de l’apparat traduisait une prise de conscience, induite par l’omniprésence des édifices évoquant des vies abrégées.
Dans la Ville des Mausolées, les âmes vivantes avaient une conscience exacerbée de l’éphémère. Aussi, la voie épicurienne devenait-elle l’antidote le plus efficace contre la morosité de la résignation.
« À Sivas, on mange mieux qu’ailleurs ! », tel était le slogan qui se répandait dans les axes illuminés de la ville.
Sivas proclamait l’enchantement par la nourriture. Encouragés par le discours officiel, nous avons réservé notre première exploration au quartier historique des Halles.
Le mousse y était ébloui par l’opulence des ressources.
À sa guise, il a pu admirer la splendeur des produits de la terre nourricière :
La pancarte portait l’inscription : tatlı mandalin.
Littéralement : mandarine douce
Le kilo de mandarines cueillies dans les vergers avoisinants, conformément à l’économie des circuits courts, coûtait 15 lires turques, c’est-à-dire 53 centimes d’euro !
Non seulement la douceur du goût était mise en avant, il y avait encore la douceur du prix qui permettait aux vitamines d’être accessibles même aux porte-monnaie les plus modestes.
La mer aux ressources comestibles insoupçonnées n’était pas en reste avec la terre nourricière :
Sur la pancarte, on pouvait lire : mavi YENGEC
Littéralement : CRABE bleu
Le kilo de crabes bleus, encore très alertes, était proposé à 250 lires turques, c’est-à-dire 8,75€.
Là encore, le soit-disant luxe des protéines iodées demeurait accessible à des gourmets au faible pouvoir d’achat.
Après la passionnante découverte visuelle, nous avons tenté l’expérience gustative.
Nous avons demandé des brochettes.
Le Capitaine, très classique, a commandé des brochettes de poulet :
Le blanc de poulet, qui était très tendre, n’était nullement desséché en dépit de la cuisson qui avait fait dorer l’extérieur.
Le mousse, lui, a choisi des brochettes de foie de volaille, pour être un peu plus dans l’air du temps :
Les bouchées étaient extrêmement parfumées et goûteuses. La cuisson était parfaite.
Les protéines étaient servies avec une grande variété de légumes d’accompagnement :
Le croquant était assuré par le chou rouge, la laitue et le concombre.
L’aubergine fournissait un contact plus moelleux :
L’aubergine était présentée avec la tomate de manière à former une mosaïque byzantine.
La texture intermédiaire était apportée par des lamelles d’oignons :
Le persil frais, présent en feuilles et en tiges, parfumait agréablement la préparation.
Le service à table était prompt, précis et attentionné.
Du thé nous a été offert à titre gracieux pour nous remercier de notre confiance :
La tasse de thé offerte avait une forte valeur symbolique : elle signifiait que le service rétribué n’excluait pas le geste de l’hospitalité.
La fête des papilles ne nous a pas fait oublier que la réputation officielle de Sivas était liée à la commémoration des vies illustres. L’une de ces vies illustres était celle du général Abdülvehhâb Gâzî, qui avait contribué à l’établissement du dernier monothéisme sur tout le territoire anatolien.
Le mausolée du héros anatolien se trouvait à l’intérieur d’une mosquée édifiée au sommet d’une colline. Voici cette mosquée :
Le chemin qui menait à la mosquée et donc au mausolée passait par un cimetière.
Pendant que nous entreprenions l’ascension vers le lieu commémoratif, deux jeunes Anatoliens, qui avaient l’âge d’être des collégiens, se sont postés à proximité de la stèle située à gauche et nous observaient. Ils attendaient que nous soyons à portée de voix pour nous saluer avec une grande joie. Puis ils se sont éclipsés.
La salutation des deux jeunes Anatoliens était une marque de politesse et un geste d’hospitalité. La patience qu’ils avaient manifestée témoignait de l’intérêt qu’ils portaient à notre aventure.
L’accueil que nous ont réservé les deux jeunes Anatoliens était représentatif de l’hospitalité que nous offrait Sivas, la Ville des Mausolées.
Leur voix audible correspondait à l’accueil offert par le monde des vivants, qui occupait la Ville Basse.
Puis quand les deux jeunes Anatoliens ont disparu, c’était le silence du monde des défunts qui nous a pris en charge. Ce monde des défunts occupait l’Acropole de Şivas.
Voici le monument principal de l’Acropole de Şivas :
La libre circulation nous y était accordée, sans aucune restriction, quelle que puisse être notre provenance, et quelles que puissent être nos convictions en matière de spiritualité.
L’hospitalité commençait par l’ouverture d’esprit.
Le geste de l’hospitalité consistait à témoigner de la sympathie et de la confiance au visiteur.
Des Anatoliens ont vu le mousse s’intéresser de très près à la décoration du mausolée. Le regard admiratif de ces Anatoliens signifiait que c’était par leur intermédiaire que le monde des défunts bénissait notre visite.
Dans l’enceinte du Mausolée et sur toute l’Acropole, à aucun moment, nous n’étions considérés comme des intrus qu’il faudrait éloigner.
C’est ainsi que le Capitaine a pu observer en direct une inhumation, qui n’utilisait aucunement la médiation d’un cercueil. Le rite en usage prescrivait qu’un simple linge suffisait pour séparer le corps enseveli et la terre qui enveloppait celui-ci.
L’emplacement de l’enfouissement était ensuite marqué par une planche de bois, qui servait de stèle temporaire.
Voici la stèle temporaire de l’enterrement auquel le Capitaine venait d’assister :
Sur la planche de bois, figurait l’inscription suivante :
VASFİ
TATLISU
D.T 1952
Ö.T 14-10-2023
La première ligne indiquait le prénom du défunt : Vasfi, qui signifiait « Qualification ».
La deuxième ligne donnait le patronyme TATLISU, qui signifiait « EAU FRAÎCHE »
La troisième ligne commençait par les lettres D. T, qui étaient les initiales de Doğdu Tarih. En français : Date de Naissance
Quant à la quatrième ligne, elle débutait par les lettres Ö.T, qui étaient les initiales de Ölü Tarih. En français : Date de Décès.
L’homme s’était éteint le 14-10-2023.
La photo de la stèle temporaire a été faite le 16-10-2023, jour de l’inhumation.
La mise en terre a donc eu lieu deux jours après que l’homme avait rendu son dernier soupir.
Pendant que le mousse cherchait une perspective qui relierait cette stèle temporaire et le Mausolée, la famille de celui qui venait d’être enterré arrivait sur place. Les survivants ont bien vu les manœuvres du mousse à proximité du lieu de l’inhumation, mais ils n’ont rien dit de blessant ou de désagréable envers celui-ci, qui s’est donc retrouvé en première ligne pour assister aux pleurs terriblement déchirants de la veuve.
Malgré leur vive douleur, les proches du défunt ne nous ont pas chassés. Au contraire, notre présence était accueillie pacifiquement, pour que nous puissions, nous aussi, profiter de l’enseignement laissé par le départ vers l’autre monde.
L’hospitalité de la Cité des Mausolées présentait une forme duale. Le premier panneau du diptyque était constitué par l’accueil que nous avaient réservé les vivants dans la Ville Basse. Quant au second panneau, il était constitué par l’accueil reçu sur l’Acropole, auprès des défunts.
À chaque fois, cette hospitalité produisait l’exhortation à nous montrer dignes du souffle de vie qui nous habitait encore.
Il existait un endroit qui faisait la jonction entre l’animation de la Ville Basse et le recueillement de l’Acropole. Voici cet endroit :
Les Anatoliens appelaient ce lieu « Şems-i Sivasi Meydan Cami ».
Il s’agissait de la mosquée Meydan, érigée en l’honneur de Şems-i Sivasi, qui était l’une des trois plus grandes figures de sainteté de l’Anatolie ottomane.
L’édifice se trouvait juste à côté des Halles.
Le berger spirituel, qui apparaissait sur la photo avec le turban blanc du prédicateur, est venu à notre rencontre, pour nous saluer avec un ton très affable, dans la langue de Molière !
La courtoisie était déjà un très beau geste d’hospitalité. L’Anatolien a encore embelli ce geste en s’exprimant dans la langue maternelle du visiteur. Cette délicatesse, manifestée en se mettant à la place de l’autre, en introduisait une autre, qui consistait à honorer la libre pensée du visiteur après lui avoir octroyé la libre circulation.
En effet, le fin lettré qui nous recevait avec beaucoup de gentillesse dans sa sphère d’influence, n’a jamais cherché à faire du prosélytisme. Il nous a laissé totalement libres. Libres d’aller où bon nous semblait, libres de penser ce que nous voulions. Libres d’être nous-mêmes.
Cette diplomatie de la neutralité chez l’Anatolien avait pour conséquence de nous renvoyer à nous-mêmes, c’est-à-dire à la manière dont nous nous acceptions.
Voici l’endroit précis où s’est déroulé cet échange en français avec l’Anatolien :
La photo montre les deux battants de la porte qui donnait sur la cour. Dans l’entrebâillement, se profilait le mausolée du Saint tutélaire, Şems-i Sivasi.
Au-dessus des tombes qu’abritait ce mausolée, des lustres diffusaient une douce lumière dorée :
Cette lumière évoquait la lumière intérieure à laquelle l’hospitalité de de la Cité des Mausolées renvoyait chacun de nous.
L’hospitalité de la Cité des Mausolées était un bain philosophique qui rappelait que le fait d’être vivant était un très joli cadeau. Il appartient à chacun d’honorer ce cadeau intelligemment, en faisant usage du libre arbitre avec la plus grande sagacité.