L’expression « La Vallée d’Or » vient de l’arménien ոսկե դաշտը, qui évoquait la richesse du sol anatolien dans le cours supérieur de l’Euphrate, à la frontière avec la Syrie.
Le centre administratif qui gère actuellement cette Vallée d’Or est Elazığ.
L’or, qui se référait initialement à la fertilité des sédiments, pouvait-il revêtir d’autres significations en rapport avec le cours de l’Histoire ?
Quels liens cet or évolutif tisse-t-il avec l’hospitalité qui est un savoir-être fondamental et millénaire de cette région et de tout l’Orient ?
Un accident nous a contraint de nous adresser au savoir-faire d’Elazığ, qui administre au XXIè la « Vallée d’Or ». En effet, la veille de notre ascension du Nemrut Dağı, notre voiture a roulé sur un clou et donc a perdu un pneu. Vite, nous avons installé le pneu de secours pour pouvoir faire l’ascension avec le beau temps providentiel. Après la grande émotion archéologique, nous sommes revenus aux contraintes de la mécanique. C’est alors que nous nous sommes adressés à l’hôtelier pour trouver un garage fiable, qui puisse nous mettre un pneu neuf.
Très aimable, l’hôtelier nous a guidé vers une boutique compétente d’Elazığ. Cette aide amicale et efficace était un beau geste d’hospitalité.
Voici le garage où nous nous sommes rendus :
L’enseigne s’appelait Oto Kaçar. Le nom encadrait un drapeau à damier, qui rappelait le pavillon qu’on agitait dans les courses automobiles.
Juste au-dessous, figurait le nom du patron de la boîte : Ümit Kaçar (Littéralement : Espoir-Échappée, c’est-à-dire : l’échappée grâce à l’espérance).
C’était donc la fratrie Kaçar qui nous recevait avec leur compétence technique. Nous étions venus juste pour celle-ci, mais l’hospitalité de la « Vallée d’Or » nous a donné bien plus.
Effectivement, devant le mur de scène formé par la vitrine qui exhibait une multitude de jantes, avec une décoration radiale différente à chaque fois, apparaissait de face un protagoniste. La démarche était déterminée. La main droite tenait une tasse de thé, bien horizontalement. L’autre main tenait la soucoupe de la politesse, sans le souci de l’équilibre. Vers qui s’avançait l’Anatolien ? Vers le mousse, encore assis sur le siège de devant, à droite du volant.
Et le Capitaine dans tout cela ? Le Capitaine, qui était reconnaissable à la blondeur de ses cheveux, apparaissait derrière le bras gauche qui tenait la sous-tasse.
Le Capitaine était en négociation avec le responsable commercial, qui était debout derrière le bras tenant la tasse de thé.
Ce thé de l’hospitalité était remarquable à plus d’un égard.
Politiquement, il était offert avant que la négociation commerciale n’aboutisse.
Économiquement, il était donc complètement indépendante de celle-ci.
Scéniquement, il passait devant.
Éthiquement, il s’adressait au visiteur qui aurait la provenance la plus lointaine.
Ainsi, le mousse a été servi avant le Capitaine, comme dans l’épisode des pommes de Malatya.
L’hospitalité de l’Anatolie avait une affinité élective : ce qui venait de plus loin était chéri en premier.
La photo montre un quatrième personnage, qui apparaissait de dos, avec des vêtements dont la couleur claire n’obéissait pas à l’usage des coloris sombres, imposés par l’exercice professionnel ou la vision sociologique. C’était le premier adjoint technique.
À ce moment-là, nous ignorions encore que cette différence dans l’habillement pourrait traduire quelque chose de beaucoup plus profond.
Bien sûr, l’Anatolien qui déroulait le protocole de l’accueil n’a pas oublié le Capitaine. Voici la tasse de thé prévue pour le Capitaine :
La photo montre l’embrasure de la porte, cachée par le premier service de thé.
La négociation commerciale semblait plutôt rude.
Le thé attendait patiemment et courageusement à côté du bras gauche du Capitaine.
La soucoupe qui portait la tasse était tenue des deux mains, qui veillaient avec prudence à l’équilibre.
Le service du protocole suivait très attentivement l’affrontement des arguments entre les deux décideurs aux intérêts opposés : le Capitaine et le responsable commercial. Mais la spontanéité de la bonté n’avait que faire de l’épreuve de force qui sous-tendait chaque négociation commerciale.
Près du thé de la courtoisie et de la bienveillance, se tenait un jeune mécanicien, qui regardait dans la même direction et avec la même intensité que son voisin immédiat.
Spatialement, le thé semblait définir le camp ami.
De l’autre côté, il y avait le premier adjoint technique, habillé avec des couleurs claires. Mais il ne regardait pas son supérieur hiérarchique mais le Capitaine.
Cette convergence des attitudes indiquait déjà que l’hospitalité de la Vallée d’Or prendrait soin de nous, sans défaillir.
Regardez donc cette constance :
Nous ne sommes plus à l’entrée des bureaux, mais à l’arrière de la voiture, à la limite entre le trottoir et la chaussée.
Le thé servi continuait à suivre le Capitaine, toujours en négociation.
Le garde-à-vous pour assurer le service du thé de manière complète se poursuivait tant que l’attention du Capitaine était accaparée par la discussion, qui subissait des tiraillements.
Cette persévérance et ce dévouement exceptionnels témoignaient que le sens de l’hospitalité dans la Vallée d’Or n’était pas un vernis de politesse mais un élan qui venait du tréfonds de l’être.
Sur la photo, tout le monde était crispé, sauf le premier adjoint technique, qui affichait le sourire de la curiosité et de l’émerveillement.
Dans la deuxième photo, le mécanicien aux habits clairs avait une démarche dansante. À chacune de ses apparitions, sa présence reflétait une légèreté heureuse, qui a beaucoup séduit le mousse.
En plus de son aisance existentielle, qui était indépendante de notre visite, le premier adjoint technique manifestait à l’égard du mousse, dès les premiers instants, un intérêt particulier, qui se voyait dans l’intensité et la persistance du regard.
C’était le cadet des adjoints qui a fourni les clés de l’énigme que représentait son aîné.
En effet, dans un besoin irrépressible de révéler leur véritable identité, le second adjoint ne cessait de dire . سوريا .(en français : Syrie). Ainsi, les deux adjoints, qui étaient si attirés par notre présence, n’étaient pas natifs de l’Anatolie, mais venaient de l’autre côté de la frontière qui se trouvait au Sud-Est.
Une parole de sagesse du Moyen-Orient disait :
בַּרְזֶל בְּבַרְזֶל יָחַד וְאִישׁ יַחַד פְּנֵֽי־רֵעֵֽהוּ
מִשְׁלֵי כז : יז
« Tout comme le fer aiguise le fer, l’homme aiguise la face de son prochain. »
Livre des Proverbes. Chapitre 27. Verset 17
Notre face, qui exhibait notre provenance lointaine, a aiguisé la face de l’adjoint, qui s’est souvenu que lui aussi, venait d’ailleurs.
Le vif intérêt que nourrissaient les deux adjoints à l’égard de de notre condition était à la fois de l’empathie pour des accidentés de la route et de la sympathie pour des migrants, que ces derniers soient dans cette situation de plein gré ou sous la contrainte.
C’était sous la contrainte que les deux adjoints du garage d’Elazığ avaient quitté leur terre natale, tyrannisée par le sanguinaire Boucher de Damas. Eu égard à leur âge, ils auraient pu très bien se trouver parmi ces réfugiés syriens, photographiés en 2015, à la frontière avec le territoire anatolien :
Le long chemin vers la sécurité était harassant et plein d’embûches.
Il ne pouvait aboutir sans la vision de l’hospitalité offerte par l’Anatolie.
Le courage et la chance ont permis à deux réfugiés adolescents de trouver un toit et un gagne-pain dans la Vallée d’Or.
Grâce à leur sérieux, ils sont devenus des adjoints qui occupaient des postes clés dans le garage Oto Kaçar.
Le premier adjoint s’occupait de préparer le pneu avant l’assemblage :
Son travail était précis et autonome.
Le cadet avait aussi des tâches spécifiques à accomplir :
L’expérience était déjà au bout des doigts, qui connaissaient parfaitement leur mission.
Le second adjoint avait de l’habileté dans les mains et de la bonté dans le cœur.
C’était lui qui nous a proposé un deuxième service du thé et qui nous a ramené deux autres tasses pleines. Les voici, posées cette fois-ci simultanément, sur la plage arrière de la voiture :
Cette initiative du second adjoint indiquait qu’il bénéficiait de la part du patron de la maison, d’une grande confiance non seulement dans le domaine technique, mais encore dans le service auprès de la clientèle, surtout en matière de protocole de bienvenue.
La liberté d’action des deux adjoints signifiait que les deux réfugiés syriens étaient définitivement adoptés par la Vallée d’Or. Leur bien-être actuel, œuvre de l’hospitalité anatolienne, était plaisant à voir et faisait chaud au cœur.
L’adoption des deux réfugiés syriens a même procuré au cadet un demi-frère, qui occupait aussi la fonction de second adjoint au sein du garage. Même tranche d’âge, même responsabilité technique. Mais deux terres natales séparées par une frontière.
Voici la nouvelle famille formée par l’hospitalité de la Vallée d’Or :
Sur la photo, l’Anatolien s’est placé entre les deux Syriens.
Les deux cadets s’entendaient très bien entre eux, même si l’un répétait à qui voulait l’entendre qu’il était natif d’ici, de la terre anatolienne, tandis que l’autre disait inlassablement qu’il venait de سوريا (en français : Syrie).
Professionnellement, ils se complétaient à la perfection.
Humainement, ils fonctionnaient comme des jumeaux.
L’hospitalité de la Vallée d’Or au XXIè siècle a permis de construire cette belle harmonie.
Mais l’Histoire n’a pas toujours montré ce visage édifiant.
En effet, seulement cent ans auparavant, sur les mêmes terres, un cruel déficit d’hospitalité a entraîné l’anéantissement d’un million et demi d’âmes humaines.
Les colonnes de la mort se succédaient les unes aux autres dans la vallée devenue la Vallée de l’Agonie :
Quand la mort rôdait en Anatolie, c’était vers la Syrie que certains tournaient leurs regards moribonds. À l’époque, le mouvement migratoire se faisait dans le sens inverse, c’est-à-dire d’Ouest en Est, ou du Nord ou Sud, sans aucune certitude d’arriver sain et sauf en Terre promise.
Un « Juste parmi les Nations » s’est élevé contre ce meurtre planifié, massif et total : c’était le consul américain en exercice à Elazığ.
Mû par la bonté qui devrait animer chaque humain, l’homme a mis à profit ses privilèges de diplomate pour sauver des dizaines et des dizaines d’âmes innocentes en les cachant dans les locaux du consulat dont il avait la charge.
Voici un portrait du consul bon et courageux :
L’homme s’appelait Leslie A. Davis.
Par un retour inattendu du balancier, la vallée qui avait déchaîné ses terribles forces répulsives au début du XXè siècle, accueille à présent généreusement les enfants de ceux qui ont fuie la meurtrière impitoyable et insatiable qu’elle était devenue.
L’hospitalité qui s’épanouit dans la Vallée d’Or en ce début du XXIè siècle pourrait-elle faire oublier à quel point elle a été bafouée cents ans auparavant ?
Autrement dit, existe-t-il un rachat pour les crimes du passé ?
Le sujet de l’hospitalité de la Vallée d’Or avait trois volets :
Dans un premier temps, il s’agissait de l’hospitalité que l’Anatolie a manifestée envers des touristes venus d’autres horizons
Puis la question a glissé vers l’accueil que l’Anatolie a réservé à des réfugiés en provenance des pays limitrophes.
Enfin, un pan de l’Histoire a été soulevé pour déplorer à quel point l’hospitalité était déficitaire au début du siècle dernier, dans la Vallée d’Or devenue la Vallée de l’Agonie.
À chaque fois, l’interrogation portait sur la part d’humanité qui est en chacun de nous.
Actuellement, sur la Place Centrale d’Elazığ, deux gigantesques croissants étoilés s’arqueboutent l’un contre l’autre pour célébrer le triomphe des temps modernes.
Mais l’histoire de l’hospitalité pourrait aussi y voir deux faucilles réalisant une double décapitation : au début du siècle dernier, c’était bien deux ethnies qui ont été décapitées, l’une parlant le grec et l’autre parlant l’arménien.
À proximité de ce double croissant, une immense tulipe rappelait la gloire ottomane. La tulipe commémorative ne regardait pas le ciel, mais la terre.
Le pétale central, bordé par deux pétales latéraux remplis d’or, avait la couleur rouge sang. Se pourrait-il que l’ironie de l’Histoire ait mis là l’évocation d’une tête qui tombait, avec son sang, un siècle auparavant, sur ces terres ?
L’hospitalité fait explorer les entrailles de la nature humaine.
L’exploration à la Vallée d’Or était fort édifiante.