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L’ambition d’un calendrier est d’être bien rempli.

Mais que signifie l’adverbe « bien » ?

Un verre bien rempli est un verre qui contient en abondance un liquide, prêt même à déborder.

Un calendrier bien rempli est-il comme ce verre où quasiment aucun millimètre cube n’est vide ? C’est une grande ambition que de vouloir que chaque instant compte. Mais est-ce réaliste ?

À ce sujet, l’écrivain piémontais Cesare Pavese disait :

« Non si ricordano i giorni, si ricordano gli attimi. »

Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des moments.

 

La réflexion de Cesare Pavese a été remarquablement illustrée par la journée du lundi 30/09/19, jour où l’on devait quitter Μύτικας – ΜΥΤΙΚΑΣ, vers midi.

Le calendrier de cette dernière matinée était très ambitieux, à cause de l’échéance de midi pour larguer les amarres et de la multitude d’activités qui restaient encore à accomplir.

En effet, ce matin-là, le capitaine insistait beaucoup pour que le mousse aille voir sans tarder un site qui se trouvait à l’autre bout du village des pêcheurs. La moitié la plus éloignée du chemin était inconnue du photographe, ce qui impliquait que les arrêts pour image sur cette partie-là de la route seraient extrêmement fréquents et coûteux en temps. De plus, le terminus était un édifice byzantin, et tous les lieux de ce genre se sont toujours révélés très chronophages pour le mousse. Mais l’insistance du capitaine était telle que l’ambition du calendrier était un défi à relever absolument.

Le mousse était très content de constater que l’église s’ouvrait directement sur la mer, comme l’avait décrit le capitaine.

L’édifice religieux est consacré à Άγιος Νικόλαος – ΑΓΙΟΣ ΝΙΚΟΛΑΟΣ, qui est Saint Nicolas dans la langue française. C’est très intéressant de voir que le portail de l’église donne sur la mer, sans que l’accès par les yeux ou par les jambes soit entravé une construction intermédiaire. L’homme saint, qui a la réputation de venir au secours des gens de la mer, peut ainsi apporter son aide sans être gêné sur le chemin. À l’inverse, celles et ceux qui connaissent la détresse en mer, ont toujours la route dégagée pour accourir vers l’église et supplier le Très-Haut par l’intermédiaire de l’homme de sainteté.

Sur le portail, orné par la croix grecque aux branches isométriques, se reflétaient la plate-forme destinée à l’accostage du ferry et le drapeau jaune de la liturgie byzantine.

 

L'ambition du calendrier

 

L’association des symboles était fascinante. Cette découverte des échos réciproques était-elle l’instant mémorable de la matinée, selon la déclaration de Cesare Pavese ? Dans un premier temps, on pourrait le penser, mais ce n’était pas du tout le cas.

Effectivement, en plus de la relation intime entre la mer et l’édifice religieux, le lieu abrite un autre trésor, qui est connecté avec l’Antiquité.

Devant l’église byzantine, sur le côté Sud, une stèle au sommet triangulaire, érigée à la manière d’un monument funéraire, évoque une bataille survenue il y a vingt-cinq siècles.

 

L'ambition du calendrier

 

Sur la stèle, on peut lire :

ΤΙΜΗ ΣΕ ΑΥΤΟΥΣ ΠΟΥ

ΣΤΗΝ ΖΩΗ ΤΟΥΣ ΩΡΙΣΑΝ

ΝΑ ΦΥΛΑΤΤΟΥΝ ΘΕΡΜΟΠΥΛΕΣ

 

HONNEUR À CEUX QUI

DANS LEURS VIES ONT CHOISI

DE GARDER LES THERMOPYLES

 

L'ambition du calendrier

 

La déclaration est une proclamation, un éloge, un hommage.

L’inscription nomme le lieu de la bataille : les Thermopyles, qui étaient un étroit défilé que l’ennemi devait franchir pour parvenir à Athènes.

L’historien Hérodote rapporte un fait surprenant qui s’est produit dans le camp grec, juste avant le combat :

ἔτυχον δὲ τοῦτον τὸν χρόνον Λακεδαιμόνιοι ἔξω τεταγμένοι. Τοὺς μὲν δὴ ὥρα γυμναζομένους τῶν ἀνδρῶν, τοὺς δὲ τὰς κόμας κτενιζομένους.

 Ἡρόδοτος. Ἱστορίαι. Βιβλίο Ζ΄

 

 

Les Lacédémoniens gardaient alors ce poste. Les uns étaient occupés en ce moment aux exercices gymniques, les autres prenaient soin de leur chevelure.

Hérodote. Histoires. Livre VII, § 208

 

Pourquoi certains guerriers grecs n’étaient-ils pas occupés à affûter leurs armes ? Ils n’affûtaient pas leurs armes, mais leur mental. Ils étaient conscients que l’ennemi ne leur ferait pas de quartier. Ils ne redoutaient pas le combat, ni l’issue, dont ils n’ignoraient pas le caractère inexorablement fatal. Car le déséquilibre numérique était terrifiant : ils allaient devoir se battre à un contre cent.

Malgré l’épouvantable tragédie qui était en marche, ils s’adonnaient à des gestes peu courants, qui intriguaient l’ennemi perse.

Dans le camp grec, les Spartiates étaient les seuls à porter la chevelure longue.

 

L'ambition du calendrier

 

En temps normal, le fait de la laver et la peigner n’avait rien de surprenant, car cela relevait de l’hygiène corporelle. Justement, en la présente circonstance, il ne s’agissait nullement d’hygiène corporelle, mais de coquetterie. Et pourquoi celle-ci a-t-elle choisi de se produire sur le lieu du rendez-vous avec la mort, juste avant le choc contre le rouleau compresseur perse ?

Les guerriers qui prenaient ainsi soin de leurs cheveux longs et magnifiques faisaient un pied-de-nez à la mort. Avant d’être immolés, ils voulaient donner d’eux-mêmes une image qui glorifiait ce qui était beau. Se souvenir de ce qui est beau, mêmes dans les instants ultimes.

La langue grecque offre les outils pour que ce geste d’ordre esthétique et moral profite encore aux armées de nos jours. Elle associe deux termes : κάλλος – ΚΑΛΛOΣ et σθένος – ΣΘΕΝΟΣ. Le premier parle de la beauté qui résulte de l’harmonie du corps. Le second désigne la force morale, la détermination. Le mot construit à partir de cette double racine devient, en français, « callisthénie ».

La veille de la bataille des Thermopyles, les Spartiates s’adonnaient à la callisthénie, non pas par oisiveté, ni par frivolité, mais parce qu’ils étaient absolument déterminés à prendre leur destin en mains, en tentant de barrer la route à l’envahisseur perse.

Les instants consacrés aux soins cosmétiques avant le trépas étaient les plus importants de cette journée préparatoire, et sans doute de toute l’existence du guerrier. Avec poésie et raffinement, ces instants proclamaient le refus catégorique de se plier devant la faucheuse universelle, la force inextinguible de l’élan vital et la primauté essentielle du culte du beau.

Cesare Pavese pensait à de tels instants quand il s’est exprimé sur le tri effectué par la mémoire. Celle-ci n’est pas un enregistrement indifférencié de la totalité des minutes dans une journée, ni un décompte exhaustif de toutes les journées d’une vie. Sa noble fonction est de chanter, parmi les morceaux choisis, les plus beaux.

L’ambition du calendrier n’est pas d’endiguer la fuite du temps par un remplissage frénétique de tous les instants, mais de faire en sorte que certains d’entre eux échappent à la médiocrité et à la vacuité. Pour cela, il faudrait sans doute susciter l’émergence du καιρός – ΚΑΙΡΟΣ, puis vite s’en emparer.

Comme il fallait s’y attendre, aucun soldat grec resté pour défendre le passage des Thermopyles n’a survécu.

 

L'ambition du calendrier

 

Tous ont été massacrés, y compris le roi de Sparte, Léonidas, et ses trois cents valeureux guerriers.

 

L'ambition du calendrier

 

Ils étaient morts afin qu’Athènes ait du temps supplémentaire pour s’organiser contre l’envahisseur perse, et afin que le Péloponnèse ait davantage de temps aussi pour consolider la défense de l’isthme de Corinthe.

 

L'ambition du calendrier

 

La très forte émotion causée par l’évocation du sacrifice des Thermopyles faisait-elle des instants passés devant la stèle, les plus mémorables de la matinée à Μύτικας – ΜΥΤΙΚΑΣ ? L’on pourrait le penser. Mais c’est ignorer le degré d’espièglerie ou de générosité des Olympiens !

Revenu à la réalité de l’échéance du départ, le mousse a pressé le pas en direction du quai où se trouvait le Zeph. Une très grande et belle surprise l’y attendait.

À tribord, le Zeph n’avait personne la veille, jusqu’à la tombée de la nuit. Au lever du soleil, une barque portant le nom du dieu de la guerre est amarrée sur son flanc droit.

 

L'ambition du calendrier

 

Le Zeph, reconnaissable à son éolienne et à son dessus de lit jaune chrysanthème qui séchait à la proue, était très fier d’être le voisin de Αρής – ΑΡHΣ.

 

L'ambition du calendrier

 

À son retour sur le Zeph, le mousse a assisté à une charmante apparition. Du côté de la poupe de l’Αρής – ΑΡHΣ, une silhouette féminine, assise comme sur un trône, veille à la beauté du sillage et à la fécondité de celui-ci.

La couleur noire des habits est pour la dignité de l’âge, la mémoire du passé.

Le bras droit se lève pour hisser le mât de l’au revoir.

 

L'ambition du calendrier

 

La paume s’ouvre pour dire que la maison reste ouverte. Les doigts s’incurvent légèrement pour bénir l’étranger.

À la poupe de la barque, point de scintillement de la plage de sable fin. Point de miroitement de l’eau transparente. Mais une lumière radieuse qui exprime la joie de l’hospitalité.

Le mot grec pour « hospitalité » est « φιλοξενία – ΦΙΛΟΞΕΝΙΑ », qui se compose deux termes : φιλάω – ΦΙΛΑΩ, qui parle du fait d’aimer, et ξένος – ΞΕΝΟΣ, qui désigne l’étranger, celui qui vient d’ailleurs..

Étymologiquement, l’hospitalité est donc l’amour envers l’étranger.

Depuis neuf décades, le doux visage qui salue le Zeph a vu le soleil se lever sur ce rivage de l’hospitalité.

Subjugué, le mousse s’écrie :

« Με το χαμόγελο – ΜΕ ΤΟ ΧΑΜΟΓΕΛΟ ! »

« Avec le sourire ! »

Et sur la barque qui s’éloigne vers l’horizon, c’est tout un siècle qui offre son sourire au Zeph : le siècle de Mélina Mercouri, d’Irène Papas, de Maria Callas.

 

Carissimo Cesare Pavese,

Per tutto il giorno dell’addio al Μύτικας – ΜΥΤΙΚΑΣ, gli attimi offerti dalla la barca Αρής – ΑΡHΣ sono veramente indimenticabili.

 

Très cher Cesare Pavese,

De toute la journée de l’au revoir à Μύτικας – ΜΥΤΙΚΑΣ, les instants offerts par la barque Αρής – ΑΡHΣ sont véritablement inoubliables.

 

L’ambition du calendrier n’est pas d’embrasser l’exhaustivité, mais d’échapper à la vacuité.

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