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L’une des plus anciennes apparitions du mot « retraite » se trouve au vers 2633 de la chanson de geste Moniage, écrite à la fin du XIIè siècle. Le mot « retraite » y a le sens de « reculade ». L’emploi est conforme à l’étymologie. En effet, « retraite » vient du latin trahere : tirer, traîner, tracter, précédé du préfixe re : retour en arrière.

Le mouvement en arrière est encore évoqué dans l’expression « sonner la retraite », utilisée en 1213 dans l’ouvrage Fet des Romains, pour parler du signal de se retirer d’un champ de bataille.

À l’origine, l’ambition de la retraite est donc d’assurer la sécurité.

La retraite est une manœuvre à caractère défensif.

La retraite de Russie avait pour ambition de sauver la Grande Armée des affres de l’hiver moscovite.

 

L'ambition de la retraite

 

Littéralement, il fallait se retirer d’un territoire inhospitalier, dangereux et mortifère.

À ce moment, l’ambition de l’Empereur des Français était d’éviter l’anéantissement sur les terres du tsar.

Y a-t-il un lien entre la retraite de Russie et la navigation du Zeph ?

Hélas oui ! Et à plus d’un titre.

Le mouillage de Saint-Florent, en Corse, a été pour le Zeph comme l’hiver russe à l’égard de la Grande Armée. Pour ne pas être déchiqueté par la voracité des bateaux qui fonçaient sur lui tels des rapaces, le Zeph a dû s’extraire de ce mouillage traître et périlleux. L’arrogant et belliqueux Meltemi faisait partie de ceux qui menaçaient inlassablement les flancs du Zeph.

 

L'ambition de la retraite

 

Jusqu’à son tragique dénouement, la retraite de Russie se réincarnait dans la retraite de Saint-Florent. À sa manière, le Zeph a subi l’épreuve de la Bérézina ! Même à la sortie de la baie, il continuait d’être harcelé par d’autres bateaux. À bord, régnaient l’épouvante et la douleur. Impatiente, la mort rôdait. En effet, le souffle de la respiration s’est bloqué à deux reprises, physiquement, dans le plus grand désarroi du Zeph.

 

L'ambition de la retraite

 

Le Zeph avait beau se retirer du mouillage de Saint-Florent, ni sa tranquillité, ni sa sécurité n’étaient préservées par cette retraite. Ambition ratée, malmenée, dévastée !

Dans le scénario napoléonien, la retraite de Russie était le prélude militaire d’un déclin qui se poursuivait par une autre retraite. La première a été décidée par l’Empereur des Français. En revanche, la seconde a été imposée par les têtes couronnées de l’Angleterre, de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche. La première retraite était celle de la survie. La deuxième retraite était celle de la honte. Avec cette retraite du déshonneur, l’Empereur déchu était contraint de se retirer de son trône. L’homme qui avait régné sur plus de la moitié du continent européen ne pouvait plus exercer son pouvoir que sur une île de l’archipel toscan. Il devait se retirer d’un territoire qui occupait 860 000 km² et se satisfaire d’un confetti de 224 km². Ce confetti était l’île d’Elbe.

 

L'ambition de la retraite

 

À plusieurs reprises, le Zeph s’est arrêté à l’île d’Elbe.

 

L'ambition de la retraite

 

Dans la baie de Portoferraio, le mouillage était sûr, spacieux et confortable.

 

L'ambition de la retraite

 

La visite à terre permettait de contempler la maison de la retraite infamante.

 

L'ambition de la retraite

 

Cette retraite forcée a failli en provoquer une autre, la troisième de la série.

Le 6 avril 1814, Napoléon signe l’abdication inconditionnelle.

Cinq jours après, le traité de Fontainebleau lui accorde l’Île d’Elbe.

Puis, dans la nuit du lendemain au surlendemain, Napoléon s’autorise une ultime retraite en absorbant du poison. Se retire-t-on aussi facilement de ce monde, même lorsqu’on est accablé par le chagrin et le désespoir ?

L’ambition de cette ultime retraite était d’échapper au poids insoutenable du déshonneur. Cette ambition a échoué, puisque que le 20 avril 1814, Napoléon emporte le chagrin de la défaite, non pas dans l’au-delà, mais dans l’exil sur l’île d’Elbe.

Quant à la retraite imposée par les puissances alliées, elle a aussi échoué, car Napoléon s’est échappé de l’île au bout de dix mois.

Le fait de se retirer est une sorte de fuite pour pour éviter que le danger ou l’inconfort n’empire. La forme pronominale du groupe verbal « se retirer » donne l’impression que le retrait est volontaire, calculé et maîtrisé. La tentative de suicide de Napoléon, survenue dans la nuit du 12 au 13 avril 1814 montre que le caractère définitif de l’ultime retraite peut encore échapper au moribond.

L’Antiquité grecque renferme un exemple où le fait de se retirer corporellement pour préserver sa sécurité se révèle insuffisante, insuffisance qui débouche sur le recours à l’ultime retraite, en se réfugiant dans l’au-delà.

Il s’agissait d’un Athénien, qui était un brillant orateur. Mais son éloquence dissimulait mal son appât du gain. Ayant commis une indélicatesse à l’égard du Trésor public, il s’est retiré sur l’île de Πόρος – ΠΟΡΟΣ.

Le beau parleur, qui avait beaucoup de mal à réprimer son amour de l’argent et des biens matériels, s’appelait Δημοσθένης – ΔΗΜΟΣΘΕΝΗΣ. Eh oui, c’est le Démosthène si adulé dans la culture française !

Ses créanciers sont quand même venus le chercher dans sa retraite, qu’il pensait être inviolable, puisqu’il s’est réfugié dans le prestigieux temple consacré à Poséidon.

L’historien Plutarque raconte la traque qui a déclenché les retraites successives de l’homme cupide, à la langue bien pendue.

L’orateur en fuite n’a pas choisi n’importe quel refuge. On peut lire en effet ceci :

Τὸν δὲ Δημοσθένην πυθόμενος ἱκέτην ἐν Καλαυρείᾳ ἐν τῷ ἱερῷ Ποσειδῶνος καθέζεσθαι, διαπλεύσας ὑπηρετικοῖς καὶ ἀποβὰς μετὰ Θρᾳκῶν δορυφόρων ἔπειθεν ἀναστάντα βαδίζειν μετ’ αὐτοῦ πρὸς Ἀντίπατρον, ὡς δυσχερὲς πεισόμενον οὐδέν.

 

Archias [qui représentait le pouvoir macédonien, spolié par Démosthène], informé que Démosthène avait trouvé un asile dans le temple de Poséidon à Calaurie [qui est l’actuel Πόρος – ΠΟΡΟΣ], passa dans l’île sur de petits bateaux ; et, étant débarqué avec une troupe de soldats thraces, il voulut persuader à Démosthène de sortir du temple, et de venir avec lui trouver Antipater, affirmant qu’il ne lui ferait aucun mal.

Plutarque, Démosthène, § 29

 

La destination de la retraite était une enceinte sacrée. Le fugitif pensait qu’il serait protégé par l’hospitalité d’un Immortel, qui figure parmi les Olympiens les plus craints.

Pour ne pas avoir de comptes à rendre à ses poursuivants, l’orateur acculé dans l’impasse tente une ultime retraite. On peut lire au paragraphe suivant ceci :

Kαὶ ταῦτ’ εἰπὼν ἐντὸς ἀνεχώρησε τοῦ ναοῦ, καὶ λαβὼν βιβλίον, ὡς γράφειν μέλλων προσήνεγκε τῷ στόματι τὸν κάλαμον, καὶ δακών, ὥσπερ ἐν τῷ διανοεῖσθαι καὶ γράφειν εἰώθει, χρόνον τινὰ κατέσχεν, εἶτα συγκαλυψάμενος ἀπέκλινε τὴν κεφαλήν.

 

En disant ces mots, il se retira dans l’intérieur du temple ; puis, prenant ses tablettes comme pour écrire, il porta le roseau à sa bouche et le mordit, geste qui lui était habituel quand il méditait ou composait quelque discours : après l’y avoir tenu quelque temps, il se couvrit de sa robe, et pencha la tète.

 

Le fait de se retirer momentanément hors du regard justicier permettait au poursuivi de déclencher l’ultime retraite qui le conduirait, grâce à la complicité du poison, jusqu’au séjour des morts.

Quand l’orateur agonisant s’est senti hors d’atteinte, il s’est de nouveau présenté devant ses poursuivants, non sans leur faire part de sa dernière éloquence.

Ἐγὼ δ’ ὦ φίλε Πόσειδον ἔτι ζῶν ἐξίσταμαι τοῦ ἱεροῦ· τὸ δ’ ἐπ’ Ἀντιπάτρῳ καὶ Μακεδόσιν οὐδ’ ὁ σὸς νεὼς καθαρὸς ἀπολέλειπται.

Ο Poséidon ! ajouta-t-il, je sors encore vivant de ton temple ; mais Antipater et les Macédoniens n’ont pas laissé ton sanctuaire même pur de leurs profanations.

 

Démosthène accuse ses poursuivants d’avoir profané l’hospitalité doublement sacrée, puisqu’elle était offerte par un Olympien. Rétrospectivement, cela sous-entend que l’orateur calculateur avait misé sur l’inviolabilité de la destination de sa retraite. L’ambition était d’y avoir la vie sauve. L’ambition de la retraite a échoué à cause de la ténacité des poursuivants.

À Sète, au musée Paul Valéry, une toile du peintre Émile Pichot montre l’orateur athénien gisant au pied de l’autel de Poséidon.

 

L'ambition de la retraite

 

Le nom du dieu censé protéger le fugitif figure en haut du piédestal. L’avant-dernière assise de celui-ci offre un dernier espoir à l’agonisant. Les doigts de la main gauche tentent de s’accrocher à l’extrémité anguleuse, mais la prise échappe, car le geste manque d’énergie et de précision. L’ambition de la retraite est en train de se dissoudre dans le voile de la mort qui enveloppe le corps livide.

À Quimper, au Musée des Beaux-Arts, la mort de Démosthène est illustrée par un autre tableau, réalisé par Michel-Martin Dolling.

 

L'ambition de la retraite

 

C’est l’instant d’avant l’agonie.

C’est l’instant qui n’imagine pas l’agonie.

C’est l’instant qui affirme l’inviolabilité du refuge.

C’est l’instant qui proclame que l’ambition de la retraite a encore toutes les chances de réussir.

L’orateur est debout, fier de son privilège d’être hébergé dans l’enceinte sacrée, convaincu de la puissance de son argumentation au sujet de l’hospitalité sacrée.

Sa main gauche s’agrippe fortement à l’un des quatre angles au sommet de l’autel. Tout l’avant-bras gauche prend appui fermement sur la face supérieure de la table surélevée. L’effort défensif est intense, fascinant. L’effort offensif l’est tout autant, sinon plus, à travers le regard furieux et le bras droit tendu, avec la paume ouverte et les doigts écartés, comme si Poséidon en personne avait offert à son hôte infortuné, non pas un tri-dent, mais une nouvelle arme qui était une fourche à cinq dents.

En face, une pointe dressée vers le haut et non vers la cible, attend, hésite, écoute.

Ambition de l’illusion, car la confrontation avec ces positions des protagonistes sera éphémère.

C’est le poison muet, et non l’éloquence tumultueuse, qui assurera l’inviolabilité de l’ultime retraite.

Lors de son voyage initiatique, avant de récupérer le mousse à Athènes, le capitaine s’est arrêté à Πόρος – ΠΟΡΟΣ. Malgré le souvenir tragique lié à la retraite de l’orateur athénien, le site a vu naître une belle amitié avec le Mayapi et le Matins Bleus.

 

L'ambition de la retraite

 

L’on se retire pour être plus en sécurité, pour ne plus être inquiété ou dérangé, pour avoir plus de tranquillité.

Les Écritures grecques décrivent une circonstance où le fait de se retirer n’est pas seulement une protection occasionnelle, mais une discipline mentale qui permet de se concentrer à nouveau sur l’essentiel. L’épisode est conté au chapitre 5 du récit de la Bonne Nouvelle selon Luc. Le Nazaréen vient de guérir un lépreux.

 

L'ambition de la retraite

 

Le miracle suscite inévitablement une clameur de stupéfaction, des cris de joie, des bousculades frénétiques pour approcher l’homme de bien. Comment celui-ci a-t-il réagi aux acclamations et aux sollicitations de la foule en manque de faits extra-ordinaires ?

Le Nazaréen a pris la décision la plus sage.

Le texte grec dit :

αὐτὸς δὲ ἦν ὑποχωρῶν ἐν ταῖς ἐρήμοις καὶ προσευχόμενος

ΚΑΤΑ ΛΟΥΚΑΝ Ε'

 

Cependant, il se tenait retiré dans les déserts et priait.

Évangile selon Luc, chapitre 5, verset 16

 

Pour le Nazaréen, le fait de se retirer était fréquent, indispensable, vital. La retraite lui permettait de se concentrer sur l’essentiel, de se ressourcer. Au cours de son ministère terrestre, l’ambition de ses retraites a toujours été prioritaire et fructueuse.

Qu’est-ce qui fait que l’ambition de la retraite va réussir ou va échouer ? Le dénouement est-il le pur fruit du hasard ou dépend-il de quelque facteur humain ?

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