Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Il voulait aller vers l’Ouest. Elle aussi. Alors ils sont partis ensemble, sur le même bateau, qui était le leur. Ils sont partis ensemble, pour être poussés par le même vent, ballottés par les mêmes flots. Ils sont partis ensemble pour vivre ensemble, en même temps, la même expérience.

Le fait que leurs routes avaient la même destination était une nécessité, une évidence.

À bord, ils avaient les mêmes gestes, la même préoccupation.

Et quand ils étaient de retour, ils étaient encore ensemble, sur le même bateau, prêts à repartir, encore sur le même bateau, pour la même destination.

Ils préféraient partir au crépuscule et revenir le lendemain matin.

Il et elle s’amarraient d’un commun accord, du côté de la poupe du Zeph.

 

L'ambition de la destination

 

Dans la Marina d’Αργοστόλι – ΑΡΓΟΣΤΟΛΙ, leur emplacement était sur le quai principal, orienté Nord-Sud

Pour aller du Zeph au centre ville, on passait entre les filets qui étaient amoncelés à proximité de leur coque bleu foncé.

 

L'ambition de la destination

 

Quelquefois, elle interrompait le geste synchrone et complémentaire, mais c’était pour qu’il ait à se désaltérer.

 

L'ambition de la destination

 

Leur destination commune, qui se trouvait quelque part dans la baie d’Αργοστόλι – ΑΡΓΟΣΤΟΛΙ, semblait peu ambitieuse, mais c’était celle du gagne-pain. En vérité, ils n’ambitionnaient pas le dépaysement. Leur ambition était celle de la régularité, de la constance et de la pérennité. Pérennité d’un amour, conjugal ou filial.

Ils n’avaient pas besoin de partir loin pour sentir qu’ils tenaient l’un à l’autre.

À Αργοστόλι – ΑΡΓΟΣΤΟΛΙ encore, à bord d’un catamaran, il voulait partir vers l’Ouest aussi. Et elle avait la même intention.

Leur destination commune se trouvait au-delà de la baie, et même au-delà de la Mer Adriatique. En fait, ils voulaient rejoindre Syracuse, puis Hammamet.

Le nom du catamaran, dont la longueur avoisinait les cinquante pieds, était « Isles & Ailes », une trouvaille d’elle.

 

L'ambition de la destination

 

« Isles & Ailes » avait pour destination finale la Tunisie parce qu’il et elle y trouveraient un accueil très chaleureux et du carburant trois fois moins cher qu’en Grèce. Le facteur économique n’était pas à négliger, surtout quand « Isles & Ailes » avait un réservoir de cinq cent cinquante litres ! Le contact humain et l’avantage financier sont deux raisons suffisantes pour déterminer une destination, même lointaine.

Mais dans l’immédiat, la destination intermédiaire, qui était la Sicile, avait son accès menacé par une grosse cellule orageuse qui apparaissait sur l’écran d’« Isles & Ailes ». Pour éviter le monstre de la météo, il et elle devraient tracer pendant quarante huit heures d’affilée jusqu’à Syracuse.

Il a réceptionné l’amarre du capitaine quand le Zeph s’est approché du quai. Elle a fixé l’amarre envoyée par le mousse. Dans la soirée, il et elle nous ont reçus à bord pour déguster un vin blanc du vignoble bordelais, que nous leur offrions pour les remercier de leur aide.

 

L'ambition de la destination

 

Il et elle étaient originaires de Bordeaux. Boire un bon cru français leur a fait très plaisir, surtout que cela ne leur était pas arrivé depuis longtemps. Le lendemain matin, « Isles & Ailes » s’en est allé en direction de l’Adriatique.

 

L'ambition de la destination

 

Les bateaux rencontrés par le Zeph avaient-ils tous la chance d’avoir un barreur et son adjointe qui s’entendaient sur la destination ? Hélas, non !

Le Zeph connaît un cas où l’un voulait aller vers l’Ouest tandis que l’autre voulait aller vers l’Est. Allaient-ils pouvoir s’accorder ? Comment l’Ouest et l’Est pourraient-ils se rejoindre ?

Il voulait passer les colonnes d’Hercule. Elle voulait retourner à Lesbos. Il rêvait de s’ébattre dans l’immensité de l’Océan Extérieur. Elle rêvait de sillonner à nouveau la Mer Intérieure. La divergence était nette. Pourrait-elle se réduire, se résorber et s’effacer ?

La tension était palpable, grandissante. Chaque jour, la déchirure pointait le bout de son nez. Bouleversé, le Zeph a assisté à l’émergence de la divergence.

À Port Napoléon, il a contemplé avec le cœur serré la nef qui avait été à Lesbos et qui devait y retourner.

 

L'ambition de la destination

 

Le jour où il a appris que la destination du détroit de Gibraltar l’emportait sur celle de l’Anatolie, il se trouvait à Livorno.

À l’entrée du port qui desservait la cité des Médicis, se trouvait un restaurant qui était très attractif avec sa terrasse parée de tentures à l’antique. Il faisait la fierté du Circolo Nautico « Orlando », qui appartenait au Molo Mediceo.

 

L'ambition de la destination

 

Pour ceux qui accostent en venant de la mer, une magnifique guirlande dessine le profil d’un bateau, avec le majestueux phare en arrière-plan.

 

L'ambition de la destination

 

Le sens du discours de la décoration n’est pas difficile à deviner. L’éloge de la mer et du plaisir qu’elle promet conforte les fantasmes de ceux qui font d’elle leur destination de rêve.

Pour ceux qui arrivent par la terre, leur chemin s’arrête devant un parking gardé par un mur blanc, qui porte une inscription rédigée en lettres bleues. L’inscription dit :

« Il mare unisce ciò che la terra divide... »

La mer unit ce que la terre divise...

 

L'ambition de la destination

 

C’est une contre-vérité. Car c’est l’inverse qui se produit !

Le jour où le capitaine du Zeph a découvert l’inscription, qui est un slogan commercial, et non un fait sociologique, il venait de recevoir le mail au sujet de la nef qui ne retournerait pas à Lesbos. Le déchirement à Gibraltar était l’amer contre-exemple au slogan exhibé à Livorno.

À cause de l’incompatibilité entre la destination vers l’Ouest et celle vers l’Est, la mer multiplie les traits d’union entre les escales où se déroulent les retrouvailles. Et à force de multiplier des traits d’union, elle fait du lien affectif un lien en pointillé. Transformer un lien continu en un lien en pointillé, ce n’est pas du tout « unir » !

La mer ne résout aucun des problèmes que la terre ferme n’aura pas résolu. Pire, les vagues et le vent ne font que les aggraver et les rendre paroxystiques.

L’établissement vend un plaisir de la table, auquel la proximité de la mer est sensée apporter son effet euphorisant.

Alors, l’on vante les miracles de l’élément marin, qui servent d’appât.

Mais la réalité est bien plus triste.

Pendant que le Zeph entreprenait sa mue pour devenir plus robuste, plus résistant et plus désirable, son esprit a prospecté les ports de Sète et de Palavas-les-Flots. Au cours de cette prospection, trois occasions se sont présentées, mais à chaque fois, un conflit entre le barreur et la fée du logis a été à l’origine de la proposition de vente. Tous les cas de figure ont été rapportés à l’oreille du Zeph : des disputes, une séparation et même un divorce. À chaque fois, le motif était toujours le même : le bateau, et sa destination, qui ne pouvait qu’être au-delà des mers.

Lors d’une visite, des voisins nous ont relaté que la dispute avait tant accaparé les deux protagonistes que l’eau qui était amenée pour remplir les réservoirs a fini par déborder de ceux-ci et s’est répandue dans tout le bateau, sans que personne ne s’en aperçoive ! En effet, nous avons vu de nos propres yeux les traces de ce dégât quand nous sommes montés à bord.

Et le Zeph, quelle destination ambitionne-t-il ?

Il aborde la problématique de la destination avec l’état d’esprit dont l’écrivain turinois Fabrizio Caramagna a fait l’apologie en ces termes :

« Esistono strade piccole, strette, riservate, nascoste. Quelle che notano in pochi. Quelle che non urlano per rendersi visibili. Sono fatte di passi semplici, muri scrostati, colori segreti e luminosi. E da qualche parte c’è sempre un’emozione che aspetta di essere raccontata. »

Il existe des rues petites, étroites, réservées et cachées. Celles que remarquent peu de gens. Celles qui ne hurlent pas pour se rendre visibles. Elles sont faites de passages simples, de murs fissurés, de couleurs secrètes et lumineuses. Et quelque part, il y a toujours une émotion qui attend d’être racontée.

Le Zeph ne lorgne pas les destinations de renommée. Il sait se contenter de ce qui semble insignifiant, est peu remarqué et peu vanté. Mais la surprise est toujours au rendez-vous, car l’émotion est là, belle, délicieuse, inoubliable.

La sublime Audrey Hepburn disait :

« There are journeys that are done with a single baggage : the heart. »

Il existe des voyages qui s’accomplissent avec un seul bagage : le cœur.

Le Zeph ne voyage pas avec des yeux avides de choses sensationnelles ou spectaculaires. Il voyage avec un cœur reconnaissant. Et la Grèce sait gré au Zeph de cette gratitude venant du cœur, et lui livre généreusement les secrets de son charme.

La toute récente destination du Zeph était la Marina d’Aktio, où il a eu sa sortie hors de l’eau. Pas de grue, mais une traction à l’antique, sur une rampe ascendante.

 

L'ambition de la destination

 

Puis l’installation sur le ber a nécessité le savoir-faire de toute une équipe sur place. Des mains qui s’emparaient du fer ou du bois, des pieds qui cherchaient l’appui, des corps qui se contorsionnaient. Un véritable ballet contemporain, à la manière de Roland Petit.

 

L'ambition de la destination

 

Car il y avait de la bonne humeur, de l’agilité avec de l’élégance. Et beaucoup d’émotions pour le capitaine et le mousse, qui se trouvaient en première loge.

Pas de maison blanche, pas d’eau cristalline, pas de minerai insolite, rien qui ne mérite de figurer sur une carte postale habituelle. Et pourtant…Pourtant...

Le plaisir au travail, la légèreté de l’existence, la convergence des gestes : quel spectacle émouvant !

Il fallait faire confiance à la Grèce. Et le Zeph a fait confiance à la Grèce pour les belles surprises.

Le plus beau cadeau n’est pas celui que fait la Nature, mais celui que des humains font à d’autres humains.

La question de la destination n’a jamais été l’objet de dissension à bord du Zeph. Car sa priorité est ailleurs, ni dans la géographie, ni dans le compteur des miles marins.

Le Zeph se plaît partout en Grèce.

 

L'ambition de la destination

 

Pas de destination privilégiée pour le Zeph, sur la terre des dieux.

Sur tous les rivages hellènes, le Zeph se sent bien, il se sent chez lui.

Son ambition n’est pas de chercher ce qui est nouveau ou insolite. Elle est de mener une vie paisible, sereine et édifiante au pays des enfants d’Ulysse.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :