D'ordinaire, les ferries déchargent leur cargaison humaine et matérielle avant d'en prendre une autre et de repartir avec celle-ci vers le large.
Souvent, un embarcadère vient de jouer le rôle de débarcadère, juste avant.
Mais dans la circonstance présente, où une multitude attend l'embarquement, personne n'aura débarqué auparavant.
C'est un embarcadère qui accueille toutes celles et ceux qui entreprennent le grand voyage de leur vie.
Antoine de Saint-Exupéry disait :
« Quiconque veut voyager heureux doit voyager léger. »
Les candidats au grand départ n'étaient pas insensibles au bonheur, nullement. C'est pourquoi ils prenaient à cœur le conseil de l'écrivain voyageur. Ainsi, personne ne s'est encombré de bagages, ni même de vêtement. Ce qu'ils portaient sur eux leur suffisait amplement, pour longtemps, très longtemps.
L'équipement, réduit au strict nécessaire, au-dessous duquel la décence ne permettrait de descendre, n'était pas incompatible avec l'accompagnement par un souvenir, fleuri ou odorant, qui rappellerait le lieu que l'on quittait.
Très souvent, c'étaient les proches qui s'occupaient de la préparation et de la confection de ce symbole qui relierait jusqu'à des temps indéfinis ceux qui embarqueraient et ceux qui étaient venus jusqu'à l'embarcadère pour dire au revoir.
L'embarcadère exhalait l'agréable parfum de la rose ou du jasmin, dont la fraîcheur était soigneusement préservée dans des bains, à la manière antique.
Cette coupe odorante était déposée à l'avant de l'emplacement choisi par la famille ΜΩΡΑΙΤΗΣ.
Dans la direction opposée, le basilic, dont la tonicité de la chlorophylle évoquait de caractère indestructible de l'élan vital, participait aussi à embaumer l'atmosphère solennel de l'embarcadère. Voici le beau basilic qui faisait la fierté de la famille ΜΩΡΑΙΤΗΣ :
Une inscription disait que trois passagers étaient inscrits à cet endroit de l'embarcadère :
Sur le registre d'embarquement, on pouvait lire :
ΑΝΔΡΕΑΣ ΜΩΡΑΙΤΗΣ
ΕΤΩΝ 35 – 12.2.1982
ΣΠΥΡΟΣ ΜΩΡΑΙΤΗΣ
21.8.1980
ΠΟΠΗ ΜΩΡΑΙΤΗ
14.6.1993
De haut en bas, le registre de la famille ΜΩΡΑΙΤΗΣ nommait deux hommes : ΑΝΔΡΕΑΣ et ΣΠΥΡΟΣ, et une femme : ΠΟΠΗ.
Chronologiquement, le premier à prendre place sur l'embarcadère était ΣΠΥΡΟΣ, qui s'est inscrit le 21/8/1980. Puis, c'était au tour du jeune ΑΝΔΡΕΑΣ, qui a fait son inscription le 12/2/1982. Enfin, la troisième inscription a été effectuée par la femme, dont le prénom était ΠΟΠΗ.
Seul l'âge du jeune ΑΝΔΡΕΑΣ était indiqué : 35 ans, seulement 35 ans !
C'était une singularité, au moins à deux points de vue. D'abord, singularité par rapport aux deux autres personnes de la même famille, dont l'âge n'était pas précisé, sans doute parce que celui-ci se trouvait dans la fourchette habituelle. Ensuite, singularité par rapport l'âge moyen des candidats au départ.
Il arrivait qu'un passager n'ait plus personne pour lui offrir ce service de la mémoire fleurie ou odorante. Alors, c'était la nature elle-même qui prenait le relais, comme en témoignait le cas de ΜΑΡΙΑ Ν. ΦΛΩΡΟΥ :
L'identité était explicitée à deux reprises : une première fois, avec des lettres blanches sur un support métallique, de couleur ocre, et une deuxième fois, avec des lettres noires sur une pierre blanche.
Le prénom MAPIA (en français : MARIE) indiquait qu'il s'agissait d'une dame.
Les dates marquées sur la pierre : 1912 et 1989 signifiaient que la passagère avait soixante-dix-sept ans quand elle s'était présentée à l'embarcadère.Trois décennies après, plus aucun de ses proches n'était en mesure d'assurer le service de la mémoire. Qu'à cela ne tienne ! Dans sa bonté, la nature a fait pousser un peu de verdure pour rappeler que la passagère affectionnait l'art du jardin et qu'elle s'y adonnerait avec un immense plaisir dès qu'elle le pourrait.
Autre précaution adoptée par la quasi-totalité des passagers : la compagnie d'une lampe-tempête. Voici l'une des lampes-tempête utilisées par la famille ΜΩΡΑΙΤΗΣ :
C'était celle qui se trouvait à côté du basilic. Une autre lampe-tempête était posée à proximité de la coupe qui extrayait l'essence parfumée de la rose.
Y avait-il un ordre de priorité sur l'embarcadère ?
Les premiers arrivés étaient les mieux servis.
Comme l'embarcadère était exposé aux vents, qui pouvaient être violents et dévastateurs, il valait mieux se mettre à l'abri.
Voici ce qui est arrivé à la famille ΜΩΡΑΙΤΗΣ après le coup de vent qui s'est déchaîné dans la nuit du dimanche 16 août au lundi 17 août 2020 :
Le basilic a été renversé. La lampe-tempête a été éteinte, malgré les protections vitrées.
C'est pourquoi les passagers qui n'ont pas connu l'engouement de la modernité ont adopté une solution astucieuse, qui avait toute son efficacité, quelque soit le degré de violence des intempéries. La voici, cette solution rompue à toute épreuve :
La lampe antique avait le privilège de conserver sa flamme en toutes circonstances.
L'érosion a même laissé l'empreinte de son humour : une énorme fumée blanche enveloppait le réservoir d'huile d'olive mais n'asphyxiait pas la flamme !
Tout autour de la précieuse source de lumière, se déployait le méandre grec, qui délimiterait la terre des adieux.
Cette lampe-tempête ingénieuse appartenait à la famille ΚΑΝΔΗΛΙΩΤΗΣ, dont voici le registre d'embarquement :
De haut en bas, apparaissaient les mots suivants :
ΣΠΥΡIΔΩΝ A. ΚΑΝΔΗΛΙΩΤΗΣ
ΕΓΕΝΝΗΘΗ ΤΗ 25 ΙΟΥΝΙΟΥ 1852
ΑΠΕΒΙΩΣΕ ΤΗ 28 ΝΟΕΜΒΡΙΟΥ 1895
ΕΥΔΟΞΙΑ ΚΑΝΔΗΛΙΩΤΗ
ΕΤΩΝ 62
ΑΠΕΒΙΩΣΕ 28 ΙΟΥΛΙΟΥ 1931
L'équivalent en français serait :
ΣΠΥΡIΔΩΝ A. ΚΑΝΔΗΛΙΩΤΗΣ
NÉ LE 25 JUIN 1852
DÉCÉDÉ LE 28 ΝΟVEMBRE 1895
ΕΥΔΟΞΙΑ ΚΑΝΔΗΛΙΩΤΗ
62 ANS
DÉCÉDÉE LE 28 JUILLET 1931
Les trois premières lignes étaient écrites au masculin tandis que les trois lignes suivantes étaient conçues au féminin.
L'homme, qui se prénommait ΣΠΥΡIΔΩΝ, est né bien avant le siècle dernier. Il a aussi fini sa vie avant que celui-ci ne commence. Le Grec est mort jeune, quand il n'avait que quarante-trois ans !
La femme, qui se prénommait ΕΥΔΟΞΙΑ, est née en 1869, bien avant le siècle dernier, elle aussi. Mais la Grecque a bénéficié d'une plus grande longévité.
L'appartenance à une autre époque conduisait à l'emploi d'une lampe-tempête plus archaïque, mais aussi plus plus fiable quant à la signification.
À côté de l'emplacement de la famille ΚΑΝΔΗΛΙΩΤΗΣ, on pouvait voir une sorte de réplique :
L'emplacement voisin utilisait la même lampe-tempête. Le profil était plus fin au niveau de la panse et du pied. Mais c'était la même efficacité et la même sagesse. L'érosion a fait apparaître une multitude de volutes de fumée. Cependant, la flamme demeure inextinguible.
Comme à côté, un méandre grec circonscrivait l'espace des adieux.
La proximité spatiale, à laquelle s'ajoutait la similitude de l'iconographie, incite à penser qu'il y a eu aussi une proximité temporelle entre les deux présences sur l'embarcadère.
La précocité de l'enregistrement de ces passagers de la première heure leur permettait de bénéficier des meilleures places sur l'embarcadère. Celles-ci offraient les meilleurs panoramas et se trouvaient à proximité de la tour de contrôle, dont voici le profil :
C'était l'édifice de la vigilance et du réconfort, qui servait d'amer sur l'embarcadère.
L'éclairage nocturne signifiait que la tour de contrôle était en service jour et nuit, sans interruption.
Deux sortes de pavillon indiquaient qu'elle fonctionnait sous une double autorité.
Le drapeau bleu avec une croix blanche représentait l'autorité qui s'occupait de la sécurité physique.
Le drapeau jaune, qui portait l'effigie de l'aigle bicéphale, symbolisait l'autorité qui dispensait les soins de l'âme.
Voici la même tour de contrôle, mais avec la clarté diurne :
Sur le mur blanc qui délimitait l'embarcadère, se montraient de façon ostentatoire les deux pavillons, bleu et jaune.
À côté du pavillon bleu, une plaque indiquait l'adresse de l'embarcadère.
Sur un fond bleu, apparaissaient trois lignes. Les deux lignes du dessus, écrites en blanc :
ΟΔΟΣ
ΙΩΑΝΝΟΥ ΒΛΑΣΣΟΠΟΥΛΟΥ
nommaient la rue.
La troisième ligne, écrite en jaune :
IOANNOU VLASSOPOULOU
fournissait la prononciation au visiteur qui ne connaissait pas l'alphabet grec, mais seulement l'alphabet latin.
L'embarcadère se trouvait donc à Ithaque, dans la baie de Βαθύ – ΒΑΘΥ, au Nord de celle-ci. Voici un panorama de l'embarcadère :
La montagne bleutée, qui s'étirait à l'horizon, indiquait le Nord. L'Est se trouvait donc à droite de la photo, du côté des cyprès.
La photo a été prise vers le milieu de l'après-midi. Le soleil était déjà passé à l'Ouest. C'est pourquoi l'ombre a commencé à s'allonger, en direction de l'Est. L'examen de cette ombre sur les emplacements de l'embarcadère révélait aussi que tous les passagers tournaient leurs regards vers l'Est. Vers l'Est, c'est-à-dire vers la terre de Judée, vers la promesse du Nazaréen.
Voici le spectacle des stèles d'enregistrement, dont la face principale était inondée par la lumière au lever du soleil. Une lumière qui portait la promesse d'une re-naissance !
Du nouveau viendrait donc de l'Est !
En attendant, l'embarcadère se tenait prêt.
La patience se nourrissait d'espoir mais aussi d'eau fraîche.
C'est pourquoi la tour de contrôle exhibait ce qu'elle avait de plus précieux : son puits d'eau douce. La margelle, surélevée en forme de cylindre, était comme un autel.
Topographiquement, ce trésor d'eau douce se trouvait sur le versant Est de l'embarcadère.
Symboliquement, l'eau qui donne la vie et permet la survie est un cadeau de l'Orient.
Officiellement, tous les passagers de l'embarcadère ont pris un aller simple.
Mais la plante que la Nature a fait pousser sur l'emplacement de Dame ΜΑΡΙΑ Ν. ΦΛΩΡΟΥ et la pérennité de la flamme sur l'emplacement de la famille ΚΑΝΔΗΛΙΩΤΗΣ incitent à penser que ce grand départ ne sera pas qu'un aller simple.
À ce sujet, l'un des emplacements de la première heure, qui étaient remarquables par leur originalité, avait une révélation à faire.
La passagère se nommait ΕΙΡΗΝΗ ΦΕΡΕΝΤIΝΟΥ.
Ειρήνη – ΕΙΡΗΝΗ signifie « paix ».
Le prénom de la passagère portait un désir de paix.
Sur son emplacement, plusieurs éléments minéraux composaient un tableau singulier.
Du côté opposé au chevet, deux pierres carrées feraient allusion aux pieds.
Vers le centre, légèrement décalé en direction du bras gauche, une autre pierre carrée situerait le cœur. Et tout autour de cette pièce maîtresse, gravitait une multitude de pierres arrondies, qui évoquerait l'appareil circulatoire.
Le message diffusé par l'emplacement de Dame ΕΙΡΗΝΗ ΦΕΡΕΝΤIΝΟΥ allait droit au but : le véritable lien avec le lieu qu'elle s'apprêtait à quitter n'était pas dans un bouquet floral odorant, mais dans son cœur chargé de souvenirs émouvants. À présent, ce cœur qui a tant aimé, pourrait-il s'éclipser dans le silence de la résignation ?
Une muse a capté les aspirations profondes de ce cœur humain et les a mises en chanson. Voici cette chanson :
We'll meet again
Don't know where
Don't know when
But I know we'll meet again some sunny day
Keep smiling through
Just like you always do
'Till the blue skies drive the dark clouds far away
So will you please say hello
To the folks that I know
Tell them I won't be long
They'll be happy to know
That as you saw me go
I was singing this song
On se reverra,
Je ne sais pas où
Je ne sais pas quand
Mais je sais qu'on se reverra, un jour ensoleillé
Continue de sourire,
Comme tu le fais toujours,
Jusqu'à ce que les cieux bleus chassent les nuages noirs loin d'ici.
Alors voudras-tu s'il-te-plaît dire bonjour
Aux gens que je connais,
Dis-leur que je ne serai pas longue.
Ils seront heureux de savoir
Que lorsque tu me regardais partir,
Je chantais cette chanson.
La chanson utilise les sonorités de l'ère moderne. Mais le message est plébiscité par un nombre incalculable d'embarcadères depuis plus de deux millénaires.
La muse s'appelait Vera Lynn.
Le 18 juin dernier, elle aussi, a pris place sur l'embarcadère, non pas dans la baie de Βαθύ – ΒΑΘΥ, mais à Ditchling, sur la côte Sud de la Grande-Bretagne.
La muse avait cent-trois ans quand elle s'est présentée à son embarcadère.
L'embarcadère accueille des passagers pour un aller simple.
Mais quand la chanson de la muse Vera Lynn s'accomplira, il est fort possible que ce lieu d'embarquement, fort solennel, se transforme en un joyeux débarcadère.