Ils allaient tous les deux à la même fontaine pour se ravitailler en eau. L’un avait besoin de six litres d’eau, l’autre en voulait vingt fois plus.
Leurs itinéraires suivaient le même tracé, celui de la Via Egnatia, qui prolongeait la Via Appia au-delà de Brindisi et par-dessus l’Adriatique, pour rejoindre l’Asie Mineure en passant par le Nord de la Grèce.
L’un se déplaçait avec deux roues. L’autre, avec quatre.
Ils se prénommaient de la même manière.Voici donc les deux Pierre :
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Nos lecteurs connaissent bien le Pierre de la roulotte. Nous sommes donc très heureux de vous présenter le Pierre du vélo, qui était parti de Paris, avec son vélo, il y a deux mois.
La rencontre a eu lieu dans un village qui proposait plusieurs points d’eau sur le bord de la route, dans le sens de la circulation. Manifestement, il y avait une volonté de la municipalité d’offrir au voyageur une certaine forme d’hospitalité.
La facilité d’accès nous rappelait que nous avions un appoint d’eau à faire. Au moment où la décision a été prise de réaliser concrètement cet appoint d’eau, nous nous trouvions devant une fontaine qui regardait une station-service et un supermarché, situés de l’autre côté de la route. Le trafic incessant, suscité par ces deux entreprises, gênait la pudeur du Capitaine. Même si nous avions tout à fait le droit de nous ravitailler en eau à cet arrêt, le Capitaine a préféré revenir en arrière, vers une fontaine en amont sur la route, où s’était déjà arrêté un « Grec » avec son vélo.
Le cadre plus intimiste de cette deuxième fontaine plaisait davantage au Capitaine.
Quand le mousse est sorti, à son tour, de la roulotte, il a dit au « Grec » : Kαλημέρα σου ! (littéralement : Bonjour à toi !)
Avec un sourire qui manifestait de la gêne, l’interlocuteur a fait savoir qu’il n’était pas Grec. Sa véritable identité, vous l’avez devinée, sans aucune difficulté : il était français, parisien même, et s’appelait Pierre.
À ce point de notre échange, il sied de faire une première remarque : si le Capitaine n’était pas revenu en arrière, le présent article n’aurait jamais vu le jour.
Autrement dit, la Bohème que nous vivions était une Bohème féconde.
Quand l’imprévu était porteur de tant de chance, il était très tentant de penser que la programmation était une sclérose anticipée.
En tous cas, nous sommes revenus en arrière et il y a eu une rencontre, et ce grâce aux divinités.
Voici le cadre de cette rencontre :
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Sur la pancarte, les mots en gros caractères Δήμoς Εγνατίας (littéralement : Municipalité de Egnatia) indiquaient le territoire administratif, dont le nom comportait un emprunt à l’antique voie romaine.
À l’arrière-plan, le Pierre du vélo, qui apparaissait de dos, et le Pierre de la roulotte, qui montrait son profil droit, étaient en grande conversation. Dans une sacoche du vélo, on pouvait voir les bouteilles destinées à recevoir l’eau de la fontaine.
La découverte des analogies et la constatation des convergences créaient chez les bohémiens de la francophonie un plaisir nouveau, que le mousse prenait soin de respecter, par courtoisie. Il s’en allait donc faire des photos des arbres en fleurs. En effet, sur la vue précédente, ceux-ci apparaissaient à proximité de la maison blanche.
Les voici à présent, dans un plan plus rapproché :
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La photo montre un terrain en pente. En effet, en suivant la pente, l’on arrivait à un ravin, où chantait un cours d’eau qui poussait ses flots du Nord au Sud.
Sur la rive gauche, se déroulait, en hauteur, l’autoroute.
Le mousse ne savait pas qu’il était observé par le Pierre du vélo.
Quand le mousse est revenu près de la fontaine, le Pierre de la roulotte lui a dit : « Il (le Pierre du vélo) pensait que tu filmais l’autoroute ». Effectivement la perspective pouvait faire croire que le mousse visait l’autoroute avec sa caméra.
Au Pierre du vélo, le mousse a répondu : « Je photographiais des fleurs ! »
Et justement, c’étaient ces fleurs qui étaient témoins de l’hospitalité pratiquée par la roulotte.
En effet, le vertige de la parole a fait oublier aux deux Pierre l’heure. Or, c’était l’heure du repas de la pause méridienne.
Le mousse a donc pris l’initiative de proposer à tous un apéro sur les bancs de la fontaine, avec de la bière, des pistaches et des noix de cajou. La proposition du mousse a enchanté tout le monde.
Bénéficiant du vent en poupe, le mousse a ensuite suggéré que la convivialité se poursuive dans le giron de la roulotte, autour d’un plat chaud. Le bohémien de la cuisine a surpris le bohémien du guidon et le bohémien du volant. Mais le nouveau pas franchi donnait de l’enthousiasme aux trois amoureux de la Bohème.
Voici la table qui rendait hommage à la chance :
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La vaisselle utilisée à cette occasion provenait du premier Zeph. Une marguerite blanche décorait le fond azur :
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Après les fleurs du macrocosme, qui embellissaient les jardins, celles du microcosme des assiettes devenaient des témoins de l’hospitalité pratiquée par le Zeph.
La nourriture faisait éclore des moments de sincérité extrêmement émouvants.
Le Pierre du vélo nous a raconté qu’il a dû s’arrêter à Iωάννινα pour réparer un rayon qui s’était cassé, sans doute à cause du poids transporté. La réparation lui a coûté dix euros.
Il nous a aussi parlé de la menace des ours, qui hantait ses nuits de campeur. Cette confidence a fortement troublé le Pierre de la roulotte.
Notre ami cycliste nous confiait qu’il avait l’intention d’emprunter la route de la soie et d’aller, avec son vélo, jusqu’au Vietnam. Le mousse s’est montré très admiratif devant un tel projet, qui honorait le libre arbitre et la nécessité de se saisir de l’ici-et-maintenant.
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La conversation ne s’est pas bornée à des considérations relatives à la conquête du terrain. Elle s’intéressait aussi aux enjeux humanistes.
Au voileux, le cycliste a demandé si les rencontres se produisaient avec la même facilité en mer et sur terre.
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Le voileux a répondu que le péril de la mer semblait faciliter l’ouverture des cœurs.
Le Parisien qui allait entreprendre la route de la soie pour arriver en Asie a demandé à l’Indochinois de raconter le coup de foudre de celui-ci pour la Grèce. Et l’enfant des rizières a répondu en donnant moult détails sur le choc émotionnel provoqué par le cours d’histoire en sixième.
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Puisque la question de l’hospitalité se posait, le mousse a aussi dit que l’éducation reçue de ses parents recommandait de toujours faire entrer le visiteur et de lui proposer de se désaltérer, ne serait qu’avec l’eau du puits. L’invité de la roulotte était très ému de découvrir cet enseignement ancestral.
L’heure de l’au revoir a fini par arriver. Chacun retrouvait son autonomie :
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Mais nous nous sommes stimulés.
Le bonheur de la rencontre peinait à effacer la tristesse de la séparation.
La fontaine de la Bohème chantait l’espérance des retrouvailles :
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Nous avons confié au ruissellement de l’eau la préservation de cette espérance. C’était avec cet état d’esprit que nous avons visité la cascade Μπουλουβάρος (transcription : Boulouvaros), qui comportait trois niveaux.
Voici le niveau supérieur :
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Il illustrait la brèche qui libérait les sentiments au moment de l’apéro.
Puis il y a eu le niveau médian que voici :
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La régularité de la forme d’ensemble et la puissance de l’écoulement évoquaient la plénitude au moment du repas à l’intérieur de la roulotte.
Enfin, voici le troisième niveau :
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Rejoignant la position d’équilibre, il illustrait le retour à l’autonomie de chacun.
La contemplation de l’intégralité de la cascade redonnait le scénario de la merveilleuse rencontre à la fontaine.
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L’adjectif « merveilleuse » est utilisé à bon escient car la Bohème sur la Via Egnatia excellait dans l’art de convoquer le merveilleux, au sens où l’entendraient les littéraires.
En effet, après l’exploration de la cascade, nous nous sommes offert une sieste d’un quart d’heure. Nous avons mis le réveil, de peur que le bonheur de la sieste ne soit trop gourmand en temps. Et juste après que la sonnerie a retenti, qui s’est présenté devant la roulotte ? Sans doute que vous avez déjà deviné l’identité du visiteur. La photo suivante confirme la justesse de votre intuition :
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Le Pierre du vélo, que nous avions doublé sans nous en rendre compte, a fini par nous rattraper. Il a reconnu la roulotte et s’est arrêté.
Il est réapparu juste au moment où nous sommes sortis de la sieste. Entre le choix de la fontaine isolée et la sonnerie du réveil, la multitude des hasards heureux confortait notre optimisme à l’égard de la Bohème sur la Via Egnatia. Nous sommes convaincus que la Bohème est capable de produire d’autres miracles.
La joie des retrouvailles était si grande que les deux Pierre semblaient exécuter un pas de valse l’un pour l’autre.
Trois heures se sont écoulées entre l’au revoir devant la fontaine et les retrouvailles au pied de la cascade.
En faisant éclore les fleurs de l’hospitalité, l’aventure de la Bohème sur la Via Egnatia faisait danser le temps !
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