Le bas de son corps faisait penser à un poisson. Le haut de son corps, à un cheval. Il est venu à notre rencontre quand nous sommes entrés dans le port de Άγιος Eυστράτιoς (transcription: Ayios Evstratios). Voici la silhouette du messager qui est venu nous souhaiter la bienvenue :
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Le nom du messager apparaissait devant le poitrail. C’était IΠΠΟΚΑΜΠΟΣ, avec les majuscules. Littéralement : CHEVAL MARIN.
Avez-vous remarqué la joie qui dilatait les yeux et les narines pendant qu’elle incurvait les mâchoires ?
La joie de cet accueil était permanente parce qu’elle figurait sur la grande fresque du mur qui protégeait le port contre l’assaut des vagues.
Ce mur protecteur se voyait très nettement sur la photo aérienne présentée dans l’article précédent.
L’ouvrage de protection se voit encore dans la photo suivante, à l’arrière-plan, sur la droite :
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Au premier plan, se trouvait le Zeph, avec son pavillon tricolore et son éolienne, tricolore aussi. À l’arrière-plan, était amarré le ferry dont les manœuvres nocturnes ont été décrites dans l’article précédent. À la poupe, figurait l’inscription :
AQUA BLUE
ΠΕΙΡΑΙΕΥΣ
La première ligne indiquait le nom du ferry, avec l’exotisme italianisant. La traduction en français est : EAU BLEUE.
La seconde ligne précisait, en grec, le port d’attache, qui était LE PIRÉE.
À tribord du ferry, s’étendait la grande fresque qui ornait la face intérieure du mur de protection. Le joyeux cheval de mer, qui participait à la procession de bienvenue, apparaissait entre le pavillon français du Zeph et la moto rouge qui patientait sur l’embarcadère.
En envoyant à notre rencontre une créature fantastique qui provenait de l’univers mythologique, Άγιος Eυστράτιoς nous honorait en stimulant notre imagination. C’était le présage que l’escale serait hautement inspirante.
Voici la fresque dans son intégralité, vue dans le sens Sud-Nord, avec une perspective centripète, c’est-à-dire de la périphérie vers le centre :
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Le programme iconographique, qui apparaissait à gauche, démarrait au pied du phare rouge et se déployait en direction de la ville haute, qui se profilait à l’arrière-plan.
Il commençait par du texte, et non par un dessin. Autrement dit, le premier objectif du stimulus visuel était de faire réfléchir, et non de divertir.
On reconnaît là, la méthodologie héritée de l’Antiquité.
Voici donc les premiers mots du discours de l’accueil :
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Η ΖΩΗ...
ΑΧ Η ΖΩΗ
En français :
LA VIE…
AH LA VIE
Le texte concernait la vie, qui était le bien le plus précieux pour chacun de nous. Dès les premiers mots, Άγιος Eυστράτιoς a donc voulu que le message ait une portée universelle.
Le nom de l’auteur était mentionné tout de suite après cette introduction : il s’agissait de Μάνος Κατράκης (transcription : Manos Katrakis), qui était Crétois et que l’art dramatique a rendu célèbre au siècle dernier.
Sur la fresque, le nom de l’acteur crétois était écrit avec des lettres majuscules. D’où la graphie : ΜΑΝΟΣ ΚΑΤΡΑΚΗΣ.
La lecture de ces mots d’une douce gravité laisserait échapper un soupir.
Le ton de l’exclamation était adopté pour signifier que la chose n’était pas si simple, et qu’elle a même donné du fil à retordre.
Mais, finalement la solution a été trouvée. La voici :
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Πάρε λίγο φως από τον ήλιο
Λίγα λουλούδια, λίγα κελαηδήματα πουλιών,
Κάτι από το ποταμάκι που τρέχει,
Κάτι από την αγάπη, βάλε τα όλα μαζί,
Και τότε θα δεις τι όμορφη που είναι η ζωή.
Littéralement :
Prends un peu de la lumière en provenance du soleil
Un peu de fleurs, un peu de gazouillis des oiseaux,
Quelque chose à partir du ruisseau qui court,
Quelque chose à partir de l’amour, mets toutes ces choses ensemble,
Et alors tu verras à quel point est belle la vie.
Le texte grec s’affichait comme une recette.
Tous les ingrédients se caractérisaient par la facilité d’accès et surtout, par leur gratuité.
Leur liste commençait par les ressources de la nature et se terminait par le potentiel humain.
L’énergie solaire venait en premier. Puis intervenaient la botanique et la zoologie. Ces domaines où s’opéraient les prélèvements étaient totalement en libre service, sans aucune restriction. Cependant, la grammaire grecque conseillait le juste dosage. En effet, l’adjectif singulier λίγο qui qualifiait le soleil prélevé et l’adjectif pluriel λίγα qui accompagnait le prélèvement des fleurs et celui des gazouillis d’oiseaux désignaient une petite quantité. On n’avait pas besoin de prendre beaucoup de soleil, ni beaucoup de fleurs, ni beaucoup de gazouillis pour obtenir l’émerveillement mentionné à la dernière ligne : « θα δεις τι όμορφη που είναι η ζωή ».
En français : « tu verras à quel point est belle la vie »
Le contraste est frappant entre le qualificatif λίγο / λίγα des deux premières lignes et la forme adverbiale « τι » de la dernière ligne ! « λίγο / λίγα » indique le refus de l’excès, de l’avidité. Et pourtant « τι » dit que le résultat final est au-delà de toute espérance.
Après ce vibrant éloge de la simplicité avec laquelle chacun de nous peut accéder à la beauté de la vie, d’autres messages de la fresque exhortaient à profiter de l’ici-et-maintenant. Voici l’une de ces proclamations :
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La première ligne disait : « Δεν έχω καιρό να κουραστώ ».
En français :
« Ce n’est pas le bon moment pour moi de céder à la fatigue »
Ne pas se lasser, ne pas baisser les bras. Mais rester courageux.
Et qu’est-ce qui était écrit à la deuxième ligne ? À la deuxième ligne, on pouvait lire : « Δεν έχω καιρό να σταυρώσω τα χέρια μου »
En français :
« Ce n’est pas le bon moment pour moi de me croiser les bras »
Ne pas rester passif. Mais prendre des initiatives.
Après ce préambule qui était une mise en garde contre un double frein, le texte est passé à l’offensive avec la troisième ligne que voici : « Δεν έχω καιρό να μην αγαπώ »
En français :
« Ce n’est pas le bon moment pour moi de ne pas aimer »
Autrement dit, ce n’est pas le moment de bouder la vie.
Au contraire, il faut se saisir de chaque moment favorable pour tomber amoureux.
Avec vigueur, le texte grec nous exhortait à ne passer à côté de ce qui était essentiel.
La fresque de bienvenue mettait son éloquence à dynamiser notre volonté et à fortifier notre vigilance. Mais elle savait aussi illustrer la pertinence de son discours. Voici l’une de ces illustrations :
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La scène était contemporaine car elle visait le public le plus large possible.
Il s’agissait d’une randonnée en vélo, au bord de la mer.
Ce n’était pas une activité sophistiquée, ni coûteuse.
Si l’on n’a pas de vélo soi-même, on peut toujours en emprunter un en s’adressant à un cousin ou à un ami, surtout en Grèce.
Sur la fresque, le lieu de l’exercice du sport était gratuit. Le coucher du soleil, lui aussi, était gratuit.
Y avait-il un soleil couchant dans la scène du vélo ? Il y en avait un. Regardez bien :
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Le soleil, qui se préparait à passer sous les flots, se redressait pour regarder, avec des yeux enjoués, les deux cyclistes qui se tenaient compagnie.
Le soleil, l’eau et l’amitié : nous retrouvons les ingrédients de la recette de Μάνος Κατράκης.
La simplicité de la beauté était à l’œuvre.
Μάνος Κατράκης n’a-t-il pas aussi parlé de la contribution des oiseaux ? Effectivement, la recette du Crétois mentionnait les gazouillis des oiseaux. À ce sujet, la fresque de bienvenue n’a pas failli dans sa mission d’afficher la cohérence entre le mot et l’image. Voici donc les oiseaux qui offraient leurs gazouillis au texte de Μάνος Κατράκης :
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Il existait un autre ingrédient, qu’apportait la botanique en fleurs.
Regardez bien le plumage de l’oiseau : des fleurs naissaient aux extrémités des plumes.
Avec subtilité, la fresque a illustré le texte qui lui servait de figure de proue.
Dans cette vitrine de la simplicité, il y avait, bien sûr, l’hommage rendu à l’activité qui permettait au petit peuple de vivre et de survivre :
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La chaîne engendrée par le travail des filets donnait l’image de la solidarité et de la fraternité. Cette solidarité et cette fraternité étaient incluses dans le mot « αγάπη » (en français : amour), employé par Μάνος Κατράκης dans sa recette.
L’évocation du mode de vie au bord de la mer, à Άγιος Eυστράτιoς, ne se faisait pas sans humour.
Regardez comment la lune était peinte quand elle s’approchait d’un rocher qui symbolisait l’île :
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Le profil de la roche présentait une concavité sous forme de v assez évasé. Il n’est pas saugrenu d’y voir une cavité buccale. Dans ce cas, c’était la configuration d’un bisou destiné à la lune !
Sur la photo précédente, il existe un autre détail savamment aménagé par l’humour de l’artiste. Regardez bien le grappin muni de ses crocs et ne le quittez pas des yeux pendant que le cadrage s’élargit :
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Deux des crocs métalliques du grappin sur la barque ont donné deux antennes au-dessus de la tête d’une limace bleue.
Dans son aventure burlesque, le peintre n’a pas négligé l’exactitude scientifique, qui voulait que la limace ait des tentacules supérieurs mais aussi inférieurs. Ainsi, d’un pare-battage qui pendait à l’avant de la barque, il a extrait un cône d’ombre qui laissait comme trace un tentacule inférieur.
Les limaces sont des animaux principalement nocturnes. La représentation de la limace bleue était donc scientifiquement cohérente avec le dessin de la lune argentée.
Continuons à élargir le champ de vision :
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La nouvelle perspective révélait un triptyque, formé par trois proues. La limace bleue et la barque avec le grappin étaient les deux volets permanents de la composition ternaire. Quant au troisième volet, qui était le bateau à moteur nommé ΕΥΑΓΓΕΛΙΑ (en français : BONNE NOUVELLE), sa position était complètement aléatoire et risquait à tout moment de changer. Mais pour l’heure, cette position fortuite était une belle réussite.
Il en ressort qu’à l’humour du peintre, s’est ajouté l’humour du hasard ! Comme c’est sublime !
L’auteur crétois Μάνος Κατράκης a dit : « Tu verras à quel point est belle la vie ».
Le peintre de la fresque dit, quant à lui : « Vois à quel point la vie est drôle ».
Il n’y a pas d’incompatibilité entre la beauté et la drôlerie.
Il se peut même que la vie est belle parce qu’elle est drôle.
Poursuivons notre aventure grâce à l’inspiration du peintre de la fresque et offrons-nous un cadrage plus élargi encore :
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La perspective finale montre que la créature en bleu n’était pas une limace mais un escargot. La « maison » que le gastéropode portait sur son dos ne pouvait être que l’île nommée Άγιος Eυστράτιoς.
Quelle magnifique scène !
La couleur bleue de l’escargot était empruntée à la mer.
Topographiquement, c’est la mer qui porte Άγιος Eυστράτιoς.
Et par rapport à l’économie, c’est encore la mer qui assure la sustentation de Άγιος Eυστράτιoς. Pas seulement par rapport à la nourriture du ventre, comme le rappelle la scène des filets de pêche, mais aussi par rapport à la nourriture de l’esprit, comme l’indique la scène du bisou de la lune.
Après l’hommage au rôle sustentateur de la mer, voici le tableau final :
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La colombe évoquait le vœu de paix.
À Άγιος Eυστράτιoς, nous avons trouvé la paix, en abondance.
La fresque montrait un autre symbole de paix : le rameau d’olivier. Celui-ci n’était pas vertical, mais penchait en direction des bateaux qui entraient dans le port.
Souvenez-vous de la perspective qui est dévoilée dans la photo montrant l’intégralité de la fresque : l’inclinaison du rameau d’olivier correspondrait alors à un geste de bénédiction de la part de la ville haute.
Autre réminiscence : le début de la fresque commençait par ces mots : « La vie...Ah la vie », dont la tonalité exclamative ne faisait pas de doute. Mais où était le point d’exclamation sur la fresque ? Y en avait-il un ?
Bien sûr qu’il y avait un point d’exclamation : il se trouvait à la fin de la phrase, dans le profil du rameau d’olivier.
Quelle subtilité !
Le balcon posé sur la mer à Άγιος Eυστράτιoς était le balcon de l’inspiration, qui donnait la recette pour ne pas rater la vraie vie.
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