• L’hospitalité de Trébizonde, qui était notre deuxième escale en Mer Noire, nous donnait accès à la prospérité de la cité portuaire mais aussi à sa sagesse. Celle-ci se voyait particulièrement dans la manière de vivre le temps de la séparation, quand le souvenir venait au secours de la réalité disparue.

    Le prélude de la leçon sur la manière de préserver le souvenir était un pur hasard. En effet, au moment où nous nous apprêtions à quitter le parking de notre halte nocturne pour rejoindre le dédale du centre historique, le regard du mousse a remarqué le spectacle suivant :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Les fleurs du premier plan indiquaient la bordure du parking. De l’autre côté, apparaissaient deux bancs. Et derrière le banc de droite, se dressait une pierre tombale.

    Manifestement, il y avait là une mise en scène.

    Curieux, le mousse a enjambé le muret du parking pour aller voir de plus près le terrain situé de l’autre côté. Et voici la vision qui s’offrait alors à lui :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Deux stèles rustiques encadraient un amoncellement de terre fraîchement remuée et disposée de façon longiforme. L’aspect physique du sol laissait à penser qu’il s’agissait d’un enterrement récent. Cette première impression était confirmée par ce qui était écrit sur la plus grande des deux stèles, qui était la plus en contrebas, car le terrain était en pente.

    Tout en haut, figurait le nom du gisant : ÖSKAN CELEP

    Juste au-dessous, était écrite la date de l’inhumation : 29/10/2023.

    Or la photo a été faite le 07/11/2023, c’est-à-dire seulement une dizaine de jours après la mise en terre.

    À l’arrière-plan de la photo, se déployait le muret du parking, doté ça et là de postes d’éclairage. Il en ressortait que la sépulture était toute proche de la résidence des vivants.

    Mais une proximité plus grande encore était aménagée par la configuration du lieu. En effet, regardez comme les deux bancs flirtaient avec le bord de la fosse :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Cette disposition spatiale ne pouvait évoquer qu’une chose : le monde d’en haut, sur la terre, et celui d’en bas, sous la terre, étaient destinés à rester connectés l’un à l’autre.

    Le dossier du banc qui apparaissait à droite, sur la photo, portait cette inscription, écrite en blanc : ORTAHİSAR BELEDİYESİ.

    En français : MUNICIPALITÉ [DE] ORTAHISAR

    Ortahisar était une subdivision administrative de la Trébizonde du XXIè siècle.

    L’empreinte, qui indiquait que le matériel appartenait au service public, véhiculait un message plus important encore : elle témoignait que la conscience collective refusait que soit rompu le lien entre la personne défunte et les survivants.

    La mise en scène suggérait qu’une conversation nourrissait ce lien du souvenir.

    Le poète a capté le murmure qui venait de dessous l’humus.

    Voici les mots qui s’échappaient des entrailles de la terre :

    Death is nothing at all.

    It does not count.

    I have only slipped away into the next room.

    Nothing has happened.

     

    Everything remains exactly as it was.

    I am I, and you are you,

    and the old life that we lived so fondly together is untouched, unchanged.

    Whatever we were to each other, that we are still.

     

    Call me by the old familiar name.

    Speak of me in the easy way which you always used.

    Put no difference into your tone.

    Wear no forced air of solemnity or sorrow.

     

    Laugh as we always laughed at the little jokes that we enjoyed together.

    Play, smile, think of me, pray for me.

    Let my name be ever the household word that it always was.

    Let it be spoken without an effort, without the ghost of a shadow upon it.

     

    Life means all that it ever meant.

    It is the same as it ever was.

    There is absolute and unbroken continuity.

    What is this death but a negligible accident ?

     

    Why should I be out of mind because I am out of sight ?

    I am but waiting for you, for an interval,

    somewhere very near,

    just round the corner.

     

    All is well.

    Nothing is hurt ; nothing is lost.

    One brief moment and all will be as it was before.

    How we shall laugh at the trouble of parting when we meet again !

     

    Dès les premiers mots, le poète réfute l’idée de catastrophe. Voici comment la première strophe décrit le présent :

    La mort n'est rien du tout.

    Elle ne compte pas.

    Je me suis seulement éclipsé en me glissant dans la pièce voisine.

    Rien ne s'est passé.

     

    « Rien ne s’est passé », donc aucun changement ne s’est produit entre le passé et le présent. L’être cher a disparu du champ visuel parce qu’il s’est tout « simplement glissé » dans la pièce à côté. Ce déplacement spatial n’avait rien d’inquiétant : c’est une chose courante de sortir d’une pièce pour aller dans celle d’à côté. Le verbe « glisser », qui décrit la transition dans l’espace, dit que celle-ci s’est faite sans heurt et s’oppose donc à l’évocation d’un traumatisme.

    Le pronom personnel « je » indique que c’est l’être disparu qui a pris l’initiative de s’exprimer pour donner la bonne compréhension de la situation actuelle.

    La deuxième strophe précise ce qui n’a pas changé et pourquoi il n’y a pas eu de changement. Voici l’argument développé par la deuxième strophe :

    Tout reste exactement comme c’était.

    Je suis moi, et tu es toi,

    et l'ancienne vie que nous avons vécue si affectueusement ensemble est intacte, inchangée.

    Quoi que nous soyons l'un pour l'autre, nous le sommes toujours.

     

    « Je suis moi », c’est-à-dire « je suis encore moi, sans aucun changement ».

    « Tu es toi », c’est-à-dire « tu es encore identique à toi ».

    L’invariabilité de chacune des deux personnalités a pour conséquence l’invariabilité de l’intense lien d’affection qui les réunissait.

    L’adverbe de manière « fondly » (affectueusement) est accompagné par l’adverbe d’intensité « so » (si, tellement).

    Le lien d’affection n’était pas de nature quelconque. Il atteignait un degré élevé, c’est pourquoi il n’était nullement affecté par un simple déplacement, banal et inoffensif, qui consistait à aller d’une pièce à celle d’à côté.

    Le raisonnement est irréfutable !

    La troisième strophe aborde le premier champ d’application de ce point de vue positif :

    Appelle-moi par mon ancien nom familier.

    Parle de moi avec la manière facile que tu as toujours utilisée.

    N’introduis aucune différence dans le ton.

    Ne revêts aucun air forcé, qu’il soit commandé par la solennité ou le chagrin.

     

    Aucune rupture ne doit être décelée dans les mots employés, dans le contenu des propos, dans la tonalité des phrases. Les manières habituelles, qui exprimaient le bonheur d’une connaissance intime, doivent être préservées. Le registre de la solennité ou du chagrin n’y a pas sa place, parce qu’il apporte une crispation incongrue.

    Après les recommandations sur le langage à tenir, viennent celles qui concernent le comportement à montrer :

    Ris comme nous avons toujours ri des petites blagues que nous savourions ensemble.

    Joue, souris, pense à moi, prie pour moi.

    Que mon nom soit toujours le mot familier qu'il a toujours été.

    Qu'il soit prononcé sans effort, sans le fantôme d'une ombre sur lui.

     

    La quatrième strophe encourage le rire, le sourire, la légèreté, l’insouciance qui ont précédé la disparition et qui doivent y survivre.

    La cinquième strophe fait émerger le mot qui réfute catégoriquement l’existence d’une cassure :

    La vie signifie tout ce qu’elle a toujours signifié.

    Elle est pareille à tout ce qu’elle a toujours été.

    Il y a une continuité absolue et ininterrompue.

    Qu’est-ce que cette mort sinon un accident négligeable ?

     

    Dans cette cinquième strophe, la « continuité » est proclamée avec son caractère indéfectible et son importance souveraine.

    C’est la vitalité du souvenir qui produit ce puissant sentiment de continuité.

    La sixième strophe détaille le fonctionnement du souvenir :

    Pourquoi devrais-je être hors de ton esprit parce que je suis hors de ton champ de vision ?

    La seule chose que je suis en train de faire, c'est t'attendre, pour un intervalle de temps,

    quelque part par là, dans un lieu tout proche,

    juste autour du coin.

     

    Le souvenir s’élabore à partir de la perception sensorielle, mais doit pouvoir ensuite se substituer à celle-ci grâce à une reconstruction, qui est mentale. C’est un processus de maturation qui prend le relais de la jouissance immédiate.

    L’être disparu veut garder sa place dans l’univers mental des personnes qui souffrent de sa disparition. Il confirme qu’il se trouve tout près. Il révèle qu’il est dans l’attente. Il est donc en éveil. Les deux mots « attendre » et « intervalle » créent du suspense : qu’est-ce qui est attendu et quelle sera la longueur de ce temps de l’attente ?

    La réponse à ces questions est fournie dans la strophe suivante, qui est la dernière :

    Tout va bien.

    Rien n'est blessé ; rien n'est perdu.

    Un bref instant et tout redeviendra comme avant.

    Comme nous rirons de la peine de la séparation lorsque nous nous rencontrerons à nouveau !

     

    Le poème se termine par l’annonce des retrouvailles, qui auront lieu indubitablement.

    La joie de se revoir, évidemment en chair et en os, ainsi que le bonheur de se serrer de nouveau dans les bras l'un de l'autre constituent la finalité de l’attente.

    Combien de temps durera cette attente ? Seulement « un bref instant », affirme le poème.

    Donc « tout va bien ». Aucune casse n’est à déplorer. Aucune perte, non plus.

    La force du souvenir préserve l’intégrité du lien affectif.

    L’auteur de l’ode au pouvoir thérapeutique du souvenir était un homme de piété. Il s’appelait Henry Scott Holland.

    La complémentarité entre ce poème sur la fonction restauratrice de la mémoire et les dispositions concrètes prises par l’Anatolie pour continuer à rester proche, physiquement, de l’être disparu était stupéfiante. Spontanément, le rivage de la Mer Noire a conçu et mis en place un cadre matériel adéquat qui permettrait aux vœux les plus chers de l’Occident de s’exaucer.

    Selon cette conception, qui est loin d’être saugrenue et qui possède tout de même l’avantage de l’optimisme, l’être que l’on ne voit plus – pour un temps seulement, se trouve encore là, non loin des personnes qui souhaitent le revoir en chair et en os, avec les yeux de la physiologie.

    La forme de vie devenue invisible tout comme celle qui est restée visible continuaient donc à partager le même espace de vie, qui était la demeure du souvenir.

    Le Capitaine et le mousse étaient accueillis au sein de cette noble demeure, avec une bienveillance infinie. La découverte de la construction de la proximité spatiale, qui servait à affirmer la continuité et l’intégrité du lien d’affection, était un immense privilège.

    D’aucuns pourraient penser que la proximité spatiale mise en place ne l’était que pour soulager la douleur trop vive causée par une disparition récente.

    L’aménagement des espaces du souvenir montrait qu’il n’en était rien.

    En voici un contre-exemple :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Seulement quelques centimètres séparaient le banc des visiteurs et le corps de la personne qu’on voudrait de nouveau embrasser.

    Il y a deux enseignements dans cette configuration.

    Premièrement, ce banc n’était pas destiné au visiteur pour que celui-ci se repose de sa fatigue ou pour qu’il en profite pour contempler le paysage : ce banc permettait plutôt de rester le plus longtemps possible auprès de l’être inhumé.

    Deuxièmement, l’herbe qui recouvrait les monticules de terre indiquait que l’inhumation n’était pas du tout récente. Et malgré le temps écoulé depuis la mise en terre, le désir de proximité était encore là, impérieux et inextinguible.

    La proximité du banc n’était pas due à la vivacité de la douleur mais à la puissance de l’espérance.

    Une telle configuration est introuvable sur le sol de l’Hexagone !

    Une autre chose introuvable sur le sol français est la liberté dont jouit l’être qui est sous terre. En Anatolie, celui-ci peut respirer librement l’air que respirent ses amis dehors.

    En effet, selon le poème cité ci-dessus, il « s’est glissé dans une pièce voisine ». La métaphore ne dit pas qu’il a été emmuré hermétiquement entre quatre cloisons.

    La possibilité d’accéder à l’air libre le renseigne sur la force du vent : il se rend compte que celui-ci ne souffle pas ou est en train de se déchaîner.

    Voici une stèle qui matérialisait l’absence de vent :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Voici une autre stèle qui montrait que la plante était en train de danser sous l’effet d’une rafale :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    L’être inhumé continuait d’être connecté avec les éléments qui régissaient le quotidien de ses amis restés sur la rive des vivants

    En écho à la continuité du lien affectif, la Nature déployait une magnifique osmose entre l’univers végétal de la stèle funéraire et la végétation irriguée par une sève vivante :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    L’harmonie entre la plante peinte et la plante naturelle illustrait la conception de l’Anatolie, qui ne séparait pas les vivants et les morts, mais les laissait unis par l’affection originelle.

    Dans la demeure du souvenir, un même jardin rassemblait les regards et les espérances.

    La pratique de la proximité était un choix individuel, mais aussi une décision collective. En effet, sur la photo suivante, l’emblème de l’État était arboré à l’entrée du lieu du souvenir :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    À proximité des corps inhumés, on reconnaît les bancs de l’espoir. Sur la droite de la photo, apparaissait la porte d’entrée, qui était encadrée par deux drapeaux officiels, avec le sigle non pas de la municipalité locale mais de la nation toute entière.

    Dans l’Hexagone, le drapeau national n’est arboré dans un cimetière que si celui-ci est militaire. Or la photo ci-dessus ne montre pas un cimetière militaire, mais un cimetière dépourvu de toute connivence avec l’Armée. Et pourtant tout ce qui s’y passait, c’est-à-dire la façon dont le lien d’amour survivait après l’enterrement, était considéré comme un bien de l’État ! Quelle belle leçon de vie l’Anatolie nous donne-t-elle là !

    Dans l’intervalle entre les deux drapeaux, apparaissait la mer : c’était la Mer Noire !

    Tous les corps inhumés pouvaient « humer » le goût iodé de l’air au moment de la tempête, à l’instar de leurs amis restés dehors.

    Les espaces de souvenir qui étaient contigus au parking de notre halte nocturne étaient donc des cimetières marins.

    Les observations faites ci-dessus n’étaient-elles valables que dans un quartier de Trébizonde ou s’appliquaient-elles à tout le territoire de la cité portuaire ?

    La réponse à cette question est apportée par une découverte faite dans le centre historique, à un endroit où transitaient sans arrêt et en grand nombre, des passants et des marchandises.

    Voici le carrefour de la révélation :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Sur la droite de la photo, se profilait une voie de circulation, qui traversait la cité portuaire d’Est en Ouest : c’est la Kahramanmaraş Caddesi.

    Au niveau du poteau électrique, cette rue était coupée par une autre, qui descendait vers la mer.

    Nous sommes arrivés à ce carrefour en longeant l’étal des agrumes, et vers celui des grenades, nous avons bifurqué à gauche pour emprunter la montée, avec la mer dans notre dos.

    Après le tournant, voici ce que nous avons trouvé :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Le muret de pierres au premier plan marquait la frontière du trottoir de la rue qui conduisait le mousse vers les hauteurs. Cette rue avait pour nom Islahane Caddesi.

    Au-dessus du géranium rose, apparaissaient ces lettres de couleur rose aussi :

    YEŞİL TRABZON ESNAF VE SANATKARLAR

    KREDI VE KEFALET KOOPERATIFI

     

     

    Littéralement :

    COMMERÇANTS ET ARTISANS DE TRABZON VERTE

    COOPÉRATIVE DE CRÉDIT ET DE GARANTIE

     

    Il s’agissait donc d’un établissement bancaire.

    Et à côté de cet établissement qui avait tout intérêt à soigner sa respectabilité, par la rigueur de sa tenue des comptes tout comme par la propreté et l’élégance de son environnement architectural, était aménagé un emplacement dédié au souvenir. En effet, sur la terrasse à ciel ouvert, la mémoire d’un homme de sainteté était honorée par un tumulus de forme allongée. La multitude de fleurs et de feuilles, qui ornait le dessus de la sépulture, apportait beaucoup de gaieté au lieu. Sur la stèle de couleur verte, on pouvait lire : TEZVEREN BABA. C’était le nom affectueux par lequel la population locale appelait l’homme de sainteté. Et toutes les personnes qui voulaient lui tenir compagnie – à lui spécialement, pouvaient le faire avec aisance, grâce au banc de la proximité.

    On pouvait accéder à ce jardin du souvenir par une porte qui s’ouvrait de plain-pied sur le trottoir. Avant que le mousse ne franchisse cette porte pour se rapprocher de la vie qui fleurissait au-dessus du tumulus, il était abordé avec beaucoup de courtoisie et de tact par un Anatolien, qui, d’emblée, s’est exprimé dans la langue de Molière.

    À quoi l’Anatolien a-t-il reconnu que le mousse était francophone ?

    Certes, l’Anatolien devait beaucoup apprécier la culture française pour émettre du premier coup des phrases bien articulées, sans faute de grammaire ni de syntaxe, dans la langue de Molière. L’Anatolien devait avoir très envie de parler celle-ci, qu’il avait jadis apprise sur les bancs de l’école. Soit. Mais comment savait-il qu’il avait devant lui le bon interlocuteur, qui donnerait la réplique, avec les sonorités de la francophonie courtisée, inconsciemment et consciemment ?

    Avant d’être abordé par l’Anatolien, le mousse ne parlait à personne, ni à lui-même. Ses lèvres ne bougeaient pas. Ses seuls mouvements étaient ceux des yeux, qui s’écarquillaient devant l’originalité de l’hommage funéraire, et ceux de ses jambes qui cherchaient une perspective qui honorerait l’émouvante beauté du lien très fort entre ceux qui s’étaient éclipsés et ceux qui attendaient la fin de l’éclipse.

    Il faut préciser qu’à ce moment-là, le Capitaine, parti en éclaireur, n’était plus dans les parages, mais à plus d’une centaine de mètres de là. Plus exactement, le Capitaine se trouvait, à ce moment-là, sur les marches du Palais du Gouverneur, qui dominait la montée de la Islahane Caddesi. Cette situation ne pouvait que rendre l’intuition de l’Anatolien encore plus fabuleuse !

    Voici l’homme qui a mis son flair admirable au service de la francophonie :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Après l’échange impromptu, mais ô combien exquis, dans la langue de Molière, le mousse s’est approché de l’éclosion de gaieté qui paradait au-dessus du monticule honorifique.

    Voici la perspective dont disposait l’homme de sainteté :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Il n’était pas isolé. Dans d’autres sociétés, on l’aurait poussé hors-les-murs.

    Mais ici, au bord de la Mer Noire, il demeurait encore avec les siens et baignait dans leur affection sincère, profonde et inusable.

    Tout se passait comme s’il participait encore à la respiration multiforme de la cité portuaire.

    Après l’émouvante halte au jardin de la sollicitude, le mousse a regagné le trottoir en pente de la Islahane Caddesi. Voici le trottoir en pente devant la sépulture de l’homme de sainteté :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    À ce moment-là, déboulait un groupe d’Anatoliens qui descendaient vers la mer.

    L’un d’eux, qui dévalait la pente à la manière d’un chamois, a tendu sa main droite au mousse avec le ferme espoir d’avoir le même geste en retour.

    Le coup de théâtre, car c’en était vraiment un, a eu lieu devant le poteau cylindrique qui montrait son sommet au premier plan de la photo.

    Surpris, ravi et réactif, le mousse a répondu à l’Anatolien avec la même promptitude, la même sincérité et le même engagement.

    Aucun mot n’a été échangé. Le contact d’épiderme à épiderme suffisait. Ou plus exactement, la fougue avec laquelle les deux paumes se sont empoignées suffisait.

    L’Anatolien descendait à toute vitesse. Par conséquent, le contact n’a eu lieu que quelques secondes. Mais comme il était magnifique par sa candeur et sa générosité !

    Bien sûr, le merveilleux résidait dans la soudaineté de la manière dont la bienvenue était souhaitée. Mais en réalité, si le merveilleux de la circonstance a tant ébloui le mousse, c’était parce que l’Anatolien qui l’avait salué avec tellement de faste, avait l’âge d’un collégien qui préparait le Brevet des collèges. L’honneur revenait donc aux êtres qui lui avaient transmis le feu sacré de l’hospitalité. Mais la gratitude du mousse allait aussi vers le jeune âge qui savait exprimer avec brio sa propre conception de l’hospitalité.

    Il est difficile de ne pas voir dans ces deux salutations qui ont encadré la découverte de l’hommage funéraire les gestes de gratitude de l’être inhumé envers le mousse. À sa manière, le Saint a salué le mousse en envoyant à la rencontre de celui-ci deux messagers, l’un pour incarner la sagesse de l’attente, dont parlait le poète, et l’autre pour rappeler l’irrésistibilité de l’élan vital.

    Nous terminerons la visite de la maison du souvenir par une autre dualité, qui s’exprime à travers deux illustrations.

    Voici la première illustration, qui concernait l’être qui « s’était glissé dans la pièce d’à côté » :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Tout comme le bulbe qui possède plusieurs couches emboîtées, l’existence a plusieurs enveloppes. Si la couche visible, c’est-à-dire extérieure, disparaît, c’est pour laisser la place à la couche inférieure qui croît. Et un beau jour, de tous ces emboîtements successifs sortira la tige florale. Ce sera alors la renaissance dont parle la dernière strophe de l’ode ci-dessus.

    Voici maintenant la seconde illustration, qui évoque la situation des personnes qui sont restées sur la rive de ce qui est visible :

     

    L'hospitalité de la maison du souvenir

     

    Le sommet de la stèle était coiffé avec beaucoup d’élégance par un foulard fleuri. C’était la fleur du câlin. La féminité du geste de sollicitude était manifeste. C’est pourquoi cette scène exprimait une immense tendresse.

    C’est cette immense tendresse qui fonde le souvenir.

    La première des deux illustrations utilisées pour conclure évoque un mouvement ascendant, car la pointe est dirigée vers le haut. Quant à l’autre illustration, elle fait penser à un mouvement descendant, car la pointe s’oriente vers le bas. Quand les deux processus se rencontreront – et le poète ne doute aucunement qu’ils se rencontreront, ce sera le temps béni des retrouvailles, si magnifiquement célébré par le dernier vers du poème ci-dessus.

    C’est absolument naturel que des humains qui se sont aimés veulent demeurer pour toujours unis sur la même terre, sous le même ciel. La disparition de l’être aimé est alors un non-sens. Il faut beaucoup de courage pour ne pas abdiquer devant l’absurdité.

    La maison du souvenir est le lieu par excellence où cette absurdité est combattue.

    Être accueilli dans l’intimité des humains qui combattent cette absurdité est un très grand privilège.

    L’hospitalité de la maison du souvenir donnait à voir le lien inaltérable qui existe entre des êtres qui se sont aimés et qui s’aiment encore malgré des changements survenus dans les champs visuels respectifs. C’est l’un des trésors les plus émouvants du périple anatolien.

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