Depuis l'épisode des chaînes entremêlées, survenu malencontreusement à  Λευκάς – ΛΕΥΚΑΣ , il n'est plus ridicule de penser qu'il existe une secrète connivence entre la topographie des lieux et leur mémoire.

Le bleu et le blanc font loi à Poros, à tel point que le jaune y paraîtrait incongru, voire hérétique. Pourtant la couleur du soufre a bien sa place à Poros. Non seulement la couleur, mais à plus forte raison encore, son odeur, si caractéristique ! Tiens donc ! Qu'y aurait-il de si sulfureux à Poros ? Personne n'en parle ! Personne n'y prête attention, personne n'en est conscient . Pourtant le fait est notoire !

D'abord, la géologie. Poros est constitué de deux îles, Sféria où se trouvent la ville et le port, et Calauria où se trouve le temple de Poséidon. Calauria est calcaire, Sféria est volcanique. Et qui dit volcanique, dit traces de soufre et présence sulfureuse.

Maintenant, l'histoire. C'était à Poros qu'est venu se réfugier l'un des plus grands orateurs de l'antiquité grecque, sinon le plus grand. Démosthène était son nom.

Démosthène était parvenu au sommet de son art oratoire à force de travail et de ténacité. Pour améliorer son élocution, il s'entraînait à parler en mettant dans sa bouche les galets de la plage, et pour renforcer sa voix, il prenait l'habitude de couvrir avec ses paroles le bruit des vagues qui déferlaient.

Mais pourquoi l'orateur le plus célèbre de la Grèce antique devait-il se réfugier à Poros ? Parce qu'il était accusé d'avoir pris une partie de l'argent mis sous séquestre par le trésorier d'Alexandre le Grand. Mais pourquoi à Poros ? Parce qu'avant Athènes, il y a eu Poros. Bien avant qu'Athènes ne conquière son hégémonie sur les cités-états de la Mer Égée, Poros a eu son heure de gloire, en tant que centre névralgique d'une Ligue maritime qui regroupait Nafplion, Ermioni, Épidaure, Égine, et à laquelle Athènes ne pouvait pas se soustraire. Notoriété stratégique et militaire de Poros, mais aussi notoriété spirituelle et religieuse, grâce au sanctuaire de Poséidon, juché au sommet de l'île Calauria. Poséidon, que craignaient tous les Olympiens, Zeus y compris !

Démosthène a donc choisi le symbole des symboles pour s'octroyer l'immunité de dernière minute, confiant que les agents du trésorier d'Alexandre le Grand n'oseraient pas violer l'hospitalité sacrée offerte au fugitif. Mais pour ceux-ci, il n'y avait pas d'enceinte sacrée qui tienne, et ils étaient déterminés à y pénétrer pour ramener à leur maître le célèbre fautif. Alors, Démosthène a essayé de gagner du temps en disant à ses poursuivants qu'il devait écrire une lettre à sa famille. Puis, mordillant son calame, il en a profité pour s'empoisonner. Le champion de l'art oratoire, qui enflammait les foules en leur proposant la liberté comme issue, n'a trouvé pour sa propre condition qu'une seule issue, celle du suicide. Le calame mordillé, c'était la parole figée, momifiée. Sauver la face par un dernier simulacre.

La parole agréable, persuasive, qui suscite les sympathies et tisse les rapprochements, se fissure quand l'enjeu sous-jacent se révèle au grand jour. La parole sympathique n'est pas le fondement des amitiés qui durent.

Poros est donc la sépulture de deux des merveilles que la Grèce a conçues. Merveille de la parole avec l'art oratoire de Démosthène, merveille de la construction navale avec l'Agamemnon de la  Μπουμπουλίνα – ΜΠΟΥΜΠΟΥΛΙΝΑ . L'un et l'autre n'ont pas connu la fin glorieuse qui leur était promise. Sujets douloureux et gênants, que d'aucuns préfèrent éluder, en se jetant à corps perdu dans l'euphorie du bleu et du blanc de la saison estivale.