• Le souvenir du Caravaggio

    Il a aimé intensément, avec volupté, jusqu’à la déraison.

    Son amour était impétueux, sans partage et sans concession, très souvent ravageur.

    Fallait-il l’en blâmer ?

    D’aucuns étaient choqués. D’autres étaient fascinés, y compris des esprits raffinés.

    Il comptait terriblement sur l’amour que les autres pouvaient lui donner en retour. Là-dessus, il n’était pas toujours chanceux. Les mauvaises langues disaient qu’il aimait se quereller et se bagarrer. Mais en réalité, il ne faisait que prendre son destin en mains, non seulement au sens figuré, mais aussi au sens propre,...jusqu’à blesser à mort un proche de la plus haute autorité religieuse.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    La peine de mort a été décrétée contre lui, une mort par décapitation. Il a essayé de sauver sa tête en trouvant refuge auprès d’autres juridictions. Mais la peine capitale le poursuivait inlassablement. L’errance de l’homme de talent et de passion connaîtrait-elle un dénouement paisible et heureux ?

    À maintes reprises, la route du Zeph a croisé celle de l’homme qui était très adulé avant d’être fugitif. Le premier face à face entre l’esprit du Zeph et ce génie a eu lieu au cours du premier voyage à Rome. À cette occasion, le Zeph était amarré dans la marina Riva di Traiano, qui était le port de plaisance de Civitavecchia.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Le Zeph se trouvait à l’extrémité du ponton le plus septentrional, ce qui faisait qu’il était en première loge pour scruter les bateaux qui entraient ou sortaient, car les deux bras protecteurs de la marina s’ouvraient vers le nord.

    De la marina, nous longions à pied le bord de mer jusqu’à la gare de Civitavecchia. Puis de là, le train nous menait jusqu’au cœur de la Ville éternelle.

    Dès le premier jour de visite, l’errance nous a menés vers la Chapelle Cerasi de la Basilique Santa Maria del Popolo. Et là, en nous tournant vers la gauche, nous avons écarquillé nos yeux devant la Crocifissione di San Pietro, réalisée par le Caravaggio, l’immense peintre lombard.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Le tableau surprend par la masse sombre qui absorbe tout l’arrière-plan. Les bourreaux ne portent pas l’habit des soldats romains. Ils ont l’apparence des hommes ordinaires de la vie de tous les jours. L’un d’eux, celui qui est au premier plan et qui a ses genoux à terre, montre un pied gauche qui est très sale. Le martyre, lui, a le front plissé par l’âge et le visage modelé par la peur.

    Aucun accent héroïque, aucune tonalité glorieuse, aucune grandiloquence dans le discours iconographique. Seulement de la simplicité, qui résulte de la proximité avec l’humus, avec la poussière qui gît au sol et colle à la voûte plantaire. La nouveauté de l’art du Caravaggio, son originalité et sa grandeur résident dans le regard non méprisant envers ce qui est ordinaire, humble, voire faible.

    Le tableau faisait partie d’une commande du trésorier du pape.

    Le peintre lombard avait la trentaine quand il a peint la crucifixion de saint Pierre. Le peintre était alors en pleine phase ascensionnelle.

    Mais à Rome, le Caravaggio était aussi détesté parce qu’il dérangeait et choquait. Non seulement à cause de son art non conventionnel, mais encore à cause de ses aventures dans les sphères ténébreuses de la société.

    Est-il possible d’aborder l’obscurité avec tant de maestria, de la peindre avec tant d’éclat et de la décrire avec tant d’éloquence sans la fréquenter intimement ?

    C’est inévitable que la réalité ne soit pas faite que de lumière, mais qu’elle ait aussi sa part d’ombre, qui peut même être très conséquente. Le clair-obscur magnifié par le talent du Caravaggio est une donnée objective et fondamentale de la nature humaine. Exhiber ce clair-obscur, c’est faire preuve de réalisme, de courage et de probité.

    Mais pour les esprits obtus, la peinture de la réalité crue est perçue comme une expression de l’irrévérence.

    Parce qu’il a voulu vivre pleinement sa liberté, le peintre lombard a enfreint la loi papale. Condamné par contumace à la décapitation, il a fui les États pontificaux et s’est réfugié à Naples.

    Le Caravaggio a effectué deux séjours à Naples. Manifestement, il n’y allait pas pour faire du tourisme, mais pour préserver sa sécurité. Le premier séjour napolitain lui permettait de se soustraire à l’épée vengeresse de l’autorité papale. Le second avait pour but de le mettre à l’abri du châtiment de l’Ordre des chevaliers de Saint-Jean, implanté à Malte.

    Le Zeph aussi a fait deux séjours dans le golfe de Naples, mais seulement pour son propre plaisir.

    Au cours du premier séjour avec la compagnie du Vésuve, le Zeph a choisi de s’amarrer à Procida, qui était si ravissante par ses couleurs et si délicieuses par ses saveurs.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Il se prélassait dans la Marina Grande, sur le quai qui menait de la Punta Lingua à la Chiesa di Maria Santissima della Pietà e San Giovanni Battista. L’édifice religieux était un amer fort pittoresque avec le jaune éraillé de sa façade.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Le capitaine a pu négocier des prix intéressants. Nous étions enchantés.

    Pour son retour dans la baie de Naples, le Zeph a jeté son dévolu sur Capri, toujours envoûtante et désirable.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    La capitainerie nous a attribué une place sur le quai septentrional, qui était le plus ensoleillé et le plus proche de la silhouette du Vésuve. De plus, la saison a fait que nous avons pu bénéficier d’un tarif presque amical.

    Le deuxième séjour du Zeph dans le golfe de Naples était synonyme de magnificence et d’extase.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Le Zeph se laissait volontiers étourdir par la sensualité, l’énergie vitale et le désir d’infini, qu’exaltait un bouillonnement géologique et humain incessant.

    Le désir d’infini, voilà qui nous rapproche délicieusement de la figure si attachante du peintre lombard.

    Avec le Caravaggio, le premier séjour à Naples était encore une période faste. La notoriété de l’originalité de son art caracolait en tête dans les palmarès des cercles culturels de la haute société.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Les commandes pleuvaient en abondance et faisaient oublier pour un temps les raisons de l’exil.

    Quand le peintre lombard était revenu à Naples, une double menace de mort pesait sur lui.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Elle rendait impérieux le désir de réconciliation. Alors le peintre a sollicité la grâce du pape.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Lors de son premier voyage à Rome, le Zeph était amarré à Civitavecchia. Pour son deuxième périple vers la Ville éternelle, il s’est ancré à Ostia. La felouque du repentir, qui ramenait le Caravaggio vers le giron de la miséricorde, s’est arrêtée à Palo, situé entre Ostia et Civitavecchia.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Trois toiles constituaient l’offrande à déposer sur l’autel du pardon.

    Sur l’une d’elle, l’on voit David qui tient la tête ensanglantée de Goliath, juste après la décapitation.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Vers quoi se dirige d’abord le regard du spectateur ? Sans doute vers la tête décollée, qui dit le malheur et la malédiction, mais aussi la peine et la souffrance. À travers le visage de Goliath, le Caravaggio s’est peint avec les tourments du remords.

    La surprise n’existait pas qu’au bout du bras tendu.

    En effet, ce qui est encore plus surprenant, c’est l’expression du visage chez le vainqueur. Au lieu de montrer de la joie ou de l’euphorie suite à la victoire, le jeune berger semble mélancolique, voire compatissant envers celui qu’il vient de vaincre. À travers les traits juvéniles de David, le Caravaggio s’est peint au début de sa propre vie, quand celle-ci n’était pas encore chargée de tant de tumulte.

    Ainsi, dans cette toile de la décapitation, un Caravaggio, encore dans sa jeunesse, regarde avec tristesse et compassion un autre Caravaggio, qui accède à la maturité, mais pas encore à la paix.

    Quel émouvant plaidoyer en faveur d’un condamné à mort, qui certifiait la sincérité de son repentir et qui attendait l’amnistie !

    L’œuvre est exposée à Rome, dans la Villa Borghese. Le Zeph a pu contempler ce double autoportrait lors de son deuxième voyage à Rome. Pour la circonstance, il était amarré dans le port d’Ostie. À vol d’oiseau, le port de plaisance moderne n’était qu’à une demi-douzaine de kilomètres du Parc Archéologique de l’antique Ostie.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    L’histoire de la Rome antique est captivante. Celle de la Rome baroque l’est tout autant, surtout avec des destins insolites comme celui du Caravaggio.

    Dans le cas du peintre lombard, le parcours de Naples à Rome s’est révélé être l’ultime voyage de celui qui avait osé défier les convenances rigides de son temps, et qui a dû payer très cher son indépendance d’esprit.

    L’homme était rongé par la peur de tomber dans les pièges de ses poursuivants, épuisé par une existence de fugitif, tourmenté par la crainte de ne pas obtenir la grâce qui éloignerait le spectre de la décapitation.

    De Palo, il reste l’imposante silhouette du Castello Odescalchi, qui appartenait alors à la puissante famille Orsini.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    Après Palo, les pistes se brouillent entre les accès de fièvre et les traquenards, entre le décès suite à une maladie implacable et la mort à cause d’une épée vengeresse. En tout cas, le sort n’a pas été tendre pour le peintre de génie. L’autorité judiciaire et morale, à qui les trois toiles du pardon étaient destinées, avait trop tardé pour promulguer la déclaration officielle de l’absolution, et l’artiste est mort dans l’espérance certes, mais toujours sous le coup de la malédiction.

     

    Le souvenir du Caravaggio

     

    La vie du peintre lombard était une quête de liberté et de rédemption.

    Le souvenir laissé par le Carravagio est absolument poignant.

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