• Le souvenir de Mélina

    La terrible nouvelle vient de tomber : pris dans une tempête, l’énorme bateau a coulé, emportant avec lui tout l’équipage. Une multitude de silhouettes vêtues de noir accourt de tout le village vers le bureau de l’armateur. Ce sont les mères, les épouses, les sœurs des disparus. Elles attendent une confirmation du drame personnel, même si le drame collectif ne fait plus aucun doute.

    Au milieu de cette foule désemparée, vêtue de la couleur de la tradition, du deuil et de la résignation, une femme déterminée, énergique et courageuse se fraie un chemin. La blancheur éclatante de sa toilette exprime un furieux anti-conformisme, l’ardent désir de vivre et la farouche volonté de sauver sa passion.

     

    Le souvenir de Mélina

     

    L’élégante femme, toute vêtue de blanc, veut aussi voir l’armateur, non pour recevoir une information, mais pour lui en délivrer une.

    L’histoire que tient à révéler la femme resplendissante de beauté a commencé avec les marbres du Parthénon, qu’un diplomate britannique avait ramenés à Londres grâce à la complicité des autorités ottomanes. C’était dans la salle où le British Museum exposait ces marbres que la femme, qui est aussi l’épouse de l’armateur, a retrouvé le fils que celui-ci a eu d’un premier mariage. Le jeune homme, qui a commencé des études de commerce, voudrait désormais se consacrer à l’art, et particulièrement à la peinture.

    La femme avait pour mission de persuader le beau-fils de revenir dans le giron paternel, qui se trouve à Ύδρα – ΥΔΡΑ, une île grecque du Golfe Saronique.

     

    Le souvenir de Mélina

     

    Le beau-fils s’appelle Alexis. Il a vingt quatre ans.

    La messagère de la volonté paternelle a la quarantaine. Elle s’appelle Phèdre. Elle emprunte ses traits à la ravissante et indomptable Mélina. Dans la langue maternelle, c’est Μελίνα – MΕΛΙΝΑ.

    La rencontre entre Phèdre et son beau-fils a lieu devant les sculptures du fronton oriental du Parthénon. Le jeune homme est en train de dessiner les chevaux du char du Soleil, qui émergent de l’horizon.

     

    Le souvenir de Mélina

     

    La suggestion est triple. D’abord, la position de l’animal par rapport à l’horizon suggère un commencement : une nouvelle histoire est en train de démarrer. Ensuite, la force physique du cheval installe le contexte de l’instinct. Et troisièmement, le rôle de la monture ou l’utilisation pour tirer un char posent la question de la maîtrise de la force physique : dans l’histoire qui vient de naître entre Phèdre et son beau-fils, jusqu’à quel point les deux protagonistes seront-ils maîtres de leurs élans émotionnels ?

    C’est Phèdre qui, la première, reconnaît son beau-fils.

    Pendant les premiers instants de l’échange, le jeune homme se rapproche spatialement de la messagère de la volonté paternelle. L’arrière-plan du peintre n’est plus le profil équestre, mais la silhouette de Dionysos, qui est tout jeune, beau et athlétique. À l’arrière-plan, une morphologie a remplacé une autre, mais c’est la même musculature, débordante d’énergie vitale et parée de mille attraits.

    Un magnifique sourire éclot sur les lèvres du jeune homme.

     

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    L’empathie est là. La complicité lui emboîte le pas.

    Phèdre et son beau-fils continuent de faire plus ample connaissance. De nouveau, Phèdre prend l’initiative de choisir un autre cadre spatial.

    Avant de quitter le fronton oriental du Parthénon, le couple de visiteurs s’arrête devant un groupe de trois statues avec des robes aux plis magnifiques. Il s’agit de trois déesses. Deux d’entre elles sont assises. La troisième, qui a l’épaule droite dénudée, affiche une pose plus voluptueuse. Sur le ton de l’exclamation, le jeune peintre dit que cette dernière est Aphrodite. Puis il ajoute qu’elle est « sans tête ».

     

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    Même « sans tête », la déesse de l’amour est reconnaissable.

    Mais l’intention de l’exclamation n’est pas de déplorer les méfaits du vandalisme.

    La remarque sur la tête perdue semble annoncer la future tragédie : un amour qui fera perdre la tête à l’un et à l’autre, et peut-être même, un amour qui sera lui aussi mutilé, irrémédiablement.

    L’intuition féminine est impressionnante. Juste après cette brève description de l’Aphrodite exhibée, Phèdre étouffe à cause du manque d’air et demande à quitter les lieux sans tarder. Qu’est-ce qui a failli faire suffoquer Phèdre ? Le pressentiment de l’issue funeste à laquelle mènera son jeu de séduction ?

    Un parc en plein air, puis les berges de la Tamise confirment que le coup de foudre est réciproque.

     

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    L’amour naît à Londres, se consomme à Paris.

     

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    Survivra-t-il dans le Golfe Saronique, à Ύδρα – ΥΔΡΑ, là où l’armateur attend son épouse bien-aimée et son fils chéri ?

     

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    Aucun des signes précurseurs apparus devant les sculptures du fronton oriental du Parthénon ne se révèle vain.

    Cette fois encore, c’est Phèdre qui prend l’initiative de révéler au chef de famille la fissure qui menace la barque de la réputation et du confort.

    Avec des habits d’une éclatante blancheur, Phèdre insiste pour apporter elle-même la terrible révélation. Au naufrage du bateau de commerce, qui s’est échoué au large des côtes norvégiennes, se superpose le naufrage du bonheur familial. Lequel des deux naufrages est pire que l’autre ?

    Battu sauvagement par son père, le jeune homme trouve la mort à cause d’un excès de vitesse à bord de sa puissante voiture de sport Aston-Martin.

     

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    Phèdre, elle, choisit de disparaître pour toujours, après avoir fermé les volets de sa chambre, les portes de l’autel de miséricorde, puis ses propres paupières sous un écran opaque.

    Ce conte, inspiré d’une tragédie antique écrite par Euripide, est paru à l’écran en 1962. L’armateur est le pendant de l’antique Thésée, qui a vaincu le Minotaure.

     

    Le souvenir de Mélina

     

    Phèdre, la sœur d’Ariane, a gardé le même nom. L’Hippolyte de la tragédie d’Euripide est devenu Alexis à Londres, à Paris puis à Ύδρα – ΥΔΡΑ.

     

    Le souvenir de Mélina

     

    L’écriture antique et l’écriture contemporaine insistent sur le même thème, celui de l’impasse. Dès le début, l’amour que poursuit Phèdre a le goût sulfureux de l’impasse. Est-ce pour autant qu’elle a renoncé à écouter les murmures de son cœur ?

    L’impasse n’effraie pas l’esprit grec. Au contraire, il s’en sert pour s’affirmer et se construire une marge de manœuvre, pour chanter le libre arbitre et célébrer l’authenticité. Il ne pratique pas l’esquive, affronte l’impasse, la défie jusqu’à l’épuisement de ses ressources de mortel.

    A-t-on le droit de tomber amoureux à tout âge ? De n’importe qui ?

    Jusqu’à quel point peut-on contrôler les soubresauts de son cœur ? Doit-on le faire ?

    Le bonheur n’a-t-il droit de cité que s’il est conforme aux convenances sociales ?

     

    Le souvenir de Mélina

     

    Quel lien existe-t-il entre la Phèdre du septième art et la Μελίνα – MΕΛΙΝΑ qui lui prête de façon sublime ses traits ? Le lien est viscéral. Il concerne les aspirations les plus profondes de l’être. C’est la même femme engagée qui refuse le joug de toute forme de tyrannie, tyrannie des conventions sociales, tyrannie du contexte historique ou tyrannie du sort.

    Qui aurait pensé que deux décennies après le tournage de la scène de la rencontre devant les sculptures du Parthénon, ces chefs-d’œuvre de l’art grec trouveraient en Μελίνα – MΕΛΙΝΑ l’ambassadrice idéale, qui plaiderait avec force et ténacité leur retour dans la mère-patrie ?

    Le souvenir de Μελίνα – MΕΛΙΝΑ est celui d’un être fougueux, qui se saisit à pleines mains du καιρός – ΚΑΙΡΟΣ dès que celui-ci pointe le bout de son nez. C’est le souvenir d’une âpre lutte pour sauvegarder ce qui nous revient de droit, comme l’élan amoureux ou l’expression artistique.

    Le souvenir de Μελίνα – MΕΛΙΝΑ est celui d’une marche de manœuvre acquise avec courage et utilisée avec sagacité, pour ne pas rester pieds et poings liés devant le fatum.

    Depuis l’époque des escapades égéennes jusqu’au récent voyage initiatique, tous nos périples dans l’Hellade prévoyaient une halte pour contempler le Parthénon.

    La contemplation du plus beau temple dorique est indissociable de l’évocation de la vie et de l’œuvre de Μελίνα – MΕΛΙΝΑ. Sur la scène internationale, Μελίνα – MΕΛΙΝΑ ne cessait de faire retentir ces mots :

     

    Le souvenir de Mélina

     

    Vous devez comprendre ce que les Marbres du Parthénon signifient pour nous. Ils sont notre fierté. Ils sont nos sacrifices. Ils sont notre symbole le plus noble de l’excellence. Ils sont un tribut à la philosophie démocratique. Ils sont nos aspirations et notre nom. Ils sont l’essence du caractère grec.

    Quel vibrant plaidoyer !

    Le combat de Μελίνα – MΕΛΙΝΑ est un combat du bon sens.

    Sa persévérance force le respect. Son optimisme est émouvant, quand il prévoit une issue malgré l’intransigeance britannique.

     

    Le souvenir de Mélina

     

    En guise de testament, la sublime Μελίνα – MΕΛΙΝΑ a dit :

    « I hope that I will see the Marbles back in Athens before I die ; but if they come back later I shall be reborn »

    J’espère que je verrai les Marbres revenir à Athènes avant ma mort ; mais s’ils arrivent plus tard, je renaîtrai.

    Puisse cette parole prophétique s’accomplir !

     

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  • Commentaires

    1
    anne
    Lundi 29 Avril 2019 à 21:05

    Si elle cède à sa passion, elle meurt.

    Si elle résiste, elle meurt.

    Le choix est cornélien...

      • Lundi 29 Avril 2019 à 21:47

        Comme le dit le mousse, la solution serait de ne pas aimer... Est-ce  possible ? Encore une nouvelle impasse...

      • anne
        Lundi 29 Avril 2019 à 22:08

        Je ne crois pas que cela soit possible,

        à moins de vivre sur une île déserte toute sa vie sans côtoyer personne,

        ou partir en bateau pour toujours pour un voyage sans escales...

         

    2
    anne
    Lundi 29 Avril 2019 à 21:26

    C'est pour un sondage??

    "A-t-on le droit de tomber amoureux à tout âge ? De n’importe qui ?

    Jusqu’à quel point peut-on contrôler les soubresauts de son cœur ? Doit-on le faire ?

    Le bonheur n’a-t-il droit de cité que s’il est conforme aux convenances sociales ?"

     

    oui (heureusement), oui (dans une certaine mesure évidemment)

    on ne peut pas (enfin je ne vois pas l’intérêt), non (je ne vois pas l'intérêt)

    non, tous les bonheurs peuvent exister

     

      • Lundi 29 Avril 2019 à 21:51

        Je pense que ces interrogations ne nécessitaient pas de réponse ! Forcément., je crois que tout le monde aurait répondu comme toi !Le fil est lancé  !

      • anne
        Lundi 29 Avril 2019 à 22:10

        Je me doute bien que ces interrogations n'attendaient pas de réponse.

        Mais c'était trop tentant...

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