• Le remède à l'inquiétude

    Un tel remède existe-t-il ? Et si tel est le cas, est-il toujours fiable ?

    L’une des sources d’inquiétude pour le voyageur est la santé de son porte-monnaie. Ceci est vrai pour les déplacements sur la terre ferme comme pour les périples en mer.

    À Acciaroli, l’inquiétude suscitée par la question financière a connu maints rebondissements fort cocasses. Le service d’accueil était assuré par Angelo, qui s’est présenté au nom de la Comune, c’est-à-dire du Conseil Municipal. L’homme avait très, très peu de cheveux.

    L’Angelo avait à la main un papier qui devait renfermer les conditions tarifaires décidées par la Municipalité. Ce papier, que l’Angelo brandissait à tout bout de champ, à la façon d’un étendard, était censé garantir l’équité à l’égard des visiteurs, et la probité en ce qui concerne l’agent municipal.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    En réponse à la première information concernant la taille du Zeph, l’Italien a annoncé un prix qui était le double de celui écrit dans la bonne case. Sursaut inévitable à bord du Zeph. Le capitaine a redit la longueur : 11,60m. Du quai, on a donné un deuxième tarif obtenu en majorant le tarif officiel de 20 % ! La baisse, fort conséquente, commençait à nous amadouer, mais le capitaine éprouvait encore une légère inquiétude. Là-dessus, scandale chez nos voisins à tribord, qui ont entendu qu’on nous réclamait 60€ pour notre première nuit, tandis qu’on leur avait dit, la veille, que la première nuit serait gratuite pour tout le monde.

    Colère monstre de lAngelo. Nos voisins se sont cramponnés à la promesse qu’on leur avait faite. L’Angelo a menacé de faire intervenir l’arbitrage de la Guardia Costiera, et s’en est allé chercher le soutien de l’uniforme.

    Guidé par un pressentiment, le capitaine est parti lui aussi, pour essayer de trouver ailleurs un accueil moins coûteux, moins tempétueux et plus limpide.

    Quand l’Angelo est revenu sur les lieux du conflit, il n’était pas accompagné par une personne en uniforme, mais par un compagnon de service. L’acolyte s’appelait Federico. Contrairement à l’Angelo, le Federico avait une abondante chevelure bouclée.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Le Federico, agent communal lui aussi, s’est mis à gesticuler en certifiant que l’argent encaissé n’irait pas dans leurs poches personnelles, mais dans les caisses de la Comune.

    La langue française a ce proverbe : la poule qui chante, c’est celle qui fait l’œuf.

    Si le serment du Federico était crédible, où irait le surplus quand le tarif pour le Zeph a été doublé au début, puis majoré encore de 20 % au deuxième échange d’information ?

    La position de défense du tandem Angelo-Federico, c’est la soi-disante honnêteté, symbolisée par un feuillet qu’ils brandissaient et où eux seuls pouvaient mettre leurs nez.

    L’offensive de nos voisins revenait invariablement sur la promesse de la gratuité de la première nuit. Aucun camp n’était disposé à faire des concessions. La bataille faisait rage.

    Avant de s’éclipser, le capitaine a dit au mousse de bien tendre l’oreille pour capter l’information à ne pas rater. Obéissant, le mousse suivait très attentivement l’altercation entre le voilier à tribord et les deux agents municipaux.

    Le premier qui a craqué était l’Angelo. Voulant damer le pion à ses interlocuteurs têtus et coriaces, l’Angelo recourait à un argument irréfutable : la preuve scripturale. Alors, il a mis son doigt sur la bonne ligne, dans la bonne case et a lu comme un appareil photo ce qu’il y voyait : 50€ pour le Zeph. 50€ et non 100€ comme à la première annonce. Et non pas 60€, comme dans la deuxième annonce. Manifestement, il y a eu duperie, malgré les protestations et les gesticulations des deux agents municipaux.

    Le mousse a bien enregistré ce qu’il faillait capter. Laissant la querelle à tribord commencer d’autres cycles, il attendait le retour du capitaine.

    Sur un ponton médian, situé un peu plus au Nord dans le bassin portuaire, on serait prêt à nous accueillir pour 50€ la nuit aussi, mais dans la bonne humeur, la confiance et la paix. Tout de suite, nous avons quitté le quai de la discorde pour rejoindre celui de la douce hospitalité.

    L’ormeggiatore du nouveau ponton avait les gestes de la bonté. Après nous avoir aidés à nous amarrer, il nous a gentiment tendu le tuyau d’eau pour dessaler le bateau. Le capitaine a demandé à l’hôte l’adresse d’une station service pour se ravitailler en carburant à moindre coût. Toujours la fameuse inquiétude au sujet du porte-monnaie. L’Italien s’est montré non seulement compréhensible, mais tout de suite disponible. En effet, l’ormeggiatore s’est proposé d’amener tout de suite le capitaine jusqu’à la pompe de diesel.

    La photo montre le capitaine qui s’en allait avec ses deux bidons rouges et la charrette verte, derrière l’ormeggiatore.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Quelle serviabilité de la part de l’Italien !

    Et quel soulagement pour les inquiétudes françaises concernant la question financière !

    Sur le portail qui gardait l’entrée du ponton, était accrochée une branche d’olivier.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Depuis quand le rameau de la paix était-il là ? Peut-être depuis Pâques et la célébration de la Résurrection du Nazaréen. La sève biologique avait tari depuis longtemps, mais l’esprit de paix continuait à régner sur le ponton.

    Le remède à l’inquiétude concernant les finances dans le Porto di Acciaroli était dans la flexibilité de l’esprit et dans la mobilité des jambes. Mais comment savoir vers où migrer ?

    Était-ce la Madonnina du phare rouge qui a donné au capitaine l’idée d’aller chercher la paix ailleurs ?

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Était-ce elle qui guidait les pas du capitaine vers le ponton de la bonté ? C’était possible, voire hautement probable.

    Sur le ponton médian du Porto di Acciaroli, l’ange de la bonté s’appelait Giuseppe.

    Tout heureux, Giuseppe est venu nous saluer au moment de notre départ. Comme il était fier de son cappello bellissimo !

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Le couvre-chef créait une ombre : c’était l’ombre de la discrétion. La main qui se levait pour dire au revoir était aussi celle qui bénissait, sans doute à son insu.

    Ciao, ciao, Giuseppe ! E grazie mille per la tua ospitalità !

    L’inquiétude peut naître à cause d’un problème technique, qui survient dans un mouillage ou des manœuvres de port.

    À l’Isola d’Ischia, le Zeph a mouillé au pied du Castello Aragonese.

    Les énormes dalles qui jonchaient le fond de la mer ont donné de l’inquiétude au capitaine. Il redoutait que l’ancre n’y reste bloquée pour toujours. L’on s’apprêtait à quitter le mouillage quand la solution technique de l’orin est venue à notre secours et nous a permis de profiter de la compagnie illuminée du Castello Aragonese pendant toute la nuit.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Hors de l’eau, l’orin a un profil ovale et compact. Quand il devient fonctionnel, c’est-à-dire quand il est au contact de l’eau, son image se dédouble et se morcelle même, révélant des couches insoupçonnées. La part d’ombre présente plusieurs strates, peu favorables à la solidarité.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    L’insolite n’est pas dans l’éloignement spatial, mais dans le contenu et la signification des couches excentrées.

    Les manœuvres dans le port sont souvent causes d’inquiétude pour le marin.

    À Cetraro, un ensablement se produisait du côté du phare rouge, celui dont il fallait s’éloigner d’après le code habituel de la navigation. En l’occurrence, il y avait coïncidence entre la couleur symbolique du danger et la réalité de celui-ci.

    Les bateaux qui sortaient devaient eux aussi s’éloigner du phare rouge et se déporter à bâbord, quitte à empiéter sur la partie attribuée aux bateaux rentrants.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Il y a l’inquiétude objective et l’inquiétude subjective. L’inquiétude objective est suscitée par un danger réel et actuel. L’inquiétude subjective est déclenchée par la résonance avec des mésaventures antérieures, mal enfouies. Cette dernière correspond à l’ombre morcelée de l’orin, qui révèle les strates cauchemardesques du passé.

    Pour le Zeph, l’entrée du port de Cetraro a été compromise à la fois par l’inquiétude objective et l’inquiétude subjective. Objectivement, il y avait l’énorme banc de sable, qui a gagné en ampleur autour du phare rouge. Sur le plan subjectif, il y avait l’impétueuse résurgence d’un double souvenir : souvenir d’un échec technique parce que l’évitement du banc de sable avait été jadis mal géré, et souvenir d’une vexation, parce que cette mauvaise gestion avait déclenché une admonestation de la part de l’autorité portuaire. Double traumatisme qui remontait du passé, et qui a provoqué une inquiétude insurmontable. L’inquiétude, qui correspondait au morcellement de l’ombre de l’orin, a causé à son tour un amarrage catastrophique.

    Deux ormeggiatori, habillés en vert citron, nous attendaient sur le premier ponton qui était parallèle à la ligne des phares. Couleur vert citron, pour être en harmonie avec l’étymologie du nom Cetraro. La place qui nous était attribuée portait le numéro 11. C’était la plus extérieure, donc la plus facile d’accès.

    Malgré toutes ces précautions des deux ormeggiatori, l’arrivée jusqu’à la place numéro 11 était agitée, tourmentée et très douloureuse. En dépit du propulseur d’étrave, le capitaine s’y est pris à plusieurs reprises pour mettre le Zeph dans le bon axe.

    Patiemment, les deux ormeggiatori ont attendu jusqu’à ce que la manœuvre aboutisse, puis nous ont donné les deux pendilles. Après que celles-ci soient attachées à l’avant, de part et d’autre du delta, l’un des deux ormeggiatori était quand même resté et regardait le capitaine effectuer les réglages de finition. L’Italien n’était pas avare de son temps et se montrait prêt à aider le Français à dissiper l’ultime inquiétude. Bienveillance extraordinaire ! Magnifique hospitalité !

    Avant de repartir pour d’autres occupations professionnelles, l’ormeggiatore de la patience et de la sollicitude nous a indiqué la direction de l’Ufficio del Porto, non sans assortir l’information d’un conseil : que nous avions tout le loisir de nous acquitter des formalités administratives, en gérant notre temps « con calma ».

    Tout était dit dans ces deux mots « con calma », prononcés avec tant de gentillesse, sans aucune nuance péjorative. L’homme avait donc remarqué que l’amarrage était devenu très compliqué parce que le Zeph avait perdu son sang-froid. Comme celui-ci n’était plus à même d’éprouver la nécessité de garder le calme pour triompher de l’inquiétude, il a fallu qu’une personne extérieure redise explicitement cette nécessité.

    L’ormeggiatore de la lucidité et de la consolation n’était pas resté indifférent au drame du Zeph, et a apporté avec beaucoup de tact le remède à l’inquiétude.

    Drame y avait-il ? Oui, et quel drame ! L’affaire du banc de sable à Cetraro a failli mettre un terme à ce périple en direction de la Grèce. C’était la troisième grande crise sismique depuis le départ de Port Napoléon. L’épouvante était toujours le lot de chaque crise, dont la tendance au paroxysme était inéluctable. La crise à Cetraro était la plus grave des trois.

    L’épreuve terrifiante du banc de sable à Cetraro rappelle que toute existence est une navigation, explicite ou implicite, avouée ou inavouée, sur la Mer des Inquiétudes, d’où peuvent surgir à tout moment les démons du passé, capables de faire chavirer la barque du destin.

    À la cour de l’illustre Ruggero il Normanno, fondateur du Royaume de Sicile, l’on avait coutume de dire :

    ﺍﻟﺗﻌﺏ ﻫﻮ ﺃﻧﻗﺎﺾ ﺍﻠﺠﺴﺪ ﻴﻗﻠﻖ ﻤﻧﺟﻝ ﺍﻠﺭﻮﺡ

     

    « La fatigue est la ruine du corps et l'inquiétude la faucille de l'âme »

    L’inquiétude née du double traumatisme qui était remonté violemment du passé était comme une faucille qui fauchait l’âme de ce périple à destination de la Grèce.

    Triste crépuscule ce jour-là, devant la place portant le numéro 11.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Les couleurs étaient celles de la déchirure !

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    À Cetraro, l’emplacement de l’Ufficio del Porto par rapport à l’espace des pontons évoquait celui de la loge impériale par rapport à l’arène du Circus Maximus de Rome. Le devant de la scène était décoré par six sculptures immenses, disposées parallèlement à l’horizon au Sud-Ouest. Elles ont été façonnées dans un matériau de haute qualité, typiquement calabrais, qui était la pietra di Grisolia.

    Les artistes ont pris le parti d’aller droit à l’essentiel sans se perdre dans les détails. De l’économie des moyens, se dégageait une extraordinaire puissance évocatrice. L’accès à la vie brute, sans fard et sans simulacre, n’en était que plus aisé.

    D’Est en Ouest, il y avait l’Amarrage, les Tortues, les Sphères, les Suppliants, l’Allaitement, la Féminité. C’étaient les œuvres d’artistes appartenant à l’Accademia di Belli Arti di Roma, venus sur place pour les faire émerger grâce à la dextérité de leurs mains et à la vision créatrice de leur cœur.

    Le groupe des Suppliants comportait trois silhouettes humaines.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    De face, le personnage le plus à gauche était un homme âgé, au dos voûté. La silhouette qu’il soutenait était celle d’une femme. C’était peut-être son épouse, une sœur ou une cousine. Légèrement en retrait, le personnage le plus à droite pourrait être un frère ou un fils. Le lien de parenté était possible, mais nullement nécessaire. Ce qui les unissait, c’était leur infortune. Elle était si grande qu’elle effaçait presque toutes les caractéristiques individuelles pour ne laisser subsister que l’essentiel, c’est-à-dire la part d’humanité. Ce que l’artiste cherchait à faire ressortir, ce n’était pas le curriculum vitae de chaque individu, mais la détresse qui s’abattait sur le groupe, et l’inquiétude qui s’emparait de l’ensemble des trois corps. Inquiétude pour le lendemain, mais certainement aussi pour l’instant même où les trois infortunés apparaissaient. Inquiétude pour le logement, pour la nourriture, pour la liberté de pensée,…Trois êtres humains frappés par le malheur, trois Suppliants.

    Le trio des Suppliants ne regardait pas la mer, mais lui tournait le dos. De leurs yeux marqués par l’épuisement, ils regardaient vers le bâtiment de l’Ufficio del Porto.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Parce que qu’ils espéraient et étaient convaincus que la solution à leurs inquiétudes viendrait de là. Comme ils avaient raison d’avoir cet espoir et cette conviction !

    À Cetraro, l’hospitalité est généreusement offerte comme remède à l’inquiétude du lendemain, voire même du jour présent.

    Sur l’esplanade où se déployait le savoir-faire de l’Accademia di Belli Arti di Roma, le groupe des Suppliants occupait une position centrale. Un tel emplacement n’était dû à un simple hasard. Sur le devant de la scène, face à l’horizon, la place privilégiée réservée au trio des Suppliants témoignait de l’acuité d’une conscience qui considérait que la bonté, constituant essentiel du génome humain, était le remède à l’inquiétude et à la détresse.

    À Cetraro, le devoir d’hospitalité, qui soulageait le visiteur en l’affranchissant de l’inquiétude, n’était pas seulement un objet de contemplation offert par un musée à ciel ouvert, mais un aiguillon de l’action, concrète, immédiate et efficace. L’ormeggiatore qui a patienté depuis le franchissement du phare vert jusqu’à l’ultime geste d’amarrage en était un exemple éloquent.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    Il se nommait Angelo MIGLIANI.

    L’auteur turinois Fabrizio CARAMAGNA a écrit : « I buoni hanno il viso di pane, le guance di mollica e gli occhi dorati come il grano. »

    Les bons ont le visage de pain, les joues de mie et les yeux dorés comme le blé.

    Le pain pour fortifier l’estomac et donner du courage. La mie pour la douceur de la consolation. La lumière dorée du blé pour faire renaître l’espérance.

    Regardez bien : l’ormeggiatore Angelo MIGLIONI avait sur lui le visage de pain, les joues de mie et les yeux dorés comme le blé !

    À l’Isola di Ventotene, il n’y avait ni Madonnina du phare rouge, ni trio des Suppliants devant l’Ufficio del Porto. Est-ce à dire que l’insulaire allait rester indifférent au sort du visiteur qui venait par la mer ? Nullement ! Un poème de bienvenue abordait le problème de la quiétude, et donc en contrepoint, celui de l’inquiétude. Le voici, ce poème :

    QUIETO VIVERE

    Vorrei andare al mare

    Sulla spiaggia di notte

    Quando la luna si specchia

    E non si vede mai bene

    Perchè il mare

    Anche se calmo

    É come la mia anima

    Si muove in continuazione

    Rédigé en lettres blanches sur une stèle d’azur, il apparaissait à côté du phare rouge du Porto Nuovo di Ventotene.

     

    Le remède à l'inquiétude

     

    VIVRE DANS LA QUIÉTUDE

    Je voudrais aller à la mer

    Sur la plage de nuit

    Quand la lune se contemple dans un miroir

    Et ne s’y voit jamais belle

    Parce que la mer

    Même calme

    Est comme mon âme

    Qui se meut continuellement

    Le poème de Ventotene dit-il que l’inquiétude est inhérente à la condition humaine ?

    Il existe des forces de cohésion partout dans le cosmos. Il faut coûte que coûte s’y cramponner pour ne pas être englouti par l’inquiétude.

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