• Le défi de la constance

    Elle ne l’avait pas revu depuis vingt ans. Pendant dix ans, il était parti pour prêter main forte à des amis. Puis il avait mis dix autres années pour revenir à la maison.

    Physiquement, il a changé, beaucoup changé. Au moment où il était parti, il était jeune et beau, et possédait une situation très enviable. Quand il était de retour chez lui, non seulement son corps portait les traces de vingt ans de lutte sur terre et en mer, mais en plus, ses voisins étaient sur le point de s’emparer de son patrimoine. Pour mieux prendre le pouls de la situation, il a pris l’apparence d’un mendiant. Puis il a affronté les usurpateurs dans une épreuve sportive où il excellait, les a vaincus, et s’est débarrassé d’eux définitivement. Malgré ses haillons de mendiant, il a été honoré conformément à la règle de l’hospitalité.

    C’était dans ce contexte qu’elle avait à lui laver les pieds.

    Au moment de passer au-dessus d’un genou de l’homme, la main de la femme s’est arrêtée sur un relief singulier de l’épiderme caressé. Ce relief non ordinaire a été tout de suite associé à la plaie causée par la défense d’un sanglier, au cours d’une chasse qui avait eu lieu jadis sur ces terres.

    Stupeur de part et d’autre.

     

    Le défi de la constance

     

    L’homme qui avait la cicatrice était Ulysse. La femme qui a reconnu la blessure était la nourrice du roi d’Ithaque.

    L’identification de la cicatrice entraînait immédiatement l’identification de celui qui la portait. Malgré les deux décennies passées loin de son maître, la mémoire de la servante ne s’est ni effritée, ni affadie. La constance de la réactivité témoignait de la constance d’un attachement, d’une affection.

    Les vers 467 à 472 du chant 19 de l’Odyssée décrivent l’émoi provoqué par la résurgence du passé :

    τὴν γρηῢς χείρεσσι καταπρηνέσσι λαβοῦσα

    γνῶ ῥ᾽ ἐπιμασσαμένη, πόδα δὲ προέηκε φέρεσθαι :

    ἐν δὲ λέβητι πέσε κνήμη, κανάχησε δὲ χαλκός,

    ἂψ δ᾽ ἑτέρωσ᾽ ἐκλίθη: τὸ δ᾽ ἐπὶ χθονὸς ἐξέχυθ᾽ ὕδωρ.

    τὴν δ᾽ ἅμα χάρμα καὶ ἄλγος ἕλε φρένα, τὼ δέ οἱ ὄσσε

    δακρυόφι πλῆσθεν, θαλερὴ δέ οἱ ἔσχετο φωνή.

    ΟΔΥΣΣΕΙΑ Τ

     

    Et voici que la vieille femme, touchant de ses mains cette cicatrice,

    la reconnut et laissa retomber le pied

    dans le bassin d'airain qui résonna

    et se renversa, et toute l'eau fut répandue à terre.

    Et la joie et la douleur envahirent à la fois son âme, et ses yeux

    s'emplirent de larmes, et sa voix fut entrecoupée.

    Odyssée, chant 19

    La jambe à laver portait la trace du passé. L’eau, préparée avec précaution pour que sa température ne fasse pas sursauter, apportait le confort du présent. La rencontre des deux éléments se traduisait par un déséquilibre physique. Le récipient d’eau s’est renversé et se vidait de tout son contenu. La nourrice est allée chercher un autre chaudron d’eau pour mener à bien la tâche prescrite par l’hospitalité.

    C’est le présent qui multiplie ses efforts pour consolider le raccord avec le passé.

    Constance d’une affection qui surmonte avec perspicacité le choc émotionnel des retrouvailles.

    La toile a été réalisée en 1849 par un peintre parisien, Gustave-Rodolphe Boulanger. Elle a remporté le fameux Prix de Rome de la même année. À présent, elle est exposée à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.

    Après l’entente mutuelle entre les deux protagonistes sur l’identité véritable du mendiant, celui-ci a imposé la discrétion à la femme qui lui lavait les pieds. Pour des raisons stratégiques, l’astuce de l’incognito devait continuer.

    La mise en garde d’Ulysse s’accompagnait d’un geste violent. En effet, les vers 479 à 481 décrivent l’attitude impétueuse d’Ulysse :

    αὐτὰρ Ὀδυσσεὺς

    χεῖρ᾽ ἐπιμασσάμενος φάρυγος λάβε δεξιτερῆφι,

    τῇ δ᾽ ἑτέρῃ ἕθεν ἆσσον ἐρύσσατο φώνησέν τε.

    ΟΔΥΣΣΕΙΑ Τ

     

    Alors, Ulysse,

    serrant de la main droite la gorge de la nourrice,

    et l'attirant à lui de l'autre main, lui dit :

    Odyssée, chant 19

    D’après le texte d’Homère, la révélation a entraîné la construction de deux contacts épidermiques de la part d’Ulysse. Sa main droite serrait la gorge de la nourrice tandis que sa main gauche rapprochait celle-ci de lui.

    La toile de Boulanger ne montre aucun contact épidermique. Certes les deux corps sont fort proches l’un de l’autre, mais une distance très nette les sépare.

    En 1849 aussi, le même thème a été illustré par un peintre valenciennois, Charles-Gustave Housez.

     

    Le défi de la constance

     

    Le tableau de Housez montre les deux contacts épidermiques engendrés à l’initiative d’Ulysse. La main droite de celui-ci empêche la nourrice de parler, pendant que l’autre main s’empare de l’outil de l’identification, qui est posé sur le genou à la cicatrice.

    Housez peint une double immobilisation : immobilisation du geste révélateur et immobilisation de la divulgation orale.

    La toile de Housez appartient à une collection privée.

    Toujours en 1849, la même scène a été peinte par un artiste charentais, William-Adolphe Bouguereau.

     

    Le défi de la constance

     

    Le tableau de Bouguereau montre aussi les deux contacts épidermiques en provenance d’Ulysse, mais tels que le texte d’Homère les décrit. La main droite, posée sur le bas du visage, cherche à obstruer la parole, pendant que la main gauche, posée sur l’épaule droite de l’interlocutrice, tente de rapprocher le corps d’en face.

    La toile de Bouguereau est exposée aux Beaux-Arts de La Rochelle.

    Dans tous les cas, Ulysse craignait que la constance de l’affection de la nourrice n’ait des effets secondaires indésirables, qui pourraient compromettre le retour à Ithaque.

    L’interdiction de divulguer la nouvelle était un geste de fermeture.

    Un autre geste de fermeture lui faisait écho.

    Après que la jambe jadis blessée a été lavée et parfumée, les haillons ont de nouveau recouvert la blessure. Désormais plus personne ne pourrait voir la cicatrice sous le déguisement du mendiant, et encore moins la toucher. Cette expérience tactile resterait unique dans les péripéties du retour à Ithaque.

    Avec la double fermeture, vocale puis visuelle, le geste d’identification devenait une affaire absolument privée entre les deux protagonistes, et la constance de l’affection de la nourrice appartenait strictement à la sphère de l’intimité.

    La nourrice d’Ulysse s’appelait Εὐρύκλεια ΕΥΡΥΚΛΕΙΑ, qui signifie littéralement “grande renommée”. La prononciation francisée est Euryclée.

    La constance n’est pas un phénomène figé.

    C’est l’heureux résultat d’un investissement renouvelé à chaque instant.

    Plus récemment, le défi de la constance s’adressait aussi à la demeure des anges du Languedoc.

    Avec empressement, ces créatures angéliques ont montré à l’esprit du Zeph les illuminations de la métropole catalane qui jadis avait été la capitale du Royaume de Majorque. La déambulation se voulait, bien sûr, agréable, mais aussi, cohérente et exhaustive. Elle a commencé vers les espaces verts qui rendaient hommage au sculpteur Aristide Maillol.

     

    Le défi de la constance

     

    Dès le début de la promenade, les anges du Languedoc se sont proposés pour s’occuper du sac des accessoires du photographe. La sécurité du matériel serait assurée tout en procurant au chasseur d’images davantage de liberté et de confort.

    Avec la ravissante fontaine qui donnait un air versaillais aux allées Maillol, le sol humide et les éventuelles déjections canines cachées par l’obscurité rendaient l’aide des anges du Languedoc extrêmement précieuse.

    Le cortège s’est ensuite dirigé vers le Castillet, où se dressait une grande roue, courtisée par des rennes scintillants. Un portail sphérique prenait l’apparence d’une gigantesque boule de Noël, que l’on pouvait traverser de part en part, sans baisser la tête.

     

    Le défi de la constance

     

    En raison de son attractivité, ce lieu de passage était très fréquenté, ce qui allongeait considérablement l’attente pour avoir la prise de vue souhaitée. La constance du service rendu par les anges du Languedoc a beaucoup facilité la tâche du photographe.

    La place de la Loge de mer était magnifique. L’élégance des décors architecturaux était bien mise en valeur par la couleur pourpre de l’éclairage et les reflets bleutés des guirlandes.

     

    Le défi de la constance

     

    Point de convergence d’une multitude d’esthètes et de gourmets, ce lieu réclamait énormément de patience et de dextérité à ceux qui voulaient repartir avec des souvenirs de qualité.

    Au milieu de la foule, les anges du Languedoc ont continué à prendre soin du sac des accessoires et ne se sont pas plaints d’un encombrement inutile et inesthétique.

    Dans le groupe, certains commençaient à trouver le temps long et la balade interminable. Cependant, l’enthousiasme des anges du Languedoc ne faiblissait pas. Leur désir de partager demeurait intact. Avec entrain, ces créatures angéliques passaient d’une illumination à l’autre. Après les bâtiments municipaux, l’itinéraire a débouché sur une vitrine de gourmandises, située dans la rue de la Barre.

     

    Le défi de la constance

     

    Le nom de la boutique a suscité un commentaire à la fois érudit et humoristique de la part de l’un des deux gardiens du temps, qui étaient aussi experts dans « la douceur de l’accueil » parisien. Constance du sens de l’à propos et de la gaieté de l’esprit.

    Il fallait attendre longtemps pour que le champ de vision soit libre, et à l’intérieur du magasin de chocolats, et à l’extérieur, sur les trottoirs et la chaussée. Discrètement et patiemment, les anges du Languedoc ont attendu, avec le sac des accessoires à la main, sans soupir et sans grimace.

    Constance d’une coopération productive.

    Dernière halte avant de clore la boucle des illuminations : la cathédrale Saint-Jean-Baptiste.

     

    Le défi de la constance

     

    Certains dans le groupe claudiquaient à cause de l’épuisement. Mais les créatures angéliques n’étaient nullement fatiguées. Elles étaient prêtes à enchaîner d’autres boucles de lumière jusqu’à l’arrivée de l’aube.

    Constance de l’esprit festif et du désir d’offrir le maximun.

    Le lendemain, la constance était encore à l’œuvre à l’occasion de la promenade à Collioure. Constance de la constance.

    Constance de l’aide pour que le photographe ait le temps de fixer les reflets roses au dessus de l’anse de la Baleta.

     

    Le défi de la constance

     

    Il fallait faire très vite, sans avoir à se soucier de la sécurité du sac des accessoires. Car les reflets pourpres menaçaient d’être très éphémères.

    Le chemin passait par des pentes raides, des dalles glissantes ou des rochers aux arêtes coupantes. La responsabilité de prendre soin du sac des accessoires n’était pas l’une des moindres sur un tel chemin, mais les anges du Languedoc s’en acquittaient avec vaillance et joie.

    Constance de la bonne volonté et de l’effort physique, qui permettait au photographe de bénéficier d’une totale tranquillité d’esprit pour peaufiner ses réglages.

    Des vues sur la cité portuaire illuminée par la montée des lumières s’imposaient. Mais pour réaliser ces photos, il fallait aller sur la digue la plus extérieure, c’est-à-dire sur la digue où il faisait le plus froid, à cause des rafales de vent.

    Frigorifié, le capitaine s’est abrité sur le parvis de la chapelle Saint-Vincent. Seuls les anges du Languedoc ont escorté le chasseur d’images le long de la jetée exposée aux bourrasques.

    Vue de la mer, l’église Notre-Dame-des-Anges exhibait son splendide flanc septentrional.

     

    Le défi de la constance

     

    L’ordonnancement des arches évoquait l’ambiance d’un chantier naval, avec des bers retournés. Le lieu d’observation se situait au début de la jetée extérieure, vers la chapelle Saint-Vincent.

    Pour continuer d’apporter sur la jetée l’aide matérielle et morale au photographe, les anges du Languedoc ont accepté d’être chahutés par des rafales violentes et d’avoir le visage fouetté par un vent glacial, surtout quand on s’approchait du phare qui terminait la jetée.

    L’une des photos réalisées au cours de cette promenade dans le tumulte des éléments était une vue sur le Château royal, qui préparait ses projecteurs pour le spectacle de son et lumière.

     

    Le défi de la constance

     

    Le flanc méridional de l’église Notre-Dame-des-Anges servirait d’écran où seraient projetées des œuvres de Matisse, Braque et Picasso.

    La qualité des illustrations de cet article dépendait de l’inspiration et de la concentration du preneur d’images. La beauté de la restitution visuelle du séjour catalan était donc le fruit de la constance du soutien logistique des anges du Languedoc, qui ont toujours veillé au confort du photographe, par solidarité et par affection.

    Rendre service sans critiquer ni juger. Constance de la générosité et de la noblesse d’âme.

    Le défi de la constance concernait aussi le lien amical entre l’Aventy et le Zeph.

    Pour s’exprimer, l’amitié avait ses lieux de prédilection. La table de la convivialité jouait toujours un rôle primordial dans le rituel des retrouvailles.

    Constance de la position spatiale et de la disponibilité de la table. La réception avait lieu entre l’âtre et le jardin. Constance aussi de la bonne humeur des convives.

    La première fois où le Zeph a été convié à cette table, c’était en automne, juste après le voyage initiatique. Trois ans après, on retrouvait le Zeph encore assis à la même table. C’était il y a quinze jours.

     

    Le défi de la constance

     

    La constance de l’Aventy était remarquable, dans ses amitiés nouées en mer mais aussi sur terre. Sa table des retrouvailles était une belle illustration de cette dualité qui prévenait la routine et dynamisait l’harmonie.

    L’hémicycle honorait à une extrémité les amitiés maritimes, et à l’autre extrémité les amitiés terrestres. Constance de la mutualisation.

    Du temps où l’Aventy voguait sur les eaux de l’Adriatique, le Zeph a eu l’occasion de s’épancher sur la splendeur de la Sérénissime, et l’article « Les auteurs du temps vénitien », publié le 27 juillet 2017, a été un des sujets de conversation entre les deux têtes féminines, par ailleurs férues d’Euclide et de Thalès.

     

    Le défi de la constance

     

    C’était le même groupe des cinq, devant l’église.

    Constance numérique.

    Portail bourguignon. Élégance et coquetterie de l’art du terroir, que l’Aventy avait beaucoup de plaisir à faire découvrir à ses amis.

    Constance de l’intérêt pour l’histoire, le patrimoine.

    Constance de l’enjeu culturel, malgré le harcèlement des questions financières et un air du temps tout dédié au pouvoir d’achat.

    Les deux portraits de groupe pourraient laisser croire qu’ils ont été réalisés pendant le même week-end. Mais ce n’était pas le cas.

    L’habillement hivernal du mousse indique qu’il s’agit de la même saison. Constance des conditions météorologiques. Mais il y a douze mois mois d’écart entre les deux photos. La plus récente est celle avec la présence des jacinthes.

    Constance des prédilections en matière d’esthétique. C’était le cas pour le décor égyptien qui égayait les récentes agapes.

     

    Le défi de la constance

     

    Certains ont peut-être déjà aperçu ces canards et ces papyrus dans une publication antérieure. C’est vrai que l’usage de cette fois-ci n’était pas inaugural. Justement, les multiples occurrences traduisaient la constance du goût artistique.

    Autour de la table, à chaque fois, il y avait trois disciples d’Euclide, qui ne pouvaient que se réjouir de la réapparition du cadre naturel d’Alexandrie. Car il rappelait le contexte de la parution du premier ouvrage de géométrie, qu’étaient les Éléments d’Euclide.

    Mais la couleur dominante des berges du Nil n’est-elle pas le vert, et non le bleu ? L’herbe autour de la table des retrouvailles n’est-elle pas verte aussi ? De plus, l’empreinte de la chlorophylle est même présente sur la coque de l’Aventy. Alors pourquoi cette symphonie en bleu lors des récentes agapes ?

     

    Le défi de la constance

     

    La constance se définit par la durabilité dans le temps et non par la répétition de la manière de s’exprimer.

    La vie est un éternel renouvellement. C’est pourquoi la constance de la vitalité est dans le caractère incessant du renouvellement. Si ce n’était pas le cas, ce serait le dépérissement et la nécrose, c’est-à-dire la négation de la vie.

    La constance n’a rien à voir avec une apparence figée.

    L’Aventy l’a très bien compris. Parce que son amitié est constante, elle trouve des ressorts nouveaux à chaque saison pour s’exprimer, pour ne pas s’affadir, pour ne pas s’engluer dans une mort lente.

    L’existence d’une bonne volonté initiale est une chose. Sa pérennité en est une autre. C’est pourquoi la constance est toujours un mérite.

    La plus belle des constances est celle du désintéressement. C’est le cas avec les anges du Languedoc et aussi avec l’Aventy. Le service rendu n’était accompagné d’aucune arrière-pensée, ni pendant, ni même longtemps après.

    Le défi de la constance est celui de l’authenticité. L’authenticité ne s’érode pas, elle est inusable, parce qu’elle ne dépend que d’elle-même, parce qu’elle est sa propre force.

    Le défi de la constance est aussi celui de la pureté. Pureté de l’intention première et de l’intention ultime. Pureté du geste donateur. Pureté qui se respecte elle-même jusqu’au bout, qui reste toujours cohérente avec elle-même, donc qui s’affranchit de l’empreinte du passage du temps.

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