• La promptitude de l'enchantement

    Depuis plusieurs jours, l’afflux des crises de nerfs, des migraines et des nausées était si insupportable que toutes les parties de l’organisme ressentaient un besoin urgent de répit.

    La frontière entre l’appréhension et l’affolement était extrêmement mince.

    Sans crier gare, le doute glissait vers la paralysie des moyens.

    La crispation se muait pernicieusement en autoritarisme.

    Au fil des semaines, l'accumulation des malchances nous a rendus de plus en plus vulnérables.

    Des crampes atroces à la jambe gauche, à l’arrière-train droit, puis à l’omoplate gauche criaient que l’on avait trop tiré sur les écoutes et les pendilles, que l’on s’était arc-bouté trop longtemps sur les winchs, que l’on n’avait cessé de galoper de la poupe à la proue, puis de la proue à la poupe, pour régler le génois ou la grand’voile.

    Mais avant le soma, c’était le mental qui flanchait. À cause de la météo qui était franchement imbuvable. Chaque jour, elle inventait une nouvelle espièglerie, pour être encore plus détestable.

    Tant de situations contrariantes, de mauvaises surprises et d’échecs douloureux ont remis en cause la faisabilité du périple jusqu’en Grèce.

    L’usure provoquée par l’épreuve de la navigation était si effroyable que le moindre répit était perçu comme un enchantement, peu importe la durée que celui-ci nous offrirait. On le prenait tout de suite, à bras ouverts. On n’a plus commis la stupidité de faire les difficiles.

    Alors, quand un rayon de soleil arrivait à percer à travers le ciel engorgé de nuages, au sens physique comme au sens symbolique, le Zeph était tout de suite enchanté, prêt à croire qu’une embellie était sur le point d’arriver.

    À Genova, l’art a participé à l’apparition d’embellies qui soulageaient le corps et enchanté l’esprit.

    Le savoir-faire maraîcher génois a offert au Zeph une belle surprise, qui a enchanté les yeux et les papilles.

    Visuellement, la découverte nous a ramenés vers notre premier séjour romain. Profitant que le Zeph était amarré dans le port Riva di Traiano, à Civitavecchia, nous avions visité plusieurs sites de la capitale, dont la Villa d’Este. Il s’y trouvait une effigie de l’Artémis d’Éphèse.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    L’opulence de la poitrine de la déesse était spectaculaire. L’emphase donnait le vertige.

    Le Musée d’Histoire de Marseille a aussi offert au capitaine et au mousse la même vision de la fécondité sur le corps de la déesse qui avait quitté le rivage ionien pour présider la fondation de la cité phocéenne.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    La promptitude de l’émerveillement était assurée quand nous avons retrouvé sur l’étal d’un marchand de légumes les formes voluptueuses qui caractérisaient le buste de l’Artémis éphésienne.

    L’homme approvisionnait en produits maraîchers les plaisanciers du Porto Antico di Genova. Le capitaine et le mousse y faisaient volontiers leurs courses.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    En souvenir de la Villa d’Este à Rome et du Musée d’Histoire de Marseille, le Zeph, non sans humour, qualifiait ces formes végétales de « tétons de Vénus ». L’explosion en bouche était absolument délicieuse. La promptitude de l’émerveillement des papilles était parfaitement garantie. L’enchantement visuel n’était rien par rapport à l’enchantement gustatif.

    Pendant le temps de la dégustation, les « tétons de Vénus » ont fait oublié la grisaille qui enveloppait la cité portuaire et la pluie qui s’abattait sur le toit du Zeph.

    Avec la surprise culinaire, Genova a créé une autre surprise, dans le domaine de l’art aussi, mais en architecture.

    Le lendemain de l’amarrage, la passeggiata nous a menés vers le grand jet d’eau de la Piazza de Ferrari, qui était devant le Teatro Carlo-Felice.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Au lieu de reprendre le chemin habituel pour redescendre vers le port, le capitaine a jeté son dévolu sur une nouvelle artère, la Via XX Settembre, décorée par des arcades qui avaient une hauteur impressionnante. À ce moment-là, la promptitude de l’enchantement n’entrait pas encore en scène. À l’autre extrémité, l’axe de circulation était enjambé par un pont qui avait l’allure d’un arc de triomphe. Le regard du capitaine était attiré par le sommet de l’arc de triomphe. Non sans difficultés, nous avons pu rejoindre à pied ce sommet.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Et c’était là que l’enchantement s’est déclenché, avec une spectaculaire promptitude.

    La cause de cet enchantement soudain et immédiat était le Palazzo Pastorino, que nous avons rencontré en premier dans notre progression. Hasard de la déambulation, surprise totale. Rien au auparavant, pendant la la sinueuse montée, ne nous a préparés à une telle découverte.

    Chaque coin de la façade du Palazzo était très éloquent sur la grandeur de la cité portuaire qui portait fièrement son titre de « Superba ».

    « Mare Nostrum ». La Mer qui est « NÔTRE ». C’est-à-dire qui est à nous, qui nous appartient, qui nous revient de droit.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Nous, c’est-à-dire les Génois, les enfants de la « Superba ». Nous, à entendre au sens exclusif. C’est-à-dire sans aucun partage avec la « Serenissima », l’affreuse rivale, hautement détestable, et toujours honnie par les enfants de la Tyrrhénienne.

    Pour dire que la Méditerranée leur appartenait, les Génois y avaient mis le prix. D’où l’exaltation de la puissance militaire.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Les extrémités acérées du fer forgé et leur multiplicité ordonnée illustraient l’efficacité des armes, le coût des batailles et la gloire des victoires.

    Le discours de la façade du Palazzo s’inspirait de l’antiquité et se structurait grâce au savoir antique.

    Cerbère, à trois têtes, gardait jalousement l’entrée du royaume de Hadès, le Souverain du Séjour des Morts. À Genova, sur le Corso Andrea Podestà, le Palazzo Pastorino était gardé, à chaque angle de sa façade principale, par une bête qui avait, non pas trois têtes, mais quatre têtes.

    Vigilance accrue, avertissement clair et ferme.

    La pluie n’a pas permis de prolonger l’extase. Mais la promptitude de l’enchantement disait son intensité et annonçait sa trace indélébile.

    Les extrémités Il fallait toujours avancer, pour devancer la tempête.

    La route de Genova à La Spezia n’était pas des plus gaies, ni des plus confortables.

    La grisaille et le froid rendaient le trajet lugubre. La baie de Portofino, habituellement radieuse et bondée de monde, avait l’atmosphère d’une chambre mortuaire.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    La basse température suggérait l’analogie. Et les couleurs morbides confirmaient la triste comparaison. En particulier, la blancheur des masses nuageuses évoquait celle d’un linceul qui n’en finissait pas de se déployer.

    Au gris et au froid, s’ajoutait le grotesque de la danse.

    Car les flots voulaient à tout prix que le Zeph s’associe à leur turbulence. Comme celui-ci n’était pas très consentant, alors la provocation reprenait de plus belle. Le linge qui n’avait pas eu le temps de sécher à cause de l’humidité des cieux génois, restituait les sollicitations des vagues.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Avec un tel accoutrement à la poupe et l’allure de sinistrés chez ceux qui étaient à bord, le Zeph avait l’air d’un bateau de malheur. Et le malheur semblait interminable aujourd’hui, comme lors des précédents trajets.

    Nous étions encore en train de nous interroger par rapport à la résilience quand la lumière s’est mise à être plus présente et que du bleu est apparu par ci par là au-dessus de nos têtes.

    L’embellie était là. Elle était en train d’éclore ! Et pas n’importe où ! Juste à l’entrée de Portovenere ! Ah, quel bonheur ! Bonheur soudain ! Bonheur inestimable, même s’il ne devait durer que quelques fractions de seconde ! En vérité, il a duré suffisamment pour que la rétine enregistre au fond d’elle-même la splendeur des lieux, mais suffisamment aussi pour que la technologie des pixels du XXIè siècle puisse être installée pour la constitution de la mémoire.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Bénédiction ! Ce ne serait pas la seule pour célébrer notre arrivée.

    Puis, le ciel s’est couvert de nouveau. Les lieux se sont de nouveau assombris.

    Et au moment de l’amarrage, tout est redevenu lumineux et splendide, comme pour applaudir le Zeph qui venait de se mettre sur son flanc gauche contre le quai au tapis bleu.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Ah, le beau tapis bleu des toutes premières escapades maritimes !

    La promptitude de l’enchantement était irrésistible. Elle fonctionnait par répliques, comme les soubresauts des entrailles de la Terre.

    À tribord, le nouveau pont qui inscrivait le port dans la modernité s’est livré en pleine lumière au moment de la photo-souvenir. Belle coïncidence, qui laisserait à penser que les divinités consentaient enfin à lire dans nos cœurs et à guetter nos intentions.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

     

    Après la photo du pont aux majestueux haubans, tout redevenait sombre et maussade.

    Cette fois-ci, l’enchantement s’en est-il allé pour de bon ?

    Surprise, surprise ! Avant que l’astre du jour ne disparaisse derrière les collines situées du côté de la poupe du Zeph, un dernier clin d’œil bienveillant a été orchestré par les divinités. Toute la belle chevelure des palmiers sur le quai de l’embarquement des vedettes d’excursion s’est illuminée dans la douce lumière du crépuscule.

    Vu du pont arrière du Zeph, le spectacle était magnifique !

    Mais le plus beau et le plus original n’était pas dans l’axe qui allait de la proue à la poupe, mais à bâbord.

    En effet, sur le flanc gauche du Zeph, sur un ponton transversal, un embarcation se mirait dans l’eau illuminée par une lumière inespérée. La nef était petite, modeste, et semblait même fragile. Mais son nom faisait luire une force incroyable, celle de l’optimisme.

    « Lucky Day »

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    « Jour de Chance », malgré des moyens modestes et une météo exécrable.

    La promptitude de l’enchantement ne pouvait absolument pas être contrariée en de telles circonstances !

    Les divinités ont mené le Zeph jusqu’à cet emplacement pour qu’il comprenne qu’il devait se souvenir, non pas de la malchance, mais du bonheur, même si celui était rare et éphémère. Depuis l’entrée du golfe jusqu’à la fin de l’amarrage, le lever de rideau s’est fait en plusieurs étapes, chacune d’elles était ponctuée par un allumage ciblé des projecteurs.

     

    La promptitude de l'enchantement

     

    Désormais, quelle que soit la dureté de l’épreuve et quel que soit le degré de malchance, le Zeph resterait lucide pour pouvoir inscrire chaque jour dans le registre des « Jours Chanceux ».

    Hier, en fin d’après-midi, au milieu du mugissement malveillant des flots, ont surgi des sonorités pleines d’empathie en provenance de l’Aventy. Comment ne pas s’en émerveiller tout de suite ?

    L’Aventy a dit au Zeph, fourbu et craintif : « Petits pas mènent loin ! »

    Était-ce une parole proverbiale de la Bourgogne ou de la Sicile ?

    En tout cas, l’encouragement donnait du baume au cœur.

    Dans la promptitude de son enchantement, le Zeph a choisi d’offrir à l’Aventy ces lumières de la première nuit dans le port qui desservait jadis la cité des Médicis.

     

    La promptitude de l'émerveillement

     

    Le bateau, c’était le Zeph. Le phare qui lui envoyait la lumière de l’amitié, c’était l’Aventy.

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