• La musique de la fraternité

    Ben-Hur et Messala étaient comme deux frères. La musique de leur fraternité était celle de l’insouciance. Insouciance nourrie par leur jeunesse vigoureuse. Insouciance exaltée par la magie de Jérusalem, en dépit de son statut de ville occupée.

     

    La musique de la fraternité

     

    Même quand Messala est revenu en Judée au nom du pouvoir impérial romain, cette musique du partage et de l’affection résonnait encore dans la caserne de la garnison militaire ou dans la maison des Hur, au moins dans les premiers temps.

    La famille de Ben-Hur considérait Messala comme l’un des leurs. Le lien fraternel était né de l’adoption filiale.

     

    La musique de la fraternité

     

    La musique de la fraternité était une musique à deux voix : musique de la générosité de la part des Hur, et musique de la gratitude de la part de Messala.

    Des années plus tard, la même scène s’est jouée, non plus à Jérusalem, mais à Rome. Non plus dans la demeure des Hur, mais dans la villa de Quintus Arrius.

    Il arrive que la relation fraternelle intègre un écart d’âge et se mue en adoption filiale. Mais le mobile du rapprochement et de l’adhésion demeure inchangé : l’autre est séduisant parce que c’est un être valeureux.

    Ben-Hur a sauvé la vie au consul Quintus Arrius à l’occasion de la bataille navale.

     

    La musique de la fraternité

     

    Double dette de la part du commandant de la flotte à l’égard du rameur : sauvé de la noyade au milieu des coques en flammes, puis empêché de se suicider sur le radeau de la survie, l’officier a tout de suite remercié comme il se devait son sauveur.

    Sur le vaisseau du triomphe, le privilège et l’honneur d’être le premier à goûter l’eau douce apportée par l’intendance revenaient au galérien.

     

    La musique de la fraternité

     

    Quintus Arrius a laissé Ben-Hur se désaltérer avant de boire lui-même.

    Civilité et gratitude. Très beau geste pour souhaiter la bienvenue sur la demeure flottante, auréolée de gloire.

    Sur la mer, Quintus Arrius a ouvert à Ben-Hur son prestigieux habitat de marin. Sur la terre ferme, le général a laissé son protégé se tenir à sa droite, sur le même char de triomphe, qui se présentait devant l’empereur.

    Et Quintus Arrius s’est aussi employé à ouvrir le cœur de l’autorité suprême à la cause de celui qui avait été jadis condamné suite à la chute d’une tuile de la toiture. Avec insistance et persuasion, Quintus Arrius a plaidé l’innocence de Ben-Hur, comme si les deux hommes appartenaient à la même famille.

    Quintus Arrius a ouvert l’un après l’autre tous les espaces de gloire pour en faire bénéficier Ben-Hur : le vaisseau de la victoire, le char de parade, le tribunal impérial, le Grand Cirque, où par cinq fois déjà, Ben-Hur a mené à la victoire l’attelage de son bienfaiteur.

    Il restait un dernier espace, où Quintus Arrius ne pouvait pas ne pas introduire Ben-Hur. Il s’agissait de l’espace temporel de la lignée. Substituer à l’hérédité par les liens du sang, l’hérédité par l’adoption filiale.

    Ultime étape pour Quintus Arrius : donner au fils qu’il avait perdu un frère en la personne de Ben-Hur, et officialiser la désignation du nouvel héritier.

    Donc, grande réception dans la villa du consul Quintus Arrius.

    La musique de la fraternité était celle de l’allégresse. La musique de l’entrée dans la fratrie était jouée par l’eau jaillissant des fontaines et par des orchestres. Rythmes exotiques grâce aux tambours des provinces du lointain Sud, et mélodies de charme, grâce à des instrumentistes talentueux.

     

    La musique de la fraternité

     

    La harpe apportait la contribution des cordes pincées. La flûte, celle des instruments à vent. Le sistre, celle des percussions.

    Musique des réjouissances pour célébrer la fraternité élargie.

    C’était dans cette ambiance festive qu’a eu lieu le geste symbolique le plus essentiel : la transmission de l’anneau sigillaire.

    Le bijou qui incarnait l’honneur et la respectabilité de la famille était dans la main droite de Quintus Arrius, sur l’index, le doigt qui montre, qui désigne.

     

    La musique de la fraternité

     

    En ce jour-là, c’était Ben-Hur qui était désigné comme l’héritier de la lignée d’Arrius. Alors Quintus Arrius a tenu le bras droit de Ben-Hur. En effet, l’ancien galérien est devenu le bras droit du commandant de la flotte depuis l’instant où le premier avait plongé dans les eaux meurtrières et porté secours au second.

    L’anneau sigillaire est donc passé de la main droite de Quintus Arrius à celle de Ben-Hur. Désormais, Ben-Hur pourrait apposer sur tous les documents administratifs le sceau de la lignée qui venait de l’adopter. Ce serait la signature d’Arrius le Jeune. Et l’un de ceux qui ne tarderaient pas à l’apprendre, ce serait Messala, celui qui, jadis, était comme son frère à Jérusalem.

    La musique du lien fraternel est portée par la vision d’un destin commun. Cette vision du devenir en partage est suscitée par une communauté des gènes ou une similitude des penchants.

    La musique de la fraternité est celle d’un âge d’or. Âge d’or pour Messala, tant qu’il pouvait aller et venir comme il voulait sous le toit bienveillant des Hur. Âge d’or pour Ben-Hur, tant qu’il portait l’anneau sigillaire de son père adoptif.

    La relation fraternelle n’a pas besoin de la connivence de la génétique pour être intense, émouvante et exceptionnelle. La musique n’en est que plus poignante.

    Pour divertir quelques spécimens de la noblesse romaine en vacances dans le Sud de la péninsule, Spartacus le Thrace et Draba l’Éthiopien devaient combattre en duel jusqu’au dernier souffle, dans une arène où la petite taille avait un double but : offrir le cadre et l’ambiance d’un concert privé, tout en exacerbant l’émotion et le suspens.

     

    La musique de la fraternité

     

    C’était l’Éthiopien qui finalement a eu raison du Thrace.

    L'injonction de mettre à mort retentissait avec insistance de la tribune des spectateurs.

     

    La musique de la fraternité

     

    Incertitude, puis coup de théâtre. Le coup de pouce du destin s’appelait « lien fraternel ».

    Draba s’est retourné vers la tribune des donneurs d’ordre, a lancé son trident vers le personnage central, et s’est élancé dans la même direction que son arme. La répression ne s'est pas fait attendre. Draba a été transpercé dans son dos par un javelot romain pendant qu’il escaladait la palissade qui soutenait les sièges de ceux qui avaient commandé le spectacle.

     

    La musique de la fraternité

     

    Hurlements de douleurs, crissements des doigts sur l’appui devenu vain.

    Musique de l’agonie.

    La musique de la fraternité récente et inattendue entre Draba et Spartacus avait des accents tragiques.

    En s’affaissant, le corps de Draba tendait sa nuque à l’ennemi, qui n’était pas celui qui mordait la poussière, mais celui qui était tout étincelant sur son siège. Le Romain a sorti sa dague, sectionné un vaisseau sous la nuque découverte. Giclement qui disait toute la violence de la scène. Le sang de l’Éthiopien a atterri sur le visage du Romain.

     

    La musique de la fraternité

     

    La musique de la fraternité assumée utilisait aussi l’art du contrepoint. La créature immaculée s’est retrouvée souillée par le sang d’un esclave désobéissant. Le bruit mat qu’a fait le sang quand il a atterri sur le visage du Romain implacable avait la sonorité d’une revanche. C’était la note qui a engendré l’envol de la musique de la fraternité entre les esclaves.

    Frères pour la dignité, après avoir été frères dans la servitude.

    Frères pour la liberté, après avoir été frères dans l’oppression.

    La musique de la nouvelle fraternité entre les opprimés résonnait au cours de leurs chevauchées sur les pentes du Vésuve.

    Elle avait une vocation universelle.

    Elle allait en s’amplifiant et progressait vers Brindisi.

    Pourquoi Brindisi ? Parce qu’une promesse disait que la fraternité conduisait à la liberté, dont le seuil serait Brindisi. Promesse de pirates, ciliciens en l’occurrence, que l’état-major romain a vite fait de balayer. Cruauté du destin, certes. Mais aussi, savoir-faire d’un redoutable adversaire.

    Acculée face à la mer à cause de la trahison des pirates, prise en tenailles par des légions qui venaient et du Nord et du Sud, la fraternité des opprimés a entonné le chant de la dignité et de l’espoir. Puis la loi des armes a parlé, au détriment des anciens esclaves.

    Musique d’une fraternité endeuillée.

    Point d’oraison funèbre.

    Sur le champ de bataille, seuls les gémissements des survivants brisaient le silence. Mais ce n’était qu’une première impression, hâtive et superficielle. Car si l’on tendait l’oreille, et c’était ce que faisait le général vainqueur, celui-là même qui, jadis, avait été éclaboussé par le sang de Draba l’Éthiopien, l’on s’apercevrait que la musique mortuaire distillait son contrepoint.

    En effet, se mêlaient au chant funèbre les pleurs d’un nouveau-né. C’était l’enfant de Spartacus, qui venait de naître. Musique de la revanche.

    Autre strophe de la fraternité en survie : au moment de l’identification du chef des esclaves, tous les prisonniers se sont levés et chacun a crié qu’il était Spartacus en personne. Musique de la solidarité malgré l’infortune.

    À défaut d’être universelle, car les anciens maîtres ont réussi à circonscrire la révolte et à la mater, la musique de la fraternité des esclaves était en passe de devenir éternelle, car elle se parait des sonorités de l’héroïsme.

    Puis l’art du contrepoint, qui servait la musique de la revanche, a connu son apothéose.

     

    La musique de la fraternité

     

    Dans les rangs des auto-affranchis, figurait un certain Antoninus, qui connaissait la langue d’Homère mieux que l’art du combat militaire. Il était le premier à hurler qu’il était Spartacus pour empêcher l’ennemi de capturer vivant le vrai chef des esclaves.

     

    La musique de la fraternité

     

    Avant de combattre pour la liberté, Antoninus était au service du général vainqueur. Le regard perspicace du Romain a décelé une connivence toute particulière entre Antoninus et le véritable Spartacus. Connivence qui était le reflet d’un lien affectif réel. Spartacus appréciait spécialement la présence et la contribution d’Antoninus. Inversement, Antoninus avait beaucoup d’estime pour le valeureux chef qu’était Spartacus.

    Pour son plaisir personnel, le général vainqueur a ordonné qu’Antoninus et Spartacus s’affrontent dans un combat à mort, avec la consigne que le survivant serait crucifié.

     

    La musique de la fraternité

     

    L’aîné voulait coûte que coûte épargner à son frère d’armes l’atroce mort sur la croix et il y est parvenu. Il a demandé pardon avant d’enfoncer le glaive dans le corps de l’être aimé.

    Musique des effusions. Effusions de tendresse pendant l’effusion de sang. Déclaration d’adoption mutuelle. L’un, pour dire qu’il aurait aimé avoir l’autre comme père. Et l’autre, de répondre qu’il aurait aimé avoir pour fils celui qu’il était en train de serrer dans ses bras. Le premier à parler était Antoninus, celui qui s’apprêtait à partir définitivement. Dernière étreinte affectueuse, avant la terrible étreinte de la mort. Dernière étreinte affectueuse, mais aussi la première du genre, dans leurs existences de frères d’armes.

    Bien que la mer soit de suie et de sang, elle a engendré la relation fraternelle entre Ben-Hur et Quintus Arrius. En toute cohérence, la mer ne pouvait étouffer et détruire ce qu’elle avait fait naître. C’est pourquoi, face à la mer, la fraternité entre Antoninus et Spartacus ne pouvait que se renforcer, jusqu’à passer de l’implicite à l’explicite.

    Dans ces deux cas, le premier à venir vers l’autre était le plus jeune.

    La fraternité sous-entend des liens de sang, mais pas toujours.

    En revenant de son premier séjour à Rome, le Zeph a donné une réception à Marciana Marina, sur l’île d’Elbe. Les invités se nommaient Martine et Bruno. Ils étaient spécialistes du droit français et férus de la culture italienne. Le Zeph leur a proposé l’apéro à son bord pour les remercier de leur invitation à boire le café sur leur jonque.

     

    La musique de la fraternité

     

    L’échange de civilités, suivies d’invitations, avait eu lieu la veille, à l’heure de la passeggiata, devant les restaurants de l’ancien bourg des pêcheurs.

    À cette occasion, le capitaine a aussi souhaité la bienvenue à l’un de ses cousins maternels. Ce soir-là, à bord du Zeph, il y avait effectivement deux branches du même arbre généalogique. Mais, ce qui rendait l’instant exceptionnel et l’occasion mémorable, c’était la fraternité inattendue, élargie.

    La musique du partage fraternel était si entraînante qu’elle transformait l’apéro en dîner.

     

    La musique de la fraternité

     

    Spontanément, le sentiment d’appartenir à une même fratrie enveloppait toutes les personnes qui étaient à bord du Zeph. L’animation des agapes et les volutes de fumées odorantes qui s’échappaient des marmites donnaient à la musique de la fraternité ses plus beaux timbres.

    Le lendemain des agapes improvisées, Martine et Bruno étaient repartis, avec beaucoup de discrétion, laissant le Zeph dans la nostalgie et la mélancolie.

    Frère de l’instant. Frère d’hier. Frère de toujours ?

    Frère d’un jour. Frère pour la vie ?

    Oui, pour Draba et Spartacus. Oui, pour Antoninus et Spartacus.

    Quelle belle leçon de l’Antiquité sur la sincérité et la fidélité qui œuvrent à l’édification d’une relation fraternelle ! Née de l’instant présent, la musique de la fraternité vogue vers l’éternité car elle chante ce qu’il y a de plus essentiel dans l’existence : l’amour désintéressé et réciproque.

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