• La liberté de se restaurer

    Pour leur consommation personnelle, ils ont chargé dans leurs cales :

    100 039 kg de biscuit marin, 184 482 l de vin, 7 666 l d’huile, 3 228 l de vinaigre, 1 575 kg de poisson fumé, 2 628 kg de lard fumé, 2 274 l de fèves, 4 387 l de pois chiches, 55 l de lentilles, 2 220 l de farine, 250 chapelets d’ail, 100 bottes d’oignons, 1 295 kg de fromages oints d’huile et mis en barils, 622 kg de miel, 642 l d’amandes avec leurs coques, 862 kg de raisins secs, 92 kg de pruneaux, 736 kg de figues, 125 kg de sucre, 70 caisses de pâte de coing, 3 jarres de câpres, 53 l de moutarde, 102 kg de riz, du sel, 6 vaches vivantes et 3 porcs, vivants aussi, pour du lait, au début, avec les premières, et pour de la viande fraîche, plus tard, avec les deux espèces.

    Où allaient-ils comme cela ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avec toutes ces provisions, il serait difficile de mourir de faim ou de soif. Et pourtant, … pourtant... ! Qui sait ce que l’avenir nous réserve, surtout en mer, au milieu d’océans voraces et impitoyables ?

    Pour l’instant, ils se sentaient prêts à appareiller, avec la garantie, pour tout le monde, de bénéficier de la liberté de se restaurer.

    Cette liberté serait-elle totale, permanente, sereine ? Pourrait-elle l’être ?

    Mais où partaient-ils pour s’être munis d’un tel chargement ? À l’autre bout du monde ! Mais par une route qu’ils devaient inventer, car personne ne l’aurait empruntée auparavant.

    Un aller-retour, qui devrait durer deux ans, c’est-à-dire 730 jours.

    D’où une ration journalière de 137,04 kg de biscuit marin, avec 252,71 l de vin et 10,50 l d’huile. Par personne ? Évidemment, non ! Combien étaient-ils alors ? 237, en tout. Tant que cela ? Oui, c’était l’effectif total de l’équipage qui a juré fidélité à l’étendard royal, le 10 août 1519, à Sevilla. C’était l’Armada de Molucas, qui se préparait à investir las islas Molucas, encore appelées las islas de las especias. Ces îles aux épices, si vantées et si convoitées, se trouvaient dans l’archipel indonésien.

    L’objet du désir était le clou de girofle.

     

    La liberté de se restaurer

     

    L’Armada de Molucas se composait de cinq vaisseaux. Par ordre de tonnage décroissant, il y avait le San Antonio (55 membres d’équipage), le Trinidad (62 membres d’équipage), le Concepción (44 membres d’équipage), le Victoria (45 membres d’équipage) et le Santiago (31 membres d’équipage).

    D’où un total de 237 hommes, qui en ce 20 septembre 1519, ont largué les amarres devant Cádiz pour s’élancer vers les flots de l’inconnu.

     

    La liberté de se restaurer

     

    Là-bas, du côté de l’horizon sans fin, chaque personne à bord avait droit à 578 g de biscuit marin ( c’est-à-dire un peu plus de deux baguettes de pain), accompagnés de 1,07 l de vin et de 0,44 l d’huile, par jour. C’était donc tout à fait raisonnable.

    L’Armada de Molucas devait prendre en compte l’hostilité ouverte de l’ennemi, qui était portugais. Un ennemi extrêmement vigilant et féroce !

    Comme la route vers les Indes orientales était jalousement gardée par des bastions portugais, l’Armada de Molucas n’avait pas d’autre choix que de foncer dans la direction opposée, c’est-à-dire vers l’Ouest, et d’innover au fur et à mesure, avec l’espoir de trouver une route sans heurt, sans trouble et sans dégât.

    Hélas, des dégâts, il y en aurait, et en pagaille !

    D’abord, à cause du caractère foncièrement inhospitalier du cadre géographique.

    Ensuite, à cause des mauvais choix sur le plan technique.

    Enfin, et surtout à cause du comportement houleux, rebelle et traître qui s’est emparé d’un équipage broyé par la peur.

    Peur de la faim, de la maladie, de la souffrance, de la mort !

    Personne ne plaisante avec la faim. Personne ne rit quand sévit le fléau de la famine.

    Or, à la fin de l’an 1520 et tout au début de l’année suivante, voilà à quoi l’équipage a été confronté :

    « Mangiavamo biscoto, non più biscoto ma polvere de quello con vermi a pugnate, perchè essi havevano mangiato il buono, puzava grandamente de orina de sorzi, et bevevamo hacqua ialla già putrifata per molti giorni, et mangiavamo certe pelle de bove, che erano sopra l'antena mangiore, aciò che l'antena non rompesse la sarzia, durissime per il solle, piogia et vento. Le lasciavamo per quatro ho cinque giorni nel mare et poi le meteva uno pocho sopra le braze et così le mangiavamo, et ancora assay volte segaturc de ase. Li sorgi se vendevano mezo ducato lo uno, et se pur ne avessemo potuto havere. Ma sovra tute le altre squiagure questa era la pegiore : cressivano le gengive ad alguni sopra li denti cosi de soto como de sovra che per modo alguno non pote vamo mangiare, et cossì morivano per questa infirmità. Morirono 19 homini et il gigante con uno Indio de la terra del Verzin. Venticinque ho trenta homini se infirmorono qui ne li brazi, ne li gambe o in altro loco, sicquè poqui restarono sani. Per la gratia de Dio, yo non hebi algunna infirmitade. »

     

    Nous ne mangions que du vieux biscuit tourné en poudre, tout plein de vers et puant, pour l’ordure de l’urine que les rats avaient faite dessus et mangé le bon, et buvions une eau jaune infecte. Nous mangions aussi les peaux de bœuf, qui étaient sur l’antenne majeure (afin qu’elle ne rompît les haubans) et qui étaient très dures à cause du soleil, de la pluie et du vent. Et nous les laissions par quatre ou cinq jours en la mer puis les mettions un peu sur les braises, et ainsi les mangions. Et encore assez de sciure d’ais et des rats qui coûtaient un demi-écu l’un, et encore ne s’en pouvait-il trouver assez. Outre les maux dessus dits, ce mal que je dirai était le pire. C’est que les gencives de la plus grande partie de nos gens croissaient dessus et dessous, si fort qu’ils ne pouvaient manger et par ainsi ils mouraient tant qu’il nous en mourut dix-neuf. L’autre géant y mourut, et un Indien dudit lieu de Verzin. Mais outre ceux qui moururent, il en tomba vingt-cinq ou trente malades, de diverses maladies tant aux bras qu’aux jambes et autres lieux, en telle sorte qu’il en demeura bien peu de sains. Toutefois, la grâce à Notre-Seigneur, je n’eus point de maladie.

     

    Le récit est très détaillé et extrêmement poignant.

    Se nourrir, sans se soucier de l’hygiène, car la faim était trop grande, et toujours inassouvie.

    Tout ce qui pouvait être mâché était bon pour calmer l’estomac. Même les rats étaient comestibles. Malgré le prix de vente fixé à un demi-écu l’unité, ils finissaient par être une denrée introuvable.

    Le scorbut, proéminent, laid et ravageur, faisait son entrée en scène. Il décimait sans ménagement.

    Mais pourquoi le récit initial est-il en italien et non pas en espagnol ? L’expédition de la Flota de Las Molucas n’était-elle pas espagnole, financée avec les sous de la Corona de Castilla ?

    En effet, l’Armada battait pavillon espagnol et servait les intérêts de Carlos I, Rey de España. Cependant, le chroniqueur officiel, nommé par décret royal, était un fils de la Serenissima : il se nommait Antonio Pigafetta, et sa langue maternelle était donc l’italien.

     

    La liberté de se restaurer

     

    L’œuvre manuscrite d’Antonio Pigafetta s’intitule Relazione del primo viaggio intorno al mondo. Sans ce « Récit du premier voyage autour du monde », qui était le fruit de l’enthousiasme, de l’endurance et de la probité, bien des données importantes concernant l’expédition auraient sombré dans l’écume de l’oubli.

    Ce drame de l’alimentation, décrit par le chroniqueur Antonio Pigafetta, est survenu quatorze mois après le départ de la baie de Cádiz.

    Où était la liberté ? Dans le geste de mâcher et d’avaler quelque chose qui était pourri, infect et nauséabond, ou dans l’attente de la maladie et de la mort ?

    Quelle liberté peut exister indépendamment des conditions matérielles ?

    L’espace marin est un lieu foncièrement inhospitalier. L’Armada de Molucas l’a appris à ses dépens.

     

    La liberté de se restaurer

     

    La création d’une route nouvelle n’était pas dépourvue d’embûches. La gestion de ce qui était nouveau, donc inconnu, pouvait conduire à des choix malheureux. Comme l’Armada de Molucas était la première à entrer dans l’Océan Pacifique, aucune carte n’était à sa disposition. Le capitán-general a dû improviser un cap. Comble de malchance, celui-ci n’a pas mené vers les îles Juan Fernández au large du Chili, ni vers l’île de Pâques, ni vers les îles Marquises, ni vers les îles Marshall. Ces points de chute auraient permis de renouveler le stock de nourriture et d’eau. Mais ce scénario n’a pas eu lieu. Le Destin a réservé à l’Armada de Molucas une immensité d’eau sans fin, sans escale possible, sans répit dans l’épreuve de la faim et de la soif.

    Le capitán-general pensait traverser ce nouvel océan en trois ou quatre jours. En définitive, la traversée a duré trois mois et vingt jours. Trois mois et vingt jours à endurer les tourments de la faim et de la maladie. Trois mois et vingt jours qui ont fait de la liberté de se restaurer une chimère, une contre-vérité, un délire.

    La liberté de se restaurer ne se décrète pas indépendamment du contexte géographique, qui impose ses contraintes topographiques ou météorologiques.

    Comme si les épreuves infligées par la nature ne suffisaient pas, en dépit de leur violence répétée, l’homme cru bon d’y ajouter sa traîtrise.

    Le 28 octobre 1520, le San Antonio s’est vu confié une mission de reconnaissance pour explorer le Détroit où se trouvait l’Armada.

     

    La liberté de se restaurer

     

    L’objectif était de trouver l’issue qui mènerait définitivement vers l’Ouest. Profitant de la dispersion de la flotte, le San Antonio a fait demi-tour et a pris tout seul la route du retour, jusqu’à Sevilla.

    Le San Antonio a donc déserté. Sur le plan militaire, il encourait le châtiment réservé aux mutins. Mais avant que la justice du roi ne s’empare de l’affaire, les conséquences pour l’Armada étaient absolument désastreuses. Car le San Antonio était reparti avec le gros des vivres de la flotte !

    Déjà bien compromise par des conditions de navigation difficiles, la liberté de se restaurer devenait encore plus flétrie avec la disparition honteuse du San Antonio.

    Le mécontentement de l’équipage, causé par l’incertitude, mettait à mal le dessein de l’expédition. Celle-ci parviendrait-elle quand même à atteindre le fameux archipel de Las Molucas ?

     

    La liberté de se restaurer

     

    Oui, mais sur les cinq navires qui avaient appareillé de la baie de Cádiz, un seul est reparti de Las Molucas en progressant toujours vers l’Ouest : c’était le Victoria, désormais sous le commandement du Basque Juan Sebastián Elcano.

    Le triomphe semblait tout proche. La victoire, imminente.

     

    La liberté de se restaurer

     

    Pas si vite, pas si vite !

    Pour rentrer à la maison, il fallait auparavant traverser les lignes ennemies, ou plutôt les contourner. À moins que…

    À moins que la faim ne pointe de nouveau son nez et ne pousse à un affrontement indésirable, qui ne serait pas à l’avantage du Victoria. Pourtant, c’était ce qui s’est passé le 9 juillet 1522. La détresse régnait à bord à cause du manque de nourriture. Le nouveau capitaine, bien qu’impatient de rejoindre au plus vite les terres de la Corona de Castilla, s’est vu contraint de s’arrêter en urgence à Santiago dans l’archipel du Cabo Verde, c’est-à-dire en plein territoire ennemi.

     

    La liberté de se restaurer

     

    Pour que le capitán-general consente à prendre des risques en se mettant dans la gueule du Portugal, c’est qu’il avait urgence à bord. Effectivement, il avait urgence, car vingt décès ont déjà eu lieu sur le bateau, avant ce 9 juillet 1522, à cause de la famine à bord.

    Expirer parce que l’estomac était désespérément vide et que le cerveau n’était plus irrigué : était-ce ainsi que la liberté de se restaurer devait s’exprimer ?

    Être balancé dans la mer, après avoir été défiguré et terrassé par le scorbut : existait-il un autre choix ?

    Ceux qui sont descendus à terre, au Cabo Verde, ont pu acheter du riz, portugais certes, mais qui saurait calmer les spasmes de l’estomac espagnol.

     

    La liberté de se restaurer

     

    Mais au moment de payer, les acheteurs ont commis la grande erreur de payer avec des clous de girofle, ce qui a alerté les Portugais sur la provenance réelle des visiteurs. Ceux-ci ont été immédiatement arrêtés et incarcérés. Le capitán-general, qui suivait la scène de loin, a compris qu’il fallait sauver coûte que coûte la précieuse cargaison du Victoria. L’ordre de lever l’ancre tout de suite a été donné, laissant là, sur le rivage du désespoir, les treize demandeurs de riz.

     

    La liberté de se restaurer

     

    De quelle liberté disposeraient désormais ces treize infortunés ? De la liberté de se restaurer ? Rien n’était moins sûr, car ils n’avaient plus de pouvoir d’achat. De la liberté de se mouvoir ? Il faudrait beaucoup compter sur la clémence de l’ennemi.

    Le 6 septembre 1522, le Victoria est arrivé dans la baie de Cádiz, avec seulement un tiers de l’équipage qu’il avait embarqué en même temps que les épices de Las Molucas.

     

    La liberté de se restaurer

     

    Parmi les dix-luit survivants, il y avait, bien sûr, le nouveau capitán-general, Juan Sebastián Elcano, et le chroniqueur aux accents vénitiens, Antonio Pigafetta.

    Ces deux-là ont survécu, entre autres, au scorbut. C’était grâce à un antidote qu’ils avaient absorbé à leur insu : il s’agissait de la vitamine C, contenue dans la pâte de coing, qui était réservée aux gradés de l’équipage. Grâce au fruit du cognassier, ils ont eu la vie sauve et ont joui de la liberté de se restaurer, surtout après l’expédition.

    Trois ans plus tard, il y a eu une autre expédition, toujours pour Las Molucas, avec la bénédiction du même Carlos I, Rey de España. Compte tenu de son expérience, Juan Sebastián Elcano était la pièce maîtresse de cette deuxième expédition. Mais le commandement suprême ne pouvait lui échoir, car le roi a aussi mis dans l’affaire l’amiral García Jofre de Loaísa, qui avait autorité sur toutes les forces maritimes du royaume. Juan Sebastián Elcano devait donc se contenter de la deuxième place.

     

    La liberté de se restaurer

     

    La nouvelle Armada a appareillé le 24 juillet 1525, toujours pour foncer en direction de l’Ouest.

    Le 30 juillet 1526, l’amiral décède. À cause de quoi ? Du scorbut !

    Juan Sebastián Elcano hérite alors du commandement suprême. Cinq jours plus tard, il décède à son tour. À cause de… ? Toujours à cause du scorbut !

    Juan Sebastián Elcano, l’ex-mutin, revenu avec la gloire de la première circumnavigation, a voulu faire mieux que le capitán-general Magellan, dont il a pris la place pendant le chemin du retour.

    Faire mieux, en faisant autrement, différemment.

    Or l’ex-mutin a commis l’imprudence de marquer sa différence en négligeant l’objectif de la complétude, si obsessionnel pour le capitán-general Magellan. Le successeur téméraire avait beau s’élancer avec plus de niaque en direction des flots de l’Ouest, il a été rattrapé par le déficit de vitamine C, qui était aussi un déficit de modestie et de sagesse.

    Est-ce à dire que les provisions de coing, soigneusement prévues par le tout premier ccapitán-general, constituaient la clé de la réussite ? La clé de la survie et de la santé, certainement. Et quand le corps se porte bien, on s’achemine plus sûrement vers la réussite.

     

    La liberté de se restaurer

     

    Le successeur du capitán-general Magellan, puis de l’amiral García Jofre de Loaísa, aurait dû prévoir au moins une centaine de caisses de pâte de coing, à emporter au cours de la deuxième expédition vers las islas Molucas.

    Certes, à l’époque, on ignorait ce qu’était le scorbut. Autrement dit, on ne savait pas reconnaître les symptômes, on n’en connaissait pas les causes, et par conséquent, on en ignorait les remèdes, complètement.

    Malgré cette inconscience collective, Magellan a été bien inspiré d’avoir emporté soixante-dix caisses de pâte de coing. Par hasard, sans doute. Mais le capitán-general, qui veillait au bon déroulement des préparatifs, se souciait de la complétude et de l’équilibre.

     

    La liberté de se restaurer

     

    Pour aller en mer et y survivre, il faut de la prévoyance et de l’endurance.

    La liberté de se restaurer n’existe pas en mer, car l’espace marin est inhospitalier et les ressources à bord d’un bateau ne sont pas inépuisables.

    C’est le rivage, c’est-à-dire la terre ferme, qui nourrit et guérit.

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