• La liberté de revenir

    Il est parti en faisant la promesse qu’il reviendrait avec les cales remplies de denrées précieuses, la tête haute et le cœur fier. À ce moment-là, la liberté de revenir semblait évidente, assurée, inattaquable.

    Avant de partir, il a juré fidélité à sa hiérarchie. D’abord, à son supérieur hiérarchique direct, qui l’a soustrait à des représailles étatiques et qui l’a même parrainé devant la plus haute autorité du pays. Bien sûr, le serment était prononcé aussi par rapport au commandement suprême, qui détenait les cordons de la bourse et qui disposait du pouvoir de vie et de mort sur les deux-cent-trente-neuf marins dont il faisait partie et qui s’embarquaient pour une expédition audacieuse et unique.

    Le retour était prévu dans deux ans. D’ici là, le serment de fidélité tiendrait-t-il en dépit des séismes qui ébranleraient bien des certitudes, anéantiraient toute lucidité et meurtriraient maintes chairs ?

    Récemment, nous avons croisé la route du marin aventurier. Il s’appelait Juan Sebastián Elcano. Serait-ce de l’espagnol ? Non, ce n’est pas de l’espagnol, c’est du basque. L’homme est un Basque, né au Pays Basque. En longeant la côte de Ciboure à Bilbao, nous avons visité sa ville natale, Guetaria.

     

    La liberté de revenir

     

    Juan Sebastián Elcano s’est engagé dans l’expédition organisée par Magellan pour les intérêts de Carlos I, Rey de Castilla. L’objectif castillan était de rejoindre l’archipel des Moluques pour en ramener les épices, en évitant impérativement les zones contrôlées par l’adversaire, qui était portugais. La seule route autorisée par la diplomatie de l’époque était celle qui allait vers l’Ouest, en franchissant l’Océan Atlantique, avec l’espoir de trouver une percée à travers le Nouveau Monde.

    À l’époque, personne ne s’était aventuré au-delà du Río de la Plata. Pourtant, il fallait poursuivre plus au Sud et percer vers l’Ouest, toujours vers l’Ouest. Comment manœuvrer quand aucune carte n’était disponible ?

    L’incertitude a rongé la confiance. Le doute a poussé à la désobéissance. C’est ainsi que la liberté de revenir a commencé à être sérieusement compromise.

    La flotte confiée à Magellan se composait de cinq bateaux. Quatre étaient des caraques, à la coque arrondie : il s’agissait du Trinidad, du Concepción, du San Antonio et du Victoria. Le cinquième bateau était une caravelle : c’était le Santiago.

     

    La liberté de revenir

     

    Le Trinidad, d’où partaient les ordres de Magellan, était donc le vaisseau-amiral.

    Juan Sebastián Elcano servait sur le Concepción en tant que maître d’équipage. Autrement dit, il était le deuxième personnage à bord, juste derrière son capitaine, Gaspar de Quesada.

    En raison de la destination, la flotte s’appelait la Armada de Molucca.

     

    La liberté de revenir

     

    Le 10 août 1519, à Sevilla, Juan Sebastián Elcano et son capitán-general Magellan ont juré fidélité à la Couronne de Castille avant de descendre le Río Guadalquivir jusqu’à l’embouchure.

     

    La liberté de revenir

     

    Le 20 septembre 1519, avec la protection du capitán-general Magellan et la bénédiction du roi Carlos I, Juan Sebastián Elcano a appareillé de la baie de Cádiz pour s’élancer en direction de las islas Molucas. Ces îles productrices d’épices se trouvaient dans l’archipel indonésien.

    Juan Sebastián Elcano est parti avec la tête pleine de rêves et les mains frémissantes de joie. Il était parti pour découvrir de nouvelles routes. Il était parti pour revenir chargé de richesses et couvert de gloire.

    Mais en cours de route, quelque chose n’a pas marché. Une rébellion a éclaté au sein de l’équipage. En termes de marine, on appelle cela une mutinerie. Et Juan Sebastián Elcano s’est joint aux mutins ! Suite à cela, la cour martiale l’attendait. C’est ainsi que la liberté de revenir au pays lui a été retirée : à ce moment-là, elle risquait même de s’évanouir à jamais.

    La liberté de revenir dépend de la manière dont le départ a eu lieu et des événements qui sont survenus depuis ce départ.

    La liberté de revenir ne serait pas un don gratuit. Il faut la mériter. S’achète-t-elle à tout moment ? Et quand elle est égarée, est-il toujours possible de la racheter ?

    Pour ramener l’ordre, Magellan a fait décapiter Gaspar de Quesada, qui était le chef de Juan Sebastián Elcano. Celui-ci a non seulement vu tomber la tête de son chef, il a encore vu le corps sans vie subir le supplice du démembrement, pour être finalement exhibé sur une potence pendant les trois mois qui ont suivi.

     

    La liberté de revenir

     

    Juan Sebastián Elcano a aussi vu qu’à proximité de cette potence, se dressait une autre, où pendaient les restes de Luis de Mendoza, qui avait entraîné le Victoria dans la rébellion, avant d’être égorgé et démembré, lui aussi.

    Le spectacle des deux démembrements disait à Juan Sebastián Elcano qu’avant de revenir libre, il fallait pouvoir revenir sain et sauf, c’est-à-dire au moins entier.

     

    La liberté de revenir

     

    Ces événements tragiques se sont produits pendant les tout premiers jours du mois d’avril de l’an 1520, dans la bahía San Julián de la Patagonie argentine.

    Juan Sebastián Elcano a encore vu qu’un autre meneur de la mutinerie, Juan de Cartagena, a subi le châtiment du maronnage : le fier et tumultueux hidalgo qui avait été capitaine du San Antonio et intendant général de toute la flotte, a été débarqué par Magellan sur le rivage de la Patagonie et abandonné là, définitivement, avec une épée et un peu de pain, le 21 août 1520.

     

    La liberté de revenir

     

    Immanquablement, Juan Sebastián Elcano était taraudé par la question : « Quel sort m’est réservé par le capitán-general de la Armada de Molucca ? »

    À la grande surprise du mutin, le capitán-general a usé de clémence et Juan Sebastián Elcano n’a connu que cinq mois d’emprisonnement et des travaux forcés. Mais il a eu la vie sauve. La liberté de revenir ne lui a pas été confisquée de manière irréversible.

    Désormais, une lourde tâche attendait Juan Sebastián Elcano. Il lui fallait coûte que coûte saisir sa chance, qui était providentielle, et revenir au plus vite dans le schéma de l’obéissance et de la coopération, dans le plan de réussite initial, dans le projet de navigation ambitieux, dans la vision mentale du capitán-general.

    Pour Juan Sebastián Elcano, le retour au pays dépendait plus que jamais de l’empressement avec lequel il allait coopérer pour dénicher le passage qui les mènerait de l’autre côté du Nouveau Monde.

    Revenir dans l’estime de Magellan : Juan Sebastián Elcano y a mis tout son zèle.

    Revenir dans l’état-major de la Armada de Molucca : Juan Sebastián Elcano a appris à ne plus bousculer les événements et attendait patiemment les circonstances favorables.

    Le 25 avril 1521, sur l’île de Mactán dans l’archipel philippin, Magellan a succombé sous le poison d’une flèche indigène. Le sort a privé le capitán-general de la liberté de revenir.

    De fil en aiguille, Juan Sebastián Elcano a hérité du commandement du Victoria, puis les défections des uns et les incompétences des autres l’ont promu au poste de capitán-general de ce qui restait de l’ambitieuse Armada de Molucca.

    Progressivement, Juan Sebastián Elcano est devenu el comandante en jefe. La liberté de revenir n’en était que plus précieuse.

    Afin de conserver cette liberté âprement conquise, il devait déployer encore des efforts phénoménaux. C’est ce qu’il a fait, en réalisant des exploits surhumains.

     

    La liberté de revenir

     

    Le voyage allait durer trois ans. La nourriture emmenée à bord n’a pas suffi. Tenir bon malgré les affres de la faim !

    Se cramponner à la liberté de revenir, offerte par le Destin. Se cramponner solidement à cette liberté malgré l’hostilité farouche nourrie par le Portugal jaloux et frustré.

    Le 6 septembre 1522, le Victoria, sous le commandement de Juan Sebastián Elcano, a accosté dans la baie de Cádiz, avec vingt-six tonnes de clous de girofle et de cannelle.

     

    La liberté de revenir

     

    Sur les cinq bateaux partis trois ans plutôt, un seul était de retour dans le port de départ, sans avoir fait de demi-tour.

    Le San Antonio est arrivé à Sevilla le 6 mai 1821, c’est-à-dire huit mois avant le Victoria. Mais le San Antonio a déserté pendant que Magellan tâtonnait encore dans le Détroit qui devrait s’ouvrir sur l’Océan Pacifique. Pire, dans sa mutinerie, le San Antonio a emporté le plus gros des vivres de toute la flotte. Le San Antonio est arrivé en Espagne avec la suspicion. Le roi Carlos I l’a fait croupir dans la suspicion.

    Qu’en est-il des trois autres bateaux ?

    La seule caravelle de l’expédition, le Santiago, a volé en éclats à cause d’une tempête survenue le 3 mai 1520 dans l’estuaire du Río Santa Cruz, en Patagonie argentine.

    Quant au Concepción, il a été brûlé par l’équipage le 2 mai 1521, cinq jours après la mort de Magellan, car la centaine de marins survivants estimait qu’ils n’étaient pas en nombre suffisant pour manœuvrer les trois bateaux qui avaient franchi le Détroit de Magellan et traversé l’Océan Pacifique. D’un commun accord, l’équipage a décidé de sacrifier le bateau le plus en mauvais état, pour ne conserver que les deux autres, c’est-à-dire le Victoria et le Trinidad.

    Qu’est-il donc arrivé au Trinidad ? Il a bien accompagné le Victoria jusqu’à l’archipel des Moluques et rempli ses propres cales d’épices. Mais au moment de partir pour l’Espagne, il a subi une voie d’eau. Après la réparation, il a tenté de regagner l’Espagne en passant par Panama, et non pas par le Cap de Bonne Espérance, comme c’était le cas du Victoria. Comble de malchance, le Trinidad a été capturé par l’ennemi portugais. Finalement, le Trinidad a sombré dans une tempête.

    En définitive, seul le Victoria a réalisé la première circumnavigation. À cette occasion, 81449 kilomètres (50610 miles) ont été parcourus en 1124 jours.

    Carlos I a récompensé le capitaine Juan Sebastián Elcano en adjoignant au blason de celui-ci la locution latine : Primus circumdedisti me.

     

    La liberté de revenir

     

    La traduction littérale est : « Premier à faire un tour autour de moi ».

    C’est le globe terrestre, ébahi et admiratif, qui s’adresse ainsi à Juan Sebastián Elcano.

    Avec légitimité, le dernier capitaine du Victoria a savouré la liberté de revenir.

    Revenir libre, c’est-à-dire sans les chaînes et l’humiliation. Une liberté qui était exaltée par la confiance du Roi et les acclamations de la foule.

    Le Portugais Fernão de Magalhães, dit Magellan, a commencé l’expédition. Le Basque Juan Sebastián Elcano l’a terminée.

     

    La liberté de revenir

     

    Certes, la première circumnavigation autour de la terre a été une œuvre commune. Mais celle-ci a connu bien des tiraillements, engendré bien des déchirures et laissé bien des stigmates. Le chemin du retour a toujours été problématique, souvent périlleux et même extrêmement douloureux, mais il a eu lieu.

    L’exploit technique était surhumain. Son coût, exorbitant. La liberté de revenir s’est monnayée avec des vies humaines.

    Le 18 octobre 1522, à Valladolid, le glorieux Juan Sebastián Elcano a passé une audition devant un comité représentant les plus hautes autorités politiques du pays. Les questions posées par ce tribunal qui siégeait au nom du roi concernaient la gestion de l’autorité par Magellan et les occasions manquées pour ramener plus d’or et d’épices.

     

    La liberté de revenir

     

    Dans ses réponses pendant l’interrogatoire, Juan Sebastián Elcano n’a, à aucun moment, fait allusion au talent de navigateur de Fernão de Magalhães, ni à la mansuétude de celui-ci à l’égard de l’ancien mutin, qui venait de se racheter avec ce tour du monde.

    Pourtant, le Basque avait une double dette à l’égard du Portugais.

    Bien sûr, lors de la mutinerie dans la baie de San Julián, la vie du Basque a été épargnée par le Portugais, qui détenait encore les pleins pouvoirs en tant que capitán-general de la Armada de Molucca.

     

    La liberté de revenir

     

    Mais bien avant cela, le Portugais a aussi sauvé le Basque des griffes de la loi castillane, que ce dernier avait enfreinte en vendant son bateau de commerce à des étrangers, qui, en l’occurrence, étaient des Génois. À ce moment-là, c’était Fernão de Magalhães qui a offert à Juan Sebastián Elcano une nouvelle chance et un nouveau départ en l’acceptant dans l’équipage de la Armada de Molucca. Ce faisant, le Portugais a obtenu pour le Basque la clemencia del Rey Carlos I, dit Charles Quint.

    Ce sont les survivants qui donnent pompeusement leur version de l’histoire. Les morts, eux, sont murés dans le silence, mais ce n’est pas pour autant que ceux-ci offrent leur acquiescement. La probité des historiens leur sert de porte-parole.

    La liberté de revenir est un très grand honneur, un privilège immense, un cadeau inestimable du destin.

    Grâce à la clémence des divinités, aucun obstacle, intrinsèque ou extrinsèque, n’entrave notre liberté de revenir dans les flots grecs.

    Mais cette liberté de revenir en Grèce n’est ni automatique, ni permanente pour tous.

    Un bateau français, amarré à tribord du Zeph dans le port de Reggio di Calabre, s’est vu interdire l’accès aux eaux grecques, sans doute parce qu’il s’y était mal comporté.

     

    La liberté de revenir

     

    Sur la photo, le Zeph se trouvait au premier plan, entre l’extrémité du ponton et le quai de pierre. Le voilier banni par les autorités grecques, et reconnaissable à la couleur vert foncé de son bimini, portait le nom de l’étoile la plus brillante de la constellation zodiacale du Taureau.

    La liberté de revenir n’est pas une donnée unilatérale. Elle résulte de l’existence d’un pacte entre celui qui veut revenir et le lieu qu’il tente de regagner. La liberté de revenir est exaucée si le pacte n’est pas caduc.

    Autre cadeau reçu par le Zeph, cadeau qui n’est pas le moindre : la liberté de revenir dans le giron de l’Aventy. Cette liberté de revenir est permanente, inoxydable.

     

    La liberté de revenir

     

    Car l’amitié entre l’Aventy et le Zeph est promise à la pérennité, grâce à une sollicitude mutuelle affranchie de tout calcul.

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  • Commentaires

    1
    Ouvé
    Vendredi 17 Janvier 2020 à 11:01

    mais que faites vous dans ma ville sur les bords de Saone ? humm ? 

    bonne année à vous 2 les cop1.

    a bientot

      • RP
        Vendredi 17 Janvier 2020 à 21:09

         

        Le Zeph connaît la fascination de l’Ouvé pour les eaux qui baignent la péninsule ibérique. Alors ce qui se dit là-bas, ces jours-ci, est aussi pour l’Ouvé :

        « Feliz año ! »

        Et le Zeph, d’ajouter son grain de sel avec :

        « Buena navegación para el capitán y su tripulación en 2020 ! »

        RP

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