• La courbure de la piété

    Ils sont trois migrants. Ils fuient la guerre et la mort. Leur ville a été mise à sac. Le conflit armé a décimé leur famille. À présent, ils craignent pour leur propre vie. Ils marchent en direction de la mer et espèrent trouver un bateau qui les emportera au loin, vers un futur plus clément. Ils sont impatients d’obtenir l’asile politique dans une autre contrée.

    Leur désir de sécurité et de liberté sera-t-il exaucé ?

    Ce qu’ils veulent avant tout, ce n’est pas que chacun soit sauvé individuellement, mais que tous ensemble, ils survivent.

    Dans quelle mesure cette solidarité va-t-elle déterminer leurs attitudes respectives et induire des courbures qui expriment le soutien mutuel ?

    Les trois fugitifs appartiennent à trois générations successives. L’homme le plus âgé s’appelle Anchise, il est le grand-père d’Ascagne, qui est donc le plus jeune des trois. Celui qui a l’âge médian est le prince troyen Énée, il est le fils d’Anchise et le père d’Ascagne.

    Fuyant Troie en flammes, Énée porte Anchise et conduit Ascagne.

    La fuite du héros troyen est relatée par Virgile, dans son poème l’Énéide. Au Deuxième Chant, on peut lire :

    Ergo age, care pater, ceruici imponere nostrae ;

    ipse subibo umeris, nec me labor iste grauabit :

    quo res cumque cadent, unum et commune periclum,

    una salus ambobus erit. Mihi paruus Iulus

    sit comes, et longe seruet uestigia coniunx :

     

    Allons, père bien-aimé, attache-toi à mon cou ;

    sur mes épaules, je te supporterai et cet effort ne me pèsera pas ;

    quoi qu'il advienne, le seul et même péril ou le seul salut

    nous attendra tous les deux. Le petit Iule m'accompagnera

    et ma femme suivra nos pas, à quelque distance.

    Énéide, Chant II, vers 707 à 711

     

    Le texte dit clairement que le devoir filial incurve la ligne droite et introduit une flexion dans la position verticale.

    La courbure est engendrée par la présence d’un poids à porter, même si l’effort est librement consenti. Il y a le poids physique d’un corps de plusieurs dizaines de kilos, et il y a aussi le fardeau des responsabilités noblement assumées.

    L’idée de courbure est sous-jacente à celle d’une chose pesante.

    La piété d’Énée à l’égard de son père a inspiré de nombreux sculpteurs. Leurs œuvres exhibent des courbures qui soulignent le noble effort d’un fils portant son père.

     

    La courbure de la piété

     

    Au cours de son deuxième séjour romain, l’esprit du Zeph a visité la Galleria Borghese. C’est là qu’il a découvert la magnifique sculpture que le Cavaliere Bernini avait réalisée pour célébrer la piété d’Énée.

     

    La courbure de la piété

     

    Anchise est juché sur l’épaule gauche de son fils. La jambe droite de celui-ci se soulève doucement du sol et forme avec le reste du corps un arc de faible courbure, qui dit l’effort tout en préservant l’élégance produite par l’étirement dans le sens de la hauteur.

    Le fait que le corps d’Énée ne subit qu’une légère incurvation exprime que le prince troyen maîtrise la situation.

    Le corps d’Anchise prend appui sur l’épaule gauche de son fils. Les jambes écartées de l’homme âgé servent de balanciers pour asseoir l’équilibre.

     

    La courbure de la piété

     

    Son buste est presque droit, ce qui montre que le père et le fils ont trouvé ensemble une configuration avantageuse qui apporte stabilité et confort.

    Anchise a la charge de prendre soin des Pénates, qui sont les divinités protectrices du foyer. Elles constituent l’âme de la maison et veillent au destin de la famille. Elles apparaissent au-dessus de la tête d’Énée, pour signifier qu’en portant son père, le prince troyen honore la mémoire de tous les ancêtres.

    La place la plus haute, qui est la place d’honneur, est réservée au grand-père. Les étages inférieurs sont donc occupés par les générations plus récentes. Énée en fait partie. Sa force musculaire, son courage et sa noblesse d’âme font de lui un pilier idéal, au sens physique comme au sens moral.

    Son fils Ascagne représente la génération la plus récente. Ascagne marche d’un pas alerte à côté de son père et porte le feu sacré. Son corps, légèrement incurvé, est penché vers l’avant, pour montrer qu’il participe à la synergie de l’ensemble.

     

    La courbure de la piété

     

    Le lien intergénérationnel est là, entre le feu sacré porté par le petit-fils et la statue des Pénates tenue par le grand-père. Le chemin qui relie ces deux symboles du sacré présente une courbure hélicoïdale : de haut en bas, il part de l’effigie des divinités, passe par l’avant-bras gauche d’Anchise, descend vers le genou gauche de celui-ci, puis vers son talon gauche, avant de retrouver la flamme de la pérennité de la famille. À mi-parcours, se trouve donc le genou gauche d’Anchise, que tient la main droite d’Énée. C’est la poigne du prince troyen qui assure la continuité entre la mission du grand-père et celle du petit-fils.

    Ici encore, le chemin hélicoïdal est étiré dans le sens de la hauteur pour accentuer l’élégance de l’ensemble.

    Le Cavaliere Bernini a construit, avant la lettre, une « pyramide des âges » pour montrer la valeur inestimable du lien intergénérationnel. La pyramide des âges des sociologues provient de la superposition de strates horizontales. Celle du Cavaliere Bernini se forme à partir de trois élans qui s’apprivoisent mutuellement dans le sens de la hauteur.

    La sculpture réalisée par le Cavaliere Bernini pour célébrer la piété d’Énée soulève immanquablement les questions suivantes :

    Jusqu’à quand faudra-t-il porter ?

    Jusqu’où ? Jusque dans quelle terre ? Jusqu’à quelle limite ?

    Est-il possible de rivaliser avec le Cavaliere Bernini sur le thème de la piété d’Énée ?

    Le sculpteur toscan Francesco Baratta, un des élèves du maître, a répondu par l’affirmative.

    Au printemps dernier, le Zeph, qui était en route pour la Grèce, a fait escale à Genova, où se trouve la sculpture de Francesco Baratta. Elle est exposée sur la Piazza Bandiera, qui était très souvent un point d’attraction de l’itinéraire de nos balades urbaines.

     

    La courbure de la piété

     

    La passeggiata la plus fréquente longeait les quais du Porto Antico depuis l’Acquario jusqu’au Museo del Mare. Arrivé à hauteur de la bouche de métro Darsena, on bifurquait à droite pour entrer dans le centro storico par la Porta di Vacca. Une courte montée menait à la Basilica della Santissima Annunziata del Vastato. Derrière le somptueux édifice religieux, se trouve la Piazza Bandiera.

    Le maître semble insurpassable dans l’utilisation de l’élan vertical. Alors le disciple met tout son talent à montrer les poussées transversales.

    Le Cavaliere Bernini caresse le rêve de l’équilibre. Alors Francesco Baratta expose sans ménagement la triste réalité des déséquilibres à affronter.

    Sous le poids de son père, le corps d’Énée subit une flexion. Peut-on réellement parler de courbure ?

     

    La courbure de la piété

     

    On parlerait plutôt de cassure, surtout au niveau de la ceinture. Les deux genoux sont davantage pliés. Le cou et la tête sont fortement inclinés sur l’épaule droite.

    Quant à Anchise, il peine à obtenir une position d’équilibre. Il crapahute sur le dos de son fils.

     

    La courbure de la piété

     

    Les pieds glissent sur les points d’appui, qui sont traîtres. L’homme âgé est obligé de contrecarrer la glissade en se cramponnant au casque du fils avec la main droite. Il difficile de parler de courbure avec les jambes, car elles ont le profil des lignes brisées. Il en est de même du bras droit. Le dos du vieillard aurait une courbure, celle de l’effort qui n’a pas encore abouti.

    Le maître excelle dans l’idéalisation. Le disciple décrit sans ambages une situation de crise, qui montre la difficulté inéluctable, nourrit l’appréhension lancinante et fait pressentir la cruelle impossibilité.

    La tête d’Anchise est penchée vers l’avant, par-dessus l’épaule gauche d’Énée, pour servir de contrepoids à tout le reste du corps qui est resté derrière. Courbure tragique, qui refuse de signifier l’impuissance.

    Où est la grâce dans tout cela ? Nulle part.

    L’œuvre de Francesco Baratta ne cherche pas à séduire par des courbures de rêve. Elle cherche à émouvoir par leur rareté extrême.

    Et Ascagne, comment vit-il la situation ?

    Sa jambe droite et son bras gauche décrivent deux arcs parallèles, qui présentent une courbure pleine de grâce. Le mouvement de ses jambes ferait même penser à un pas de danse. Il est le seul à lever les yeux. Que cherche son regard confiant et joyeux ?

     

    La courbure de la piété

     

    Il cherche le point de jonction de trois mains : sa main gauche rejoint la main droite d’Énée et la main gauche d’Anchise pour empêcher la statue des Pénates de tomber à terre. Très belle convergence, qui illustre le devoir de piété de chaque mortel à l’égard de la transcendance.

    Très belle configuration aussi pour signifier que les trois fugitifs unissent leurs efforts pour survivre ensemble.

    Ici, à sa manière, Francesco Baratta construit la pyramide des âges. Le sommet de la pyramide est donné par la statue des Pénates. Chaque bras tendu forme une arête.

    Mais contrairement à la pyramide des âges du maître, celle du disciple est renversée à cause des difficultés pour obtenir l’équilibre.

    Le poème de Virgile servait de fondement au travail du Cavaliere Bernini et de Francesco Baratta.

    Cependant, avant le texte latin, un écrit du Croissant Fertile a déjà parlé de la piété filiale, de sa nécessité et de ses modalités. Au départ, cette parole, qui a force de commandement, a été écrite avec des lettres de feu. On la trouve dans le livre de l’Exode, au chapitre XX. La voici :

    כַּבֵּד אֶת־אָבִיךָ וְאֶת־אִמֶּךָ לְמַעַן יַאֲרִכוּן יָמֶיךָ עַל הָאֲדָמָה אֲשֶׁר־יְהוָה אֱלֹהֶיךָ נֹתֵן לָֽךְ׃ ס

    Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur le sol que Jéhovah ton Dieu te donne.

    Exode, chapitre XX, verset 12

    Ce commandement fait partie du Décalogue, qui est la première constitution, promulguée au mont Sinaï.

    Le terme hébreu rendu en français par le verbe « honorer » est כַּבֵּד, dont la racine évoque l’effet d’une chose pesante. Autrement dit, le devoir filial s’exprime par des efforts qui courbent un corps respectueux, reconnaissant et dévoué. Par son étymologie, l’honneur rendu aux parents par piété filiale est intrinsèquement lié à une courbure.

    De façon explicite, l’hébreu précise que la piété filiale est destinée à honorer les deux parents, et pas seulement le père. L’équilibre et la complétude du commandement sont portés par la conjonction וְאֶת, qui relie le père et la mère.

    Or, la sculpture réalisée par le Cavaliere Bernini et exposée dans la Galleria Borghese à Rome, ainsi que celle réalisée par Francesco Baratta et exposée sur la Piazza Bandiera à Genova sont des compositions dépourvues de toute allusion à l’univers féminin. Est-il possible de concevoir une sculpture célébrant la piété d’Énée en prenant en compte l’esprit d’équité recommandé par la parole hébraïque ?

    Un homme a relevé le défi. Il s’appelle Pierre Lepautre. Son œuvre est exposée au Musée du Louvre.

     

    La courbure de la piété

     

    Le sculpteur français montre Énée qui prend appui sur la jambe gauche pour porter sur le même côté son père. La hanche gauche du fils tente d’offrir un appui aux deux jambes jointes du père. L’épaule gauche d’Énée retient le torse paternel. L’effort fait que la jambe droite d’Énée suit un arc de cercle, qui mène jusqu’à la tête. La courbure de ce chemin est similaire à celle du corps paternel. La similitude des deux courbures indique qu’une même volonté anime les deux hommes : il s’agit de survivre à tout prix à la chute de Troie. Mais les deux visages ne regardent pas dans la même direction. Énée tourne son regard vers le bas : sans doute veut-il savoir où il met ses pieds. Quant à son père, il lève les yeux au ciel, comme pour interroger l’Olympe.

    De face, l’œuvre de Pierre Lepautre ne montre que deux personnages. L’artiste a-t-il délibérément oublié Ascagne, le fils d’Énée ?

    Pas du tout ! Même de face, l’on aperçoit Ascagne, ou plutôt un bout de son anatomie. En effet, pendant que le bras gauche d’Anchise serre très fort contre la poitrine une statue d’Athéna, le bras droit passe par-dessus l’épaule gauche d’Énée, et dans le dos de celui-ci, la main droite d’Anchise tient une autre main : c’est la main d’Ascagne, le petit-fils !

    Que fait donc Ascagne derrière son père et son grand-père ?

     

    La courbure de la piété

     

    Il regarde en arrière. Son corps effectue une torsion parce qu’il ne suit ni la courbure, ni l’élan de ses aînés.

    Ses jambes donnent l’impression qu’il obéit à la volonté de son père. Mais son épaule droite est engagée dans une rotation qui ramène le haut du corps dans la direction opposée.

     

    La courbure de la piété

     

    Ses yeux cherchent l’image de sa mère qui est disparue pendant la fuite.

    Son bras gauche n’a pas encore eu pleinement le temps de participer au mouvement rétrograde. Mais le grand-père, qui tient ce bras, y décèle peut-être le désarroi et la résistance. Et l’homme âgé lève les yeux au ciel, sans doute à cause de la découverte de la tragédie silencieuse qui a lieu dans le dos d’Énée.

    En effet, dans les premiers instants de la fuite, Ascagne avait bien sa mère à ses côtés, comme le montre le décor de cette amphore grecque, découverte en Étrurie et conservée au Staatliche Antikensammlungen de Munich :

     

    La courbure de la piété

     

    Au début, ils n’étaient donc pas trois dans le groupe de migrants, mais quatre ! Et il y a eu une disparue en cours de route, pendant la périlleuse marche de la survie.

    Certes, la peinture a les ressources spatiales pour représenter la distance qui sépare. La sculpture ne dispose pas toujours de ces moyens scéniques. C’est pourquoi la trouvaille de Pierre Lepautre n’en est que plus géniale.

    La torsion créée par le ciseau de l’artiste français est une courbure contrariée : elle dit le manque et le tourment.

    Comme Pierre Lepautre a raison de montrer que le jeune Ascagne n’a pas oublié sa mère ! En plaçant le petit-fils, non pas sur le côté, mais à l’arrière, le sculpteur français évoque astucieusement l’élément féminin et tend vers l’équité souhaitée par le texte hébraïque.

    Y a-t-il une pyramide des âges avec Pierre Lepautre ? Apparemment non. Mais le sculpteur français montre une continuité anatomique entre les trois générations, qui est absente dans les deux œuvres exposées en Italie.

    À la Galleria Borghese, le bras gauche d’Anchise est occupé par la statue des Pénates pendant que le bras droit s’appuie sur l’épaule droite d’Énée. Quant au prince troyen, ses deux bras retiennent la cuisse gauche d’Anchise. Donc, ni Anchise, ni Énée ne font un geste en direction du corps d’Ascagne.

    Sur la Piazza Bandiera, le bras droit d’Anchise prend appui sur le casque du fils pendant que le bras gauche essaie de retenir la statue des Pénates. Mêmes soucis pour Énée, dont le bras gauche bloque le corps du père pendant que le bras droit empêche la statue des Pénates de tomber. Ici encore, ni le corps d’Anchise, ni celui d’Énée ne proposent un geste en direction d’Ascagne. C’est la statue des Pénates qui est le prétexte pour que les corps d’Anchise et d’Énée entrent en contact avec celui d’Ascagne. Mais ce contact n’est pas direct. Il se fait par médiation.

    En revanche, au Louvre, c’est la main droite d’Anchise qui tient le poignet gauche d’Ascagne. Il y a clairement continuité anatomique entre Ascagne et son grand-père. Par l’épaule droite d’Anchise, qui repose sur l’épaule gauche d’Énée, il y encore continuité anatomique entre Ascagne et son père.

    Comme Piere Lepautre a raison de montrer que la piété est un sentiment qui rend nécessaire le contact épidermique, et que le lien intergénérationnel requiert une continuité anatomique !

    À la Galleria Borghese de Rome, l’œuvre du Cavaliere Bernini est une vision triomphante de la fuite d’Énée. Sur la Piazza Bandiera de Genova, le travail de Francesco Baratta utilise l’intensité dramatique en exhibant les nombreux problèmes d’équilibre physique. Au Louvre, la sculpture de Pierre Lepautre donne à la scène représentée des accents pathétiques en montrant que l’équilibre n’est pas seulement physique, mais surtout émotionnel. Avec l’artiste français, la courbure de la piété porte la mélancolie.

    La courbure de la piété est la courbure de l’effort affectueux. C’est la courbure de la sollicitude quand le parent bien-aimé est encore là. Et c’est la courbure de la mémoire et de la nostalgie quand l’être chéri est disparu.

    Pin It

  • Commentaires

    1
    Mardi 17 Septembre 2019 à 12:23

    Nous arrivons au cap Corse. Ce fut long, mais nous n’avons pas manqué un seul billet . Ce dernier demande à être lu et relu, aussi mon « commandante » m’a-t-il promis de me faire une impression (couleur ) de vos plus beaux articles à tous les 2. Et reliés s’il vous plait ! Et pourquoi pas des dédicaces ?

      • Vendredi 22 Novembre 2019 à 00:45

        Le Hanabi aime la nuance, le détail, le développement argumenté.

        Sa soif de savoir l'honore.

        RP

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :