Ils étaient trois amis, qui étaient partis au loin pour jouer à la guerre, et qui, maintenant, rentraient chez eux, parce que le jeu de la guerre était fini.

La route du retour passait par une presqu’île qui était comme une main, mais avec seulement trois doigts, qui étaient dirigés vers le Sud.

L’extrémité du doigt le plus à l’Est était le cap Maléas.

Celle le plus à l’Ouest était le cap Akritas.

Celle du milieu était le cap Tainaro.

Les trois amis devaient contourner la presqu’île par le Sud, dans le sens des aiguilles d’une montre. Ils devaient donc passer, dans l’ordre, le cap Maléas, puis le cap Tainaro, et enfin le cap Akritas.

Sur les trois marins et chefs de guerre, un seul a réussi à franchir successivement les trois caps et à rentrer chez lui, sans encombre. L’arc de cercle que suivait sa route avait la courbure de l’efficacité.

Quant aux deux autres, ils ont été déviés de leur route par des éléments en furie : l’un a mis huit ans pour parvenir à destination, tandis que l’autre a dû errer dix ans en mer. Pourquoi la courbure de l’efficacité a-telle échappé à la route de ces deux « infortunés » ?

 

 

La dislocation du groupe des trois a eu lieu en arrivant devant le cap Maléas.

Le plus chanceux des trois était Nestor, roi de Pylos.

Celui qui a mis huit ans pour rentrer chez lui était Ménélas, roi de Sparte.

Quant à celui qui a battu les records d’errance, c’était Ulysse, roi d’Ithaque.

Tous les trois avaient la même connaissance de la topographie et la même expérience de la mer. Alors pourquoi seul Nestor a-t-il bénéficié de la courbure de l’efficacité ?

Le musée installé dans l’enceinte de la Citadelle de Pylos rend hommage à son illustre roi en citant le texte homérique. La scénographie des murs du musée rappelle que Nestor a fait don de quatre-vingt-dix navires à la coalition grecque.

 

 

En effet, on peut lire au chant II de l’Iliade, dans le catalogue des vaisseaux :

τῶν αὖθ᾽ ἡγεμόνευε Γερήνιος ἱππότα Νέστωρ

τῷ δ᾽ ἐνενήκοντα γλαφυραὶ νέες ἐστιχόωντο.

Ὁμήρου Ἰλιὰς Β

 

« Tous ces guerriers sont conduits par le chevalier Nestor, de Gérénie,

qui commande quatre-vingt-dix navires profonds. »

Iliade, chant II, vers 601, 602

 

Généreux coup de main de Nestor en faveur de l’ami Ménélas, dont l’épouse vient de partir au bras d’un prince troyen.

 

 

Mais le récit d’Homère commence par une brouille à l’intérieur du camp grec, entre deux egos monstrueux : entre Agamemnon, le général en chef de la coalition, et Achille, le guerrier le plus valeureux de toute la Grèce.

Motif de la querelle : le partage du butin de guerre.

Conséquence immédiate : le guerrier le plus vaillant retire sa contribution militaire.

Conséquence à court, moyen et long terme : les Troyens prennent le dessus et menacent de chasser les Grecs hors du rivage.

C’est dans ce contexte que Nestor entre en scène, dès le premier chapitre de l’Iliade. Il conseille aux deux frères ennemis de se réconcilier.

Mais celui qui est le guerrier grec plus redoutable et celui qui se considère comme le Rois des rois continuent à s’invectiver, à se haïr et à se cramponner à leur fierté, pour le grand malheur du camp grec.

Finalement, c’est Agamemnon qui cède.

Vite, Nestor saute sur l’occasion et propose qu’une ambassade soit envoyée auprès d’Achille pour apporter à ce dernier les cadeaux d’Agamemnon. Les ambassadeurs sont Ulysse, roi d’Ithaque, Ajax, roi de Salamine et Phénix, le professeur de musique d’Achille.

Le peintre français Jean-Auguste-Dominique Ingres a illustré la scène de l’arrivée des ambassadeurs. Ulysse est vêtu de rouge. Ajax, qui n’est vu que de dos, a sur l’épaule une étoffe jaune ocre. Phénix, le musicien aveugle, se trouve entre Ulysse et Ajax.

 

 

 Achille tient une lyre dans la main gauche. Son cousin Patrocle semble perturbé par l’ambassade.

Grâce à la vigilance et à la diligence de Nestor, Agamemnon et Achille finissent par se réconcilier.

Le texte d’Homère utilise pour Nestor l’épithète « ἱπποδάμοιο », qui évoque le talent d’un dompteur de chevaux. En effet, on peut lire ceci au sujet de Télémaque, qui espère avoir des nouvelles d’Ulysse, son père, en interrogeant Nestor, qui est déjà revenu à Pylos :

Ἀλλ᾽ ἄγε νῦν ἰθὺς κίε Νέστορος ἱπποδάμοιο·

εἴδομεν ἥν τινα μῆτιν ἐνὶ στήθεσσι κέκευθε.

Ὁμήρου Ὀδύσσεια, Ραψωδία Γ

 

« Rendons-nous donc près de Nestor, près de ce héros habile à dompter les coursiers,

et sachons quelle pensée il renferme en son sein. »

Odyssée, chant III, vers 17, 18

 

Le texte d’Homère parle d’une autre qualité de Nestor : celle de trouver la courbure adéquate pour le discours persuasif.

En effet, on peut lire dans l’Iliade, au chant IV :

ἔνθ᾽ ὅ γε Νέστορ᾽ ἔτετμε λιγὺν Πυλίων ἀγορητὴν

οὓς ἑτάρους στέλλοντα καὶ ὀτρύνοντα μάχεσθαι

Ὁμήρου Ἰλιὰς, Ραψωδία Δ

 

« Il [Agamemnon] rencontre Nestor, orateur harmonieux de Pylos,

qui formait les rangs de ses compagnons et les excitait à la guerre. »

Iliade, chant IV, vers 293, 294

 

Quand l’art équestre se prolonge dans l’art oratoire, la manière de dresser inspire celle de redresser, et le savoir-faire pour calmer la fougue guide celui qui tempère les esprits colériques.

Achille retourne sur le champ de bataille. Le fracas des armes est en faveur des Grecs, au grand désespoir des Troyens.

Pylos, reconnaissante, honore la mémoire de son roi plein de sagesse. On trouve le nom du monarque dans le port, à la poupe du bateau ou sur les bouées de sauvetage.

 

 

Sur une vedette, le label Nestor est signe de qualité et de professionnalisme. Dès l’instant où le visiteur franchit la passerelle, il se retrouve face à la proclamation du nom royal. Celui-ci promet des virages sans danger à la sortie et à l’entrée du port, des courbures qui charment l’esprit sans malmener le corps.

Quant au sceau qui accompagne la courbure circulaire des bouées, il garantit la fiabilité de la flottaison et la rapidité des secours.

 

 

Mêmes les tâches les plus serviles, comme la voirie et l’hygiène, reçoivent leur part de l’aura du nom royal, car il s’accorde à merveille avec ce qui a trait à la solidarité et au dévouement. Au petit matin, quand la fraîcheur enveloppe encore le sommeil des couche-tard, le balai municipal est déjà à l’œuvre et la courbure de ses trajectoires ramène la propreté et l’élégance sur l’espace du port, comme si c’était le parvis du palais de Nestor.

Le souvenir du nom royal sait s’affranchir de l’espace ludique du port et de son savoir-faire pour investir les sphères de l’intellect et du savoir. En effet, dans les milieux scientifiques du XXIè siècle, la personne la plus ancienne et la plus expérimentée obtient le grade honorifique de « Nestor » auprès de ses collègues.

Le cumul des années n’est pas une garantie de sagesse, loin de là ! Les cheveux blancs ne disent pas le contenu du temps écoulé : ils ne sont qu’un marqueur colorimétrique, indépendant de la vacuité ou de plénitude de l’existence.

Aux jeux funéraires de Patrocle, Achille offre à Nestor un prix spécial, non pas pour honorer le grand âge de celui-ci, mais la productivité qui a toujours accompagné cette longévité.

 

 

Le chant XXIII de l’Iliade dit que Nestor a reçu le prix de la « sagesse ».

La « sagesse », qui fructifie et orne l’existence, c’est l’envergure et la profondeur du savoir.

Jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au dénouement de la guerre à Troie, Nestor a fait preuve de sagesse, en préservant l’harmonie qui doit exister entre l’être mortel et le cosmos.

Poussés à la déraison par l’euphorie de la victoire, les Grecs ont pillé Troie en commettant des actes d’impiété.

 

 

Les divinités en étaient extrêmement courroucées et ont voulu donner une leçon à tous ceux qui repartaient chez eux, ivres du butin troyen. Tous, sauf un. Celui qui faisait exception s’appelait Nestor : il n’a pas participé au pillage.

Son ami Ménélas est reparti de Troie avec quatre cents kilos d’or, en lingots.

 

 

On imagine aisément la courbure des cales de la flotte de Ménélas. Devant le cap Maléas, le vent et la houle du Sud ont provoqué une inversion de la courbure de la trajectoire initialement prévue. Au lieu d’aller vers l’Ouest, puis vers le Nord, Ménélas a été poussé vers l’Est, puis vers le Sud, et s’est finalement retrouvé en Crète, bien, bien loin du Péloponnèse et de sa Sparte chérie, qu’il ne retrouverait que huit ans après.

 

 

Au sujet de l’inversion de la courbure infligée à Ménélas par Zeus en personne, Nestor rapporte ceci :

Ἀλλ᾽ ὅτε δὴ καὶ κεῖνος ἰὼν ἐπὶ οἴνοπα πόντον

ἐν νηυσὶ γλαφυρῇσι Μαλειάων ὄρος αἰπὺ

ἷξε θέων, τότε δὴ στυγερὴν ὁδὸν εὐρύοπα Ζεὺς

ἐφράσατο, λιγέων δ᾽ ἀνέμων ἐπ᾽ ἀυτμένα χεῦε,

κύματά τε τροφέοντο πελώρια, ἶσα ὄρεσσιν. 290

Ἔνθα διατμήξας τὰς μὲν Κρήτῃ ἐπέλασσεν,

ἧχι Κύδωνες ἔναιον Ἰαρδάνου ἀμφὶ ῥέεθρα.

Ὁμήρου Ὀδύσσεια, Ραψωδία Γ

 

« Mais lorsque voguant sur la mer obscure,

dans ses creux navires, il eut atteint le mont élevé des Maléens,

alors Zeus à la voix retentissante résolut de lui rendre son voyage triste et malheureux.

Aussitôt il suscite des vents impétueux qui soulèvent

des vagues immenses semblables à des montagnes ;

puis il disperse les vaisseaux de Ménélas et en envoie une partie vers la Crète

où habitent les Cydoniens, sur les rives du Jardanus. »

Odyssée, chant III, vers 286 à 292

 

 

Quant à l’autre ami, Ulysse, si redoutable par ses ruses mais aussi par sa soif de richesses, il a emporté de Troie autant de lingots d’or que Ménélas, sinon plus. Devant le cap Maléas aussi, des éléments en furie, en provenance du Nord, ont considérablement modifié la courbure de la trajectoire initiale : le rayon de courbure a grossi, grossi, grossi, pendant neuf jours consécutifs, et finalement le roi d’Ithaque s’est échoué sur le rivage de l’actuelle Tunisie. Il faudra encore dix ans pour qu’Ulysse retrouve son île natale.

 

 

Dans l’Odyssée, au chant IX, Ulysse évoque l’aggravation de la courbure de sa trajectoire du retour :

Καί νύ κεν ἀσκηθὴς ἱκόμην ἐς πατρίδα γαῖαν·

ἀλλά με κῦμα ῥόος τε περιγνάμπτοντα Μάλειαν

καὶ Βορέης ἀπέωσε, παρέπλαγξεν δὲ Κυθήρων.

Ὁμήρου Ὀδύσσεια, Ραψωδία Θ

 

« J'espérais enfin arriver heureusement dans ma patrie,

lorsqu'on doublant le cap Malée je me vois entouré par les rapides courants

et par le violent Borée qui me repoussent loin de Cythère. »

Odyssée, chant IX, vers 79 à 81

 

 

Les divinités ont donné à Nestor la courbure du salut. Elle était la récompense à la piété du roi de Pylos.

Courbure de la propreté morale, de la légèreté des cales, de la rapidité du trajet. Et la rapidité en mer, devant les trois caps : Maléas, Tainaro et Akritas, c’est la sécurité du voyage et le confort d’un chez soi vite retrouvé.

De son trajet du retour, Nestor a donné un récit limpide :

ἵστασαν· αὐτάρ ἐγώ γε Πύλονδ᾽ ἔχον, οὐδέ ποτ᾽ ἔσβη

οὖρος, ἐπεὶ δὴ πρῶτα θεὸς προέηκεν ἀῆναι.

Ὁμήρου Ὀδύσσεια, Ραψωδία Γ

 

« Pour moi, je me dirigeai droit vers Pylos, et le vent favorable

ne faiblit pas ; car un dieu l'avait fait souffler dès le départ. »

Odyssée, chant III, vers 182, 183

 

Un trajet sans heurt, sans accroc, sans mauvaise surprise.

Une courbure saine, paisible et efficace pour contourner les trois caps jusqu’à Pylos.

 

 

Avant de retrouver le Zeph à Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ, le Nirvana a suivi la route de Nestor, en doublant successivement les caps Maléas, Tainaro et Akritas pour arriver à Pylos.

 

 

Les accidents, de la route ou de la vie, font les choux gras des journaux de faits divers. C’est pourquoi les mésaventures d’Ulysse connaissent, avant la lettre, le succès médiatique. La courbure de l’efficacité, octroyée à Nestor par les divinités, aurait mérité plus de considération.