• L'attente de l'aveugle

    Il n’a pas de chance : depuis qu’il est sorti du ventre de sa mère, il n’a jamais vu la lumière du soleil. De la source que les autres appellent « l’astre diurne », il ne capte que la chaleur. Il n’a aucune idée de ce qu’est le clair de lune. Il ne sait pas ce que veut dire le bleu de la mer, ni le rouge du sang, ni le blanc du lys.

    Privé de la vue, que peut-il faire pour gagner sa vie ? Rien du tout.

    Comme ses parents ne sont pas des gens aisés, il obtient sa pitance grâce à ce que les autres veulent bien lui donner. Alors, il y a des jours où il mange à sa faim. Et d’autres jours, non.

    Dans l’immédiat, matin et soir, il attend que son écuelle se remplisse.

    Attend-t-il quelque chose d’autre de la vie ?

    Depuis plusieurs décennies, ses yeux sont voilés par une épaisse obscurité.

    Est-il concevable cette obscurité disparaisse un jour ?

    Attend-t-il le moment où il pourra marcher sans trébucher, sans avoir besoin des yeux de quelqu’un d’autre ?

    Dans sa langue maternelle, il entend dire autour de lui, surtout à la première pleine lune du printemps :

    וְאֶת־הַמִּשְׁכָּ֥ן תַּעֲשֶׂ֖ה עֶ֣שֶׂר יְרִיעֹ֑ת שֵׁ֣שׁ מָשְׁזָ֗ר וּתְכֵ֤לֶת וְאַרְגָּמָן֙ וְתֹלַ֣עַת שָׁנִ֔י כְּרֻבִ֛ים מַעֲשֵׂ֥ה חֹשֵׁ֖ב תַּעֲשֶׂ֥ה אֹתָֽם

    שְׁמוֹת כו : א

     

    Pour la demeure, tu feras dix tentures de lin tors, de pourpre violette, de pourpre rouge, d’écarlate de cochenille, tu feras des chérubins artistement travaillés.

    Exode. Chapitre 26. Verset 1

     

    Ces mots concernent la Sortie d’Égypte, que ses ancêtres ont vécue quinze siècles auparavant. Il s’agit d’une instruction qui précise les modalités pour représenter au sein du peuple fraîchement libéré la présence de son Libérateur. La « demeure » nommée est donc une demeure sacrée, qui préfigure le Temple qui sera élevé à Jérusalem.

    L’aveugle-né connaît bien ce texte, car il lui a été lu maintes et maintes fois, à voix haute. Mais l’homme malchanceux n’a jamais vu le dessin des lettres, et pour cause. Il entend les exigences du sacré en matière de couleur : la prescription parle clairement de pourpre violette ( תְכֵ֤לֶת ) et de pourpre rouge ( אַרְגָּמָן֙ ).

    L’aveugle de naissance n’a jamais vu de pourpre. Comment pourrait-il se représenter une pourpre violette (ou rouge) ? Comment apprécier la nuance supplémentaire quand on a aucune idée de ce qu’est la tonalité commune ?

    La richesse du langage échappe à celui qui est privé de la vue depuis qu’il est né.

    Est-il permis de ne pas se sentir concerné par ce drame personnel ? Nombreux sont ceux qui passent par là sans que leur conscience en soit troublée.

    De toutes façons, personne ne peut faire disparaître l’infirmité profonde et chronique.

    Raisonnablement, l’aveugle-né n’attend aucune amélioration sur le plan médical.

    Il attend seulement un peu plus de miséricorde et de bonté.

    Et la gentillesse ou la méchanceté s’entendent dans les pas qui s’approchent. La rudesse ou la bienveillance d’une démarche s’annoncent dans les déplacements de l’air.

    Un jour, l’infirme de toujours perçoit le bruissement d’une conversation, dont il semble être le centre d’intérêt. Il a l’impression qu’un groupe d’hommes est en train de parler de lui. Au bruit de leurs pas, ils sont peut-être une douzaine, voire plus. L’un d’eux semble avoir de l’autorité sur les autres. L’échange de paroles est animé.

    La captation par l’ouïe et les événements qui suivent sont relatés dans ce texte grec :

    9:1 καὶ παράγων εἶδεν ἄνθρωπον τυφλὸν ἐκ γενετῆς

    9:2 καὶ ἠρώτησαν αὐτὸν οἱ μαθηταὶ αὐτοῦ λέγοντες ῥαββί τίς ἥμαρτεν οὗτος ἢ οἱ γονεῖς αὐτοῦ ἵνα τυφλὸς γεννηθῇ

    9:3 ἀπεκρίθη Ἰησοῦς οὔτε οὗτος ἥμαρτεν οὔτε οἱ γονεῖς αὐτοῦ ἀλλ᾽ ἵνα φανερωθῇ τὰ ἔργα τοῦ θεοῦ ἐν αὐτῷ

    9:4 ἐμὲ δεῖ ἐργάζεσθαι τὰ ἔργα τοῦ πέμψαντός με ἕως ἡμέρα ἐστίν· ἔρχεται νὺξ ὅτε οὐδεὶς δύναται ἐργάζεσθαι

    9:5 ὅταν ἐν τῷ κόσμῳ ὦ φῶς εἰμι τοῦ κόσμου

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΙΩΑΝΝΗΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. θ’. Στίχοι α’ – ε

     

    1 Sur le chemin, Jésus voit un homme qui est aveugle depuis sa naissance.

    2 Les disciples de Jésus demandent : « Maître, cet homme est aveugle depuis sa naissance. Donc, qui a péché, lui ou ses parents ? »

    3 Jésus répond : « Ni lui ni ses parents. Mais puisqu'il est aveugle, on va reconnaître clairement que Dieu agit pour lui.

    4 Pendant le jour, nous devons accomplir le travail de Celui qui m'a envoyé. La nuit arrive, et personne ne pourra travailler.

    5 Pendant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. »

    Bonne Nouvelle selon Jean. Chapitre 9. Versets 1 à 5

     

    L’infirmité soulève la question de la causalité, de la responsabilité et de la culpabilité.

    Le glissement sémantique traduit un dérapage de la conscience et une dérive du jugement.

    L’Enseignant qui vient de Nazareth écarte la problématique de la faute et met l’accent sur la primauté de l’action réparatrice, qu’il faut mener à bien, « pendant qu’il fait jour », c’est-à-dire tant que les circonstances sont favorables.

    Le Maître se doit d’être vigilant quant aux priorités, parce qu’il sait que le temps de son ministère terrestre est compté.

    Le texte grec détaille ensuite le passage à l’action :

    9:6 ταῦτα εἰπὼν ἔπτυσεν χαμαὶ καὶ ἐποίησεν πηλὸν ἐκ τοῦ πτύσματος καὶ ἐπέχρισεν αὐτοῦ τὸν πηλὸν ἐπὶ τοὺς ὀφθαλμοὺς

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΙΩΑΝΝΗΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. θ’. Στίχος ς

     

    6 Après que Jésus a dit cela, il crache par terre. Avec sa salive, il fait de la boue et il met la boue sur les yeux de l'aveugle.

    Bonne Nouvelle selon Jean. Chapitre 9. Verset 6

     

    L'attente de l'aveugle

     

    La guérison est le don d’une nouvelle vie. Le geste qui guérit est celui d’une nouvelle création, qui rappelle celle qui a fait émerger le premier homme du substrat de la terre.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Au jardin d’Éden, c’était la poussière du sol qui était destinée à recevoir le souffle de vie. À présent, c’est l’argile qui recrée la faculté visuelle.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Pour que le remède soit pleinement efficace, l’application de l’argile doit être complétée par un geste qui sort le malade de sa passivité. Le texte grec décrit quelle est la contribution à fournir par ce dernier :

    9:7 καὶ εἶπεν αὐτῷ ὕπαγε νίψαι εἰς τὴν κολυμβήθραν τοῦ Σιλωάμ ὃ ἑρμηνεύεται ἀπεσταλμένος ἀπῆλθεν οὖν καὶ ἐνίψατο καὶ ἦλθεν βλέπων

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΙΩΑΝΝΗΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. θ’. Στίχος ζ

     

    7 Ensuite, il lui dit : « Va te laver dans le bassin d'eau, à Siloam. » Le nom « Siloam » veut dire « Envoyé ». L'aveugle y va et il se lave. Quand il revient, il voit clair.

    Bonne Nouvelle selon Jean. Chapitre 9. Verset 7

     

    L'attente de l'aveugle

     

    La préparation de l’argile a besoin du lavage pour donner la clarté à celui qui a été confiné dans l’obscurité depuis qu’il est né.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    En quoi l’histoire de l’aveugle de naissance concerne-t-elle la navigation du Zeph ?

    La navigation est comme la vie, soumise aux aléas de la fortune. Et l’un de ces aléas peut mener à une impasse, c’est-à-dire une situation sans issue possible ou prévisible, à moins de bénéficier d’une intervention providentielle.

    De quelle cécité a souffert le Zeph ?

    Il ne s’agissait pas d’une cécité généralisée comme dans le cas de l’aveugle-né.

    La cécité qui affectait le Zeph concernait un domaine spécifique, celui du ravitaillement en eau potable. Le Zeph ne voyait pas les bornes d’eau. Ce handicap visuel créait l’inconfort, l’angoisse et la détresse.

    Au sujet de l’infirmité de l’aveugle de naissance, on pourrait enquêter en amont et chercher à déterminer les causes. Mais le débat sur le passé n’intéresse pas l’homme de bien. Celui-ci est venu pour œuvrer au présent. Ses œuvres concourent au bien. Et il faut les réaliser tant que les circonstances sont encore favorables.

    Les conditions sont doublement propices. D’abord, l’aveugle-né se trouve sur la route du Nazaréen. Ensuite, celui-ci peut encore agir librement, pour quelque temps encore.

    Ce double enjeu, à la fois spatial et temporel, qui a pris place dans le cadre du bassin de Siloam, à Jérusalem, se transpose dans la lagune de Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ.

    À Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ, le Nirvana, juste devant lequel s’est positionné le Zeph, a ouvert les yeux de celui-ci pour la borne d’eau. Sans le savoir, nous nous sommes amarrés juste à côté d’elle, mais nous n’avons pas reconnu le dispositif.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Le coup de main et l’accueil du Nirvana nous ont procuré un soulagement considérable. Le Nirvana n’a pas questionné le Zeph sur les raisons de la pénurie d’eau. Le premier a aidé le second à remplir les réservoirs dans la sérénité, tant que la pompe à eau était disponible.

    La cécité du Zeph a donné au Nirvana l’occasion de se montrer secourable, bienveillant et généreux.

    À Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ, la bonté du Nirvana à l’égard du Zeph s’est manifestée au-delà de toute attente. En plus de l’eau douce pour la survie, nous avons eu droit au breuvage de la convivialité, servi en apéro, avec tant de joie et de largesse.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Au cours de cette magnifique soirée, le Nirvana a aussi ouvert les yeux du Zeph sur un univers bien plus fabuleux que celui de la subsistance physique. Avec intelligence et finesse, le Nirvana a introduit le Zeph auprès du Hanabi, et dès les premiers mots de la présentation, une belle osmose a réuni les trois voiliers. Leur amitié, faite d’estime, de partage et de dévouement, a connu l’apothéose à Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Sans l’intervention du Nirvana, le Zeph aurait été comme l’aveugle-né, dont les yeux ont raté tant de beautés dans la vie.

    En effet, à Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ, avant de se rabattre à tribord pour s’amarrer, le Zeph, dans ses hésitations, est passé tout près du Hanabi, qui, à ce moment-là, n’était qu’un bateau quelconque, sans intérêt, voire anonyme.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Le Zeph n’était pas conscient du trésor humain dont ce bateau était l’écrin. Il aurait été très dommageable que cette cécité entache tout le séjour à Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ. C’est le Nirvana qui a mis fin à cette cécité du Zeph.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    À Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ, la proximité topographique du Zeph et du Nirvana était fortuite, providentielle, miraculeuse.

    Grâce au savoir-faire du Nirvana, cette proximité, qui a commencé sur le plan géographique, s’est hissée au deuxième degré en créant un lien affectif.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Le Nirvana n’a pas discouru sur l’éventuelle imprudence qui générait la pénurie d’eau à bord du Zeph. Le Nirvana a réagi positivement avec les ressources de l’instant présent et a miraculeusement affranchi le Zeph de la cécité à plus d’un titre. Le Nirvana a saisi à pleines mains l’occasion favorable pour faire le bien. Le geste extraordinaire du Nirvana était-il guidé par le pressentiment qu’après l’été, les routes maritimes de l’un et de l’autre ne se croiseraient plus ?

     

    L'attente de l'aveugle

     

    L’aveugle-né, qui était aux abords du bassin d'eau à Siloam, ne pouvait pas voir le sourire d’un ami. Pourtant, c’est si bon de lire la bienveillance sur un visage !

    En entrant dans la lagune de Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ, le Zeph était comme dans la cécité, jusqu’à l’amarrage. Peut-être qu’il aurait fini par trouver la borne d’eau salvatrice.

     

    L'attente de l'aveugle

     

    Mais si le Nirvana ne s’était pas manifesté, le Zeph serait resté dans la cécité par rapport aux fabuleux trésors incarnés par le Nirvana et le Hanabi.

    Qu’attendait l’aveugle-né qui se trouvait près du réservoir d'eau à Siloam ? Ce qui était indispensable pour la survie de chaque jour. Mais certainement pas la suppression de l’obscurité qui le confinait pour toujours. Pourtant, un jour, un homme venu de Nazareth a levé ce confinement !

    En entrant dans la lagune de Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ, qu’attendait le Zeph, qui avait toujours du mal à voir les bornes d’eau ? Une perspective rassurante, qui apaiserait la soif et l’angoisse. Mais certainement pas ce qui semblait hors du champ de vision, à savoir le bonheur que procurerait une amitié naissante. Et pourtant, un voilier nommé Nirvana a soudain fait danser devant les yeux grands ouverts du Zeph ce bonheur si intense !

     

    L'attente de l'aveugle

     

    En libérant le Zeph de la cécité, le Nirvana a éloigné le stress hydrique et offert le baume de l’amitié. La surprise dépasse toute attente. Comme la navigation est sublime en de tels moments !

     

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  • Commentaires

    1
    Cricri
    Dimanche 31 Mai 2020 à 02:22
    Merci pour ces bons souvenirs. Bises
      • zephyros2
        Lundi 1er Juin 2020 à 19:24

        Missolonghi a toujours porté chance au Zeph.

        Lors du voyage initiatique, la rencontre avec le Freja était mémorable.

        L'été dernier, c'était le tour du Nirvana et du Hanabi de laisser un sillage impérissable dans la lagune.

        RP

         

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