• L’art du nœud

    Nouer ou dénouer : qu’est-ce qui est plus important, plus difficile ? Qu’est-ce qu’il ne faut pas rater ?

    Nouer pour s’amarrer, dénouer pour s’élancer.

    Nœud réalisé par Pen Azen, avec célérité et soin autour du taquet du ponton, pour souhaiter la bienvenue au Zeph.

     

    L’art du nœud

     

    Geste de courtoisie et d’entraide. Bienveillance d’un résident de longue date envers un novice. Le résident de longue date marquait son territoire avec un barbecue.

    Il arrivait aussi que le nœud qui exprimait la solidarité mettait en lien deux résidents temporaires, l’un et l’autre dans l’attente d’un proche départ. Le Zeph, qui venait d’être déposé sur l’eau par la grue, s’est mis à l’extrémité d’un ponton pour être gréé en vue de la traversée Continent-Corse. Deux êtres très aimables se sont empressés de nous proposer la confection du nœud qui témoignait de leur serviabilité. En plus de la gentillesse de la proposition, il y avait l’élégance du geste. C’était un père et sa fille qui nous ont prêté main forte. La présence d’une silhouette féminine et sa disponibilité donnaient beaucoup de charme au lien de sympathie qui venait de se nouer. Au fil des heures, la sympathie mutuelle entre les deux nefs allait croissant. Il y avait en commun la destination : les deux nefs se préparaient toutes les deux à rejoindre la Corse. Le Zeph était heureux de voir qu’à bord de l’autre bateau, régnait une allégresse très communicative. L’équipage se composait des deux familles qui venaient d’acquérir le bateau et qui étaient toutes contentes de faire leur première traversée en direction de la Corse. Et comment étaient leurs regards en direction du Zeph ? Ils étaient admiratifs devant le savoir-faire du capitaine et du cuisinier. Le nœud qui souhaitait la bienvenue sur le ponton et exprimait la solidarité entre marins était l’émanation d’un bien-être et d’une joie de vivre.

    Est-il nécessaire de parler la même langue pour que le lien de la serviabilité s’enroule autour du taquet du ponton ? Nullement. À Πετρίτη – ΠΕΤΡΙΤΗ, le nœud qui disait l’amabilité en provenance du ponton était réalisé avec promptitude par un couple qui parlait la langue de Goethe, et nullement la langue de Molière. Mais la spontanéité, celle de nos voisins à tribord, n’avait pas besoin de grammaire. La gratitude – la nôtre, non plus. Le Zeph a dit merci avec de l’ouzo. La conversation a quand même pu avoir lieu, grâce à la langue de Shakespeare. Certes, les mots avançaient cahin-caha, mais le souvenir du nœud réalisé pour la sécurité des premiers instants était vivace. Et l’estime mutuelle était franche et débordante.

    La nef à tribord du Zeph s’appelait « Anyway ». Elle semblait murmurer au Zeph : « Anyway we would have helped you ! »

    De toute façon, on t’aurait aidé !

    De toute façon. De n’importe quelle façon, mais ça devait se faire. Immanquablement. On ne pouvait y échapper. Obligation de courtoisie et de solidarité entre hommes de la mer, sous le regard de la bannière des enfants d’Ulysse.

     

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    « Anyway » était immatriculé à Mönchengladbach, à une trentaine de kilomètres de Düsseldorf.

    Si l’existence du nœud est attachée à l’idée de sécurité, c’est parce qu’il signifie la suppression du mouvement indépendant, le remède à l’agitation désordonnée, la transmission de la stabilité en provenance de la terre ferme, par opposition au chaos meurtrier des flots.

    Tout de suite après l’épisode infernal qui l’attendait devant la presqu’île d’Argentario, le Zeph a abondamment fait usage des nœuds qui consolidaient les liens avec la terre ferme.

    Le Zeph, de retour de Rome, venait de passer devant l’île de Giglio quand soudain, une mer en furie s’est levée. Le vent, lui aussi, s’est déchaîné. La grande voile menaçait de s’arracher d’un moment à l’autre. Le Zeph relevait dangereusement son nez et fonçait tout droit vers l’immense falaise qui était devant lui. L’inclinaison de la proue atteignait les 15°, peut-être même les 20° ! Une fin semblable à celle du Titanic nous attendait. Le capitaine raidissait tout son corps pour empêcher que le Zeph ne soit projeté contre la roche. Par bonheur, les divinités ont fini par avoir pitié de nous. Il n’y a eu ni explosion, ni écrasement contre la falaise imperturbable. En revanche, il y a eu paralysie de tous les muscles et frigorification de tout l’organisme.

    Finalement, c’était Santo Stefano qui a offert le répit, le calme, puis la paix. Mais le spectre de l’horreur était coriace.

     

    L’art du nœud

     

    Alors les nœuds ont dû être multiples. Ils ont été doublement, triplement, quadruplement, quintuplement renforcés pour exorciser l’épouvante, guérir de l’effroi, dormir sans cauchemar, et se remettre de l’épuisement. Jamais aucun amarrage n’a été aussi fébrile, laborieux et méticuleux !

    Conscient du rôle salvateur et de la vertu apaisante des nœuds qui transmettent la stabilité de la terre ferme, certains se sont spécialisés dans le service de l’amarrage pour faire fortune.

    Le nœud pour l’amarrage est indubitablement une démonstration d’affabilité. Est-il aussi un témoignage de générosité ? Pas toujours. En tout cas, pas à Circeo. De mémoire de Zeph, jamais aucun nœud pour l’amarrage n’a été réalisé aussi promptement et avec autant de professionnalisme. Le capitaine et l’équipage n’avaient absolument rien à faire. En un clin d’œil, des opérateurs qui avaient surgi du quai ont pris en main le Zeph et l’ont amarré. La prestation était fascinante par l’efficacité déployée, mais aussi par la blancheur immaculée des uniformes qui virevoltaient sur le pont supérieur.

    Seulement, ce nœud pour l’amarrage avait pour mission de dénouer le cordon de la bourse. C’était un nœud outrageusement mercantilisé. Le nœud était diaboliquement calculé, tarifé « senza vergogna ».

    Le nœud pour l’amarrage avait la fonction d’un nœud coulant, dont le but était de transformer le visiteur en proie.

     

    L’art du nœud

     

    À la Marina Cala Galera, même scénario de séduction. La dextérité de la réalisation et le ballet du service d’accueil servaient d’appât. Mais cette fois-là, le Zeph ne se laissait plus apprivoiser.

    Avant la question de la solidité, il y a celle de la faisabilité.

    Le nœud se laisse-t-il modeler ? Est-il docile ? Peut-il n’en faire qu’à sa tête, comme par exemple, s’échapper, voire refuser d’exister ?

    Profitant du tohu-bohu général causé dans un mouillage par une tempête soudaine à Marciana Marina, sur l’île d’Elbe, un nœud épris d’indépendance a disparu en douce, entraînant la perte d’une défense. L’objet appartenait à l’Andersen, piloté par un cousin du capitaine. Le Zeph était le premier à s’échapper de l’épouvantable mêlée, où les coques s’entrechoquaient sans ménagement. Vite, il s’est réfugié vers les quais qui étaient les plus à l’intérieur de l’anse. Puis il a dit à l’Andersen de venir le rejoindre. Dans la panique et l’affolement, l’Andersen a heurté le Zeph à bâbord.

     

    L’art du nœud

     

    Au petit matin, le Zeph a récupéré un pare-battage abandonné. Plus tard, l’Andersen dirait que ce pare-battage faisait partie de son équipement initial.

     Le nœud ne dispense pas de la vigilance, ni de la précision dans les manœuvres d’approche.

    Est-il imaginable que le comportement du nœud soit cause d’insécurité et de nuisance ?

    La réponse est donnée par un incident survenu lors du deuxième séjour romain. Le Zeph devait s’amarrer temporairement à l’un des quais juste à l’entrée du port d’Ostie. Le voilà, le Zeph à Ostie, avec tous ses pare-battages.

     

    L’art du nœud

     

    Sur cette image bien sage en apparence, tout était à sa place, rien ne manquait à l’appel, rien ne donnait du fil à retordre au capitaine. Hélas, la situation était autre, c’est-à-dire bien épineuse, juste après l’entrée dans le port d’Ostie, et continuait à l’être au moment où la photo a été prise. En effet, le mousse, qui avait la charge de protéger le flanc droit au moment de l’amarrage a laissé s’échapper une défense. Chute anodine ? Peut-être, pour l’objet tombé dans l’eau du port. Mais nullement pour le capitaine, qui a heurté violemment un obstacle sur le pont, à cause de la hâte avec laquelle il voulait repêcher le pare-battage enfui. Conséquence du nœud défait par maladresse ou par étourderie : une voûte plantaire meurtrie, un pied enflé et endolori, une première nuit cauchemardesque, un séjour à Ostie fortement compromis.

     

    L’art du nœud

     

    Par bonheur, le retour de l’optimisme, qui accompagnait celui du sommeil, s’alliait avec les remèdes du pharmacien pour redonner la mobilité et la souplesse au pied blessé. L’exercice du vélo, d’abord tenté dans l’enceinte du parc près de la plage, était une façon de faire de la rééducation.

     

    L’art du nœud

     

    Puis quand il s’est ensuite élargi vers les berges du Tibre, jusqu’au Château Saint-Ange, c’était une manière de se persuader que l’on était définitivement sorti du tunnel où un nœud défaillant nous avait plongé.

    Il y a inquiétude et péril quand le nœud est en fugue. L’échappée belle pourrait être encore plus désastreuse.

    Essai de spi à la sortie du chenal de Port Napoléon. Plus pour l’esthétique que pour l’efficacité de la propulsion. Deux des trois sommets du triangle sont déjà attachés : celui du haut et celui de l’avant. C’est alors qu’Éole est venu chahuter le Zeph. Subitement, la fixation du dernier nœud n’est plus une affaire de routine et se révèle hautement acrobatique.

    Devenu incontrôlable et indomptable, le nœud indiscipliné a décidé de se soustraire à la volonté du capitaine et a réussi à prendre la poudre d’escampette. Explosion en vol. Ce n’est pas le nœud indépendant et rebelle qui a explosé. Par contre, la main qui a voulu le retenir a été lacérée sans pitié.

     

    L’art du nœud

     

    Empreinte douloureuse, ô combien ! Frayeur et péril, qui ont assombri la route depuis la Camargue jusqu’à Bastia.

    Se peut-il qu’un nœud ne puisse être qu’éphémère ?

    Dans quelles conditions son sort accède-t-il à la pérennité ?

    Entre Ariane et Thésée, le nœud était extensible. Il avait deux extrémités, une que tenait la princesse crétoise, l’autre que tenait le prince athénien. Nœud pour exprimer l’hospitalité, l’entraide, la séduction. Nœud au service de la stratégie et du triomphe. Désormais, Athènes n’avait plus à payer son tribut de chair humaine.

    Dans le labyrinthe, le nœud avait de la longueur, mais deux mains le tenaient fermement aux deux extrémités. Et s’il arrivait qu’il subissait des vibrations, c’était l’expression de la confiance qui se propageait dans les deux sens. Nœud en faveur d’une alliance, nœud pour une victoire à deux.

    Vainqueur du Minotaure, Thésée, accompagné d’Ariane, a quitté la Crète et retournait à Athènes.

    Solide et résistant, le nœud terrestre avait tenu sur toute la longueur du labyrinthe, à l’aller et au retour, malgré les virages et les circonvolutions. Hélas, le nœud marin était fragile et vulnérable : il s’est rompu à mi-parcours entre la Crète et Athènes, dans les eaux de Naxos. Rupture sans réparation possible. À vrai dire, il y a eu réparation du lien entre la Crète et Athènes, mais ce n’était plus Ariane, mais sa sœur Phèdre qui accompagnerait désormais Thésée jusqu’à Athènes, et même jusqu’au lit nuptial et jusqu’au trône.

    Le cap était toujours le même, mais l’équipage avait changé. À la principale intéressée, c’est-à-dire à celle qui n’avait pas pu embarquer une deuxième fois, avait-on demandé son avis ? Au contraire, les amarres avaient été sciemment larguées pendant le sommeil de la malheureuse.

     

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    À Naxos, le nœud était devenu terriblement lâche. Lâche au sens de distendu, physiquement. Mais aussi au sens de porteur de lâcheté. Comment se faisait-il que l’Athénien ne se soit plus souvenu de l’accueil que lui avait réservé la belle et aimable Crétoise ? Le départ furtif ressemblait à une fuite.

    À son réveil, Ariane était abandonnée à l’incompréhension, au désarroi, à la solitude.

    Le réveil d’Ariane a-t-il eu lieu en sursaut ou en douceur ?

    L’intuition féminine a-t-elle abrégé le sommeil ?

     

    L’art du nœud

     

    Certains artistes montrent qu’Ariane a ouvert les yeux quand la nef de Thésée était encore à portée de vue. D’autres montrent que le fuyard a déjà disparu à l’horizon. Quel que soit le spectacle offert par la mer, le regard de la délaissée n’en demeurait pas moins horrifié. Immensité du désespoir. Cruauté du sort. Perfidie d’un départ clandestin.

    La partie du nœud abandonnée à Naxos, restait définitivement abandonnée. Le nœud avait la solidité que le cœur voulait bien lui donner.

    Ariane était la clef de voûte du triomphe de Thésée sur le Minotaure. Aurait-elle donné le fil à Thésée si elle savait qu’elle serait délaissée et laissée à Naxos ?

    La mer, souvent présentée comme le théâtre où se déroulent des actes de bravoure, serait-elle aussi celui où le personnage principal fuit ses responsabilités plutôt qu’il ne les affronte ?

    La mer défait les nœuds dans l’Antiquité, mais aussi des nos jours.

    « Grand Bleu » de Luc Besson. Dans la scène finale, le plongeur Jacques Mayol - Jean Marc Barr s’en va retrouver son destin au milieu du grand bleu, laissant sur le rivage sa compagne Johanna Baker - Rosanna Arquette, et un embryon, leur enfant.

    Nœud formé par les mains des deux parents, serrées l’une contre l’autre.

    L’art du nœud

     

     

    Étreinte symbolique : l’étreinte des extrémités corporelles remplace l’étreinte de deux corps dans leur intégralité. Puis le lien somatique se distend et se rompt, laissant d’un côté l’élan vers la liberté et de l’autre la résignation dans la douleur.

    Mais avant la séparation, sursaut de l’instinct féminin. Le fuyard s’apprêtait à quitter les lieux incognito, comme jadis à Naxos. L’effort féminin a deux fois plus d’intensité que le geste masculin : pour le nœud du dernier espoir, Johanna se cramponne avec ses deux mains tandis que son compagnon n’offre que sa main droite, sans grand enthousiasme.

    Le desserrement du nœud laisse sur le rivage deux êtres esseulés : un enfant qui se retrouve orphelin bien avant de naître, et sa mère, toute éplorée.

     

    L’art du nœud

     

    Pour ces deux êtres abandonnés, le « Grand Bleu » n’a plus le romantisme de l’azur. Au contraire, il se mue en un abîme noir de désespoir.

    Est-il concevable que la mer élabore et confectionne aussi des nœuds de joie et de bonheur ? L’Aventy s’empresserait de répondre par l’affirmative.

    Pour fabriquer un nœud, il faut rapprocher les brins destinés à le composer, et faire qu’ils adhèrent ensemble en conjuguant leurs forces. L’Aventy sait déceler la convergence des points de vue, la similitude des manières d’être, la gémellité des aspirations. Une fois tout cela décelé, l’Aventy insiste, et insiste, pour que la rencontre ait lieu, pour que le nœud se forme. L’Aventy a raison d’insister. Dans cette insistance, on reconnaît la persévérance des navigateurs. La solidité d’un nœud dépend de la persévérance qui l’engendre.

    Entre l’Aventy, l’Adok et le Zeph, se noue une amitié tonique et vivifiante.

     L’art du nœud

     

    La terre de Bourgogne féconde les nœuds bénis que le rivage méditerranéen a fait naître. Les liens amicaux qui se sont noués grâce aux effluves iodés prospèrent désormais grâce au parfum capiteux du houblon.

     

    L’art du nœud

     

    L’extrême modestie, signe du raffinement du savoir-être, est le facteur déterminant de la robustesse du lien amical.

    Les amitiés qui se nouent sous l’impulsion de l’Aventy dureront tant qu’elles resteront authentiques.

    Merci à l’Aventy d’avoir eu la grande sagesse d’initialiser le nœud qui croise les fils des trois nefs. Merci à l’Adok d’avoir si généreusement contribué à ce que ce nœud devienne somptueux et désirable.

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