• L'art de la transparence

     

    L'art de la transparence

     

    Y a-t-il une eau plus transparente que celle de Santa Giulia ? Transparence fabuleuse, qui faisait du lieu un véritable paradis. Le Zeph était enchanté par la pureté de l’eau, qui était toute fière de dévoiler le sable immaculé qu’elle recouvrait.

     

    L'art de la transparence

     

    Aucun obstacle n’interceptait le trajet lumineux.

    L’itinéraire du Zeph était émaillé de transparences qui l’illuminaient et l’interrogeaient.

    Transparence empourprée et voluptueuse des coquelicots qui ravivaient l’inoubliable souvenir des escapades égéennes.

     

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    Coquetterie et sensualité de Dame Nature qui se parait d’écarlate, mais aussi de mauve.

     

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    Transparence aérienne et allègre des bougainvilliers qui partaient à la conquête de l’azur.

    Le rivage méditerranéen se plaisait à montrer la transparence de Dame Nature à toute heure de la journée.

     

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    Transparence gracieuse et lascive de la glycine comme à Tropea, sur le chemin qui conduisait du port au bourg supérieur.

     

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    Transparence délicate et pudique des cerisiers qui voyaient de loin l’esprit du Zeph dévaler le couloir rhodanien pour retrouver l’air iodé.

     

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    Transparence sympathique et enjouée des pétales d’or et d’argent qui souhaitaient la bienvenue en Camargue.

     

    L'art de la transparence

     

    À première vue, l’art de la transparence chez Dame Nature faisait partie de l’art vestimentaire et de l’art du paraître. Mais à y regarder de près, c’était plutôt l’art du don de soi. Un art de la générosité et de l’impartialité, que tous pouvaient découvrir et apprécier, qu’ils soient eux-mêmes transparents ou opaques.

    La découverte est-elle objective ? Ne serait-elle pas plutôt orientée par une quête latente, un besoin en amont ?

    Conjonction de deux processus, convergence de deux intentions, rencontre de deux volontés. Délicate attention de Dame Nature et regard attentif du voyageur.

    Choyé par un environnement paradisiaque, le Zeph ne pouvait qu’exulter. Et il choisissait d’exulter avec la transparence qui plaisait tant à Dionysos.

     

    L'art de la transparence

     

    La joie de Dionysos était transparente. La nôtre, aussi.

    L’hôte de marque était Dionysos. Mais le maître ouvrier qui a fait éclore la transparence des coupes de libation était Héphaïstos. C’est son Feu qui a produit la pureté du cristal. Les trois autres éléments constitutifs du cosmos n’étaient pas en reste : la Terre a fourni le substrat de silice, l’Air est intervenu à travers le souffle qui modelait les formes, et l’Eau a agi par l’intermédiaire des bains qui fixaient la consistance.

    La transparence est en lien avec un contexte festif. L’art byzantin s’en servait avec intelligence pour narrer des épisodes festifs qui unissaient la Terre au Ciel.

    Les Byzantins captaient la lumière pour la renvoyer. La transparence des tesselles de verre leur permettait de capter la lumière en abondance et de la renvoyer avec générosité. Mais entre le captage et le renvoi, il y avait l’impact sur la feuille d’or, qui donnait tant d’éclat et de splendeur aux mosaïques.

     

    L'art de la transparence

     

    La transparence des tesselles de verre était indissociable de l’éblouissement escompté. Cet éblouissement convenait merveilleusement à l’évocation de la transcendance.

    Apprivoiser la transparence, la magnifier, et en faire l’outil de la peinture de l’éternité : ce savoir-faire byzantin était fort prisé et convoité dans toute la Méditerranée. Un des plus beaux hommages rendus à l’art de Byzance se trouve au palais de la Zisa, à Palerme. L’Aventy y a fait allusion dans son récent envoi adressé au Zeph.

     

    L'art de la transparence

         

    Des paons pour évoquer le paradis. La luxuriance du décor végétal est mise en valeur par des effets de symétrie.

    Le palais, construit à la demande des rois normands, était le fruit d’une osmose entre le savoir-faire de l’Orient et celui de l’Occident. Mais c’est l’Orient qui a laissé son empreinte dans le nom de l’édifice. « La Zisa » vient de  العزيز

    terme qui évoque la splendeur. Non pas une splendeur impersonnelle, distante et lointaine, mais une splendeur dont on se sent très proche, dont on souhaite vivement l'amitié, dont on est follement épris.

    La transparence du verre, qui donnait son flamboiement aux mosaïques du complexe palatial, chantait une passion, celle de l’harmonie ici et maintenant.

    La transparence donne-t-elle toujours à voir la magnificence ? Le dévoilement peut livrer au regard tristesse et tragédie.

    Corfou, jour de retrouvailles avec Danielle et Alberto, les amis domiciliés à Ostie. Le capitaine et l’équipage du Zeph sont venus en annexe jusqu’au lieu de débarquement des ferrys.

     

    L'art de la transparence

     

    Là où notre embarcation provisoire s’est temporairement immobilisée pour que nous puissions prendre le bus et aller saluer nos amis romains amarrés dans la marina de Gouvia, l’onde transparente dévoilait une coque complètement immergée, et immobilisée pour longtemps encore. Spectacle d’un naufrage, d’un abandon.

     

    L'art de la transparence

     

    Plus que l’accident d’ordre technique, la clarté de l’eau exhibait une volonté accidentée, sans guérison possible. L’objet de la découverte n’était pas plaisant, il était même navrant. N’empêche que la trouvaille était spectaculaire. Et la vision, fascinante.

    L’Antiquité raconte comment la transparence peut bouleverser toute une existence.

    Il s’agissait d’un jeune chasseur, qui vivait en Grèce centrale. Sa beauté était exceptionnelle. Mais il n’a jamais eu l’occasion de s’en rendre compte avec ses propres yeux, car l’oracle avait dit à ses parents : « Il vivra très vieux à condition qu'il ne se voit jamais. »

    Hasard de l’itinéraire de la chasse : une halte inopinée auprès d’une pièce d’eau lui livrait le visage d’un être extrêmement beau et désirable.

    Le jeune héros, qui ne s’était jamais vu auparavant, ne pouvait se reconnaître. Qu’importe ! L’être qu’il observait avait des lèvres sensuelles et un regard de braise. Impossible de résister à la tentation de prêter un corps à l’image, de donner à la vision chair et vie !

    La beauté du jeune chasseur était exceptionnelle. Alors l’eau lui renvoyait le spectacle d’une beauté aussi exceptionnelle, même s’il ne savait pas qu’il portait lui-même cette beauté exceptionnelle, qu’elle était déjà sienne.

    D’autres créatures, humaines ou divines, ont déjà vu cette beauté exceptionnelle, et lui en ont parlé, à travers leur coup de foudre et leur attachement. Mais le regard des autres n’est pas le regard de soi. Son propre regard était plus intense, plus puissant, plus passionné.

    À cause du pouvoir hautement attractif de l’image, la tentative de fusion avec elle était inéluctable. Un artiste anglais a peint l’instant crucial, juste avant le basculement.

     

    L'art de la transparence

     

    Pour reprendre la terminologie palermitaine, le jeune chasseur a trouvé son  عزيز

    - aziz, la personne dont il recherchait ardemment l’amitié et l’affection, l’être qu’il pourrait enfin chérir tendrement.

    Le jeune héros a mis la barre très haut. Il voulait l’équivalence absolue.

    Peut-on lui reprocher d’être aussi exigeant ?

    On peut comprendre qu’il ne voulait pas s’offrir à n’importe qui. Mais l’enjeu impliquait plus que le respect de sa personne, il concernait surtout la considération accordée au lien affectif qui servirait de trait d’union. Plus que l’être aimant ou l’être aimé, c’était l’amour qui devait être choyé. La quête du jeune héros ne se situait pas au premier degré, mais au second degré.

    Désir d’approcher la perfection et de faire corps, littéralement même, avec la perfection.

    La transparence de l’onde produisait le mimétisme des expressions du visage et des gestes du corps, exhibait leur synchronisme et allumait le désir de communion.

    Vision du consentement de l’autre, de la réciprocité.

    Qu’est-ce qui était transparent ? Le milieu aqueux, ou le regard qui se penchait dessus ? Un regard où se lisait très aisément une révélation sublime, un ardent désir et une fascination inaltérable.

    Aimer éperdument, peu importe l’objet du désir.

    Aimer jusqu’à perdre et l’appétit et le sommeil.

    Dépérissement fatal. Réunification impossible.

    La transparence révèle l’histoire d’une impossibilité, mais pas d’un échec. Il y aurait eu échec si le héros avait abandonné.

    Le Caravage propose une autre vision de la transparence.

     

    L'art de la transparence

     

    Avec le peintre italien, point de fleur à proximité. L’œuvre se focalise exclusivement sur le visage humain. Aucune végétation dans le proche voisinage. Le seul et véritable paysage est émotionnel, paysage dont la force suggestive est dans le regard subjugué. Toute évocation de l’environnement bucolique devient superflue. En prenant le parti de l’intériorisation, le peintre italien accentue la dramatisation de l’insistance du jeune chasseur.

    Abondante avec l’artiste anglais, la lumière est minimale avec le peintre italien. Voir clair dans la pénombre, capter l’objet du désir visuel malgré la quasi obscurité : quelle performance !

    La main gauche, plongée dans l’eau de la quiétude, est prête à la brouiller pour satisfaire un besoin intérieur impétueux.

    Sur l’Océan du désir, la transparence a donné un cap à l’existence du héros. Finie la houle des tergiversations. Finie la marée de l’apathie. Certes, la destination est encore lointaine, voire impossible. Qu’importe ! Désormais, le cap est clair, la route est bien définie !

    Naissance d’un amour absolu, qui rompt la solitude, mais dont la tentative d’assouvissement mènera à la mort. Et même sur les eaux du Styx, le jeune chasseur continuera à chercher l’image de l’être désiré.

    Sublime cohérence de l’obscurité caravagesque avec le devenir du héros ! L’œuvre du peintre italien est déjà une projection dans le Royaume des morts.

    Grâce à la transparence de l’onde au repos, le jeune héros, qui s’appelle Narcisse, jouit désormais de l’inestimable privilège de pouvoir aimer éperdument. 

    Quant au Zeph, le message du Caravage est limpide : même à ses heures les plus sombres, comme celles survenues il y a un an, le Zeph peut compter sur le fait qu’il est accompagné par le reflet de sa propre splendeur. Splendeur de l’être et du savoir-faire. Splendeur acquise au cours du voyage initiatique.

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