• L'ambition de l'autonomie

    Quand une personne s’entend dire qu’elle est autonome, c’est que l’on parle d’elle comme de quelqu’un qui sait se débrouiller toute seule.

    Faut-il savoir se débrouiller tout seul quand on a un bateau ou quand on est sur un bateau ?

    L’autonomie est-elle indispensable pour vivre en mer ou pour naviguer ?

    Qui est au centre des préoccupations de l’autonomie : soi-même ? Exclusivement ?

    Une nef voulait rafraîchir son look, de manière à ce que cela puisse se voir de loin, de très loin même. Projet ambitieux, qui donnait obligatoirement la priorité à ce qui était visible de loin, c’est-à-dire aux mâts. La nef en avait deux. L’ambition du projet prescrivait une quinzaine de couches de peinture pour chaque pièce de la mâture. Coût total de cette seule rubrique des dépenses : vingt-cinq mille euros pour redonner aux deux mâts leur aspect rutilant !

    Cette nef était hébergée à Port Napoléon, au moment où le Zeph s’y trouvait encore. La voilà :

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Parle-t-on de la même nef, de celle qui voulait attirer le regard à la manière du phare d’Alexandrie, à une trentaine de miles marins à la ronde ? Oh que oui ! Il s’agit de la même nef. Sauf que le destin n’a pas été séduit par le lifting luxueux.

    À présent, la malheureuse nef est en décomposition avec ses cales, ses ponts et le pied de ses mâts sous l’eau.

    Le Zeph aussi, voulait se faire tout beau avant de retourner en Grèce. Mais pour son lifting printanier, il a choisi la solution de l’économie, qui était celle de l’autonomie.

    Le mot « autonomie » vient du grec αυτονομία – ΑΥΤΟΝΟΜΙΑ, qui se compose de deux termes : αυτος – ΑΥΤΟΣ et νόμος – ΝΟΜΟΣ. Le terme νόμος – ΝΟΜΟΣ, qui désigne la loi, se réfère au facteur normatif. Le terme αυτος – ΑΥΤΟΣ, qui renvoie à soi-même, indique la réflexivité du processus : l’on est soi-même sa propre loi.

    L’étymologie ne dit pas qu’il n’y a pas de loi. Au contraire, il y a bien une loi, à laquelle il faudra rendre des comptes, même si c’est soi-même qui se trouve à l’origine de cette loi. Il en résulte que l’autonomie entraîne une double responsabilité : d’abord, au sujet de la cohérence avec la loi choisie par soi-même, et ensuite au sujet du degré de sagesse enfermé dans cette loi.

    Les travaux de lifting du Zeph avant son retour en Grèce se sont déroulés selon le principe de l’autonomie, au sens où il était à la fois le client et le fournisseur.

    L’autonomie est une ambition, car elle sous-entend l’effort, l’engagement et la persévérance.

    Contremaître et ouvrier en même temps, le capitaine lui-même s’est attelé aux travaux de peinture.

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Être soi-même sa propre loi interdit toute tentative de s’en prendre à autrui quand survient une erreur, un accident ou un échec.

    La loi que l’on s’est prescrite doit donc prévoir des mesures de sécurité. Car dans le cas présent, l’on est l’unique responsable de sa sécurité.

    En conséquence, l’équipement pour mener à bien les travaux doit comporter ce qui est nécessaire pour éviter l’inhalation des vapeurs toxiques, les projections dans les yeux, et les allergies cutanées.

    À ce stade, l’autonomie n’est pas une source de plaisir. Mais n’est pas autonome la personne qui perd patience et se décourage vite.

    L’on n’a pas besoin de patience et de courage pour s’amuser en mer.

    Mais pourrait-on vivre, et même survivre, en mer, sans patience et sans courage ?

    Aux travaux de peinture, s’ajoutaient ceux de couture, pour réparer et renforcer les voiles.

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Peut-on tout faire par soi-même ? Doit-on ?

    Il ne s’agit pas de jouer au fanfaron avec un « one man show ». L’objectif est de ne pas se retrancher derrière des impossibilités non vérifiées. Être autonome, c’est faire le maximun de ce qui est dans ses compétences

    L’autonomie est une recherche de lucidité sur soi, qui requiert de l’objectivité et de l’humilité, sans exclure l’ouverture à l’autre. Elle est une incitation à la polyvalence. Et pendant que l’on tend vers la polyvalence, il est parfois utile de demander conseil et de solliciter l’assistance technique d’autrui.

    C’était le cas pour la gestion des réservoirs d’eau douce.

    Le Zeph avait besoin de repères électriques lisibles et fiables pour contrôler la consommation. Comme il s’agissait d’un domaine qui lui était peu familier, le capitaine avait recours aux compétences techniques d’un professionnel. Mais avant que celui-ci n’intervienne officiellement, le capitaine s’est donné la peine de faire tout le travail de préparation en amont.

    La contribution du professionnel se limitait strictement aux gestes réservés aux initiés.

    Elle s’est déroulée en deux temps. D’abord, il y a eu une visite préparatoire pour faire l’état des lieux. À cette occasion, le visiteur s’est exclamé au sujet des effluves parfumés qui embaumaient le carré, dès qu’il y a mis ses pieds. En effet, sur la table, il y avait des rouleaux de printemps prêts à être frits. Et l’agréable odeur qui a fait sursauter l’électricien était celle de la menthe fraîche, venue tout droit du marché en plein air de Port-Saint-Louis-du-Rhône.

     

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    Quelques jours plus tard, une deuxième visite a eu lieu, pour finaliser tout ce que le capitaine avait installé entre temps.

    Après la sécurité, l’eau douce à bord est l’autre sujet de préoccupation du Zeph.

    L’accès au robinet d’eau douce était aussi régi par le principe de l’autonomie.

    À Αργοστόλι – ΑΡΓΟΣΤΟΛΙ, il n’y avait pas d’eau douce sur les pontons, ni à proximité. Les robinets disponibles les plus proches se trouvaient sur l’autre rive de la lagune, que l’on atteignait en empruntant un pont long de six cents mètres.

     

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    L’ouvrage a été construit par l’ingénieur suisse Charles-Philippe de Bosset, à l’époque où l’île était administrée par les Britanniques.

    À l’extrémité occidentale du pont, l’église Παναγία Σισσιώτισσα – ΠΑΝΑΓΙΑ ΣIΣΣΙΩΤΙΣΣΑ, consacrée à la Vierge Marie, proposait silencieusement au Zeph trois robinets. Ils servaient à arroser les carrés de verdure qui ornaient le flanc Ouest de l’édifice religieux.

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Chaque fontaine était encadrée par deux médaillons qui mettaient en valeur la croix grecque, formée par deux branches de même longueur. Un bel arbre, chaussé de blanc, égayait les lieux grâce à sa chlorophylle. Avec gratitude, nous nous sommes abreuvés à ces fontaines de la miséricorde.

    Le Zeph ne s’est jamais fait livrer des denrées alimentaires.

    Aller à la rencontre des produits de la terre nourricière est un plaisir d’hédoniste. C’est aussi le sport favori de l’autonomie.

    Les centres de ravitaillement à destination des couches populaires se trouvent souvent à proximité des terminus des transports interurbains qui rendent service à celles et ceux qui n’ont pas d’autres moyens de locomotion.

    L’esprit du Zeph aime flâner dans ces lieux pittoresques pour trouver sa subsistance, mais aussi son inspiration.

    À Αργοστόλι – ΑΡΓΟΣΤΟΛΙ, c’était donc tout près de la gare routière que nous trouvions de quoi nous faire à manger comme des Grecs natifs de l’île, à des prix défiant toute concurrence.

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Certes, il nous arrivait de céder aux sollicitations des effluves délicieux qui s’échappaient des brochettes cuites sur du charbon de bois, en plein air.

     

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    Cela est arrivé le samedi où nous avons suivi les conseils du Hanabi pour profiter du marché forain de Κυπαρισσία – ΚΥΠΑΡΙΣΣΙΑ, qui se tenait sur la place de la Mairie.

    Mais presque toujours, le Zeph préférait se faire lui-même à manger, comme s’il était au mouillage.

    La prévoyance, qui était sœur de l’autonomie, permettait de ne jamais se retrouver à court de provisions. Et puis, il y avait la joie incomparable de faire par soi-même !

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Chez soi, l’on pouvait s’installer comme on voulait, et même manger allongé, comme dans un banquet avec Socrate.

    En plus du confort, l’autonomie procurait un avantage financier considérable.

    À Αστακός – ΑΣΤΑΚΟΣ, le restaurant devant lequel était amarré le Zeph a proposé au capitaine des daurades à quarante euros le kilo !

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    L’autonomie, qui s’en trouvait très chagrinée, n’a pas capitulé. Là où les natifs du pays avaient l’habitude de s’approvisionner, le Zeph a trouvé les mêmes poissons à un tarif cinq fois moins cher.

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Bien sûr, il fallait encore ajouter un peu d’huile, de citron et de sel au céleri.

    Mais quel plaisir quand on est le magicien de ces odeurs exquises qui creusent l’appétit et apportent l’allégresse !

    Les invités sont très conscients que la table du Zeph est l’une des meilleures, grâce aux charmes de l’autonomie.

    Les bienfaits de l’autonomie du Zeph se voient de manière non équivoque sur leurs visages sincèrement émus et s’entendent de façon non moins éloquente dans les éloges intarissables au moment de l’au revoir.

    Honorer, choyer les invités, non pas en ouvrant le porte-monnaie, mais en donnant de sa personne. Dans un cas, la réception a la platitude du billet de banque. Dans l’autre, elle vibre avec l’épaisseur du muscle cardiaque. Autre est la dimension spatiale, autre est la saveur du temps, autre est l’intensité de l’échange convivial !

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    Le principe de l’autonomie a organisé l’emploi du temps du Zeph à l’époque de Port Napoléon. Le même principe s’applique à la nouvelle existence qui a commencé au printemps dernier. À la Marina Aktio, le capitaine est encore client et fournisseur à la fois.

     L'ambition de l'autonomie

     

    L’autonomie, c’est au mouillage et dans les ports, par temps ensoleillé, nuageux, pluvieux ou orageux. Une autonomie qui n’est pas durable et permanente, n’est pas une autonomie. Ce n’est pas une affaire de coups d’éclat esseulés ou épisodiques. C’est une affaire de persévérance. S’auto-suffire un soir, un jour, ou de temps à autre, ce n’est pas de l’autonomie !

    Il ne s’agit pas de se passer des services d’autrui, mais de désirer pour soi-même la polyvalence. L’on ne naît pas polyvalent, pas tout le monde. Mais l’on peut le devenir. La polyvalence est une ambition fort louable.

    Question de fierté et d’amour propre ? Peut-être. Mais plus que l’amour à l’égard de soi, l’autonomie est une connaissance objective et passionnante de soi.

    Sur les murs delphiques, n’est-il pas écrit :

    « Γνῶθι σεαυτόν – ΓΝΩΘΙ ΣΕΑΥΤΟΝ » ?

    « Connais-toi toi-même »

    Connaître sa gestion de la prédictibilité, son habileté à équilibrer les flux de ravitaillement et de consommation, tester sa lucidité, éprouver son intuition, vérifier son degré de prévoyance. Car la prévoyance, c’est déjà le début de la sagesse.

    Ne dépendre de personne par faiblesse.

    N’importuner personne par paresse.

    N’abuser de personne par diplomatie, duplicité ou malveillance.

    L’autonomie, ce n’est pas seulement « je fais ce que je veux ». C’est surtout s’assumer pour ne pas être une cause de souci, un fardeau pour l’autre.

    L’autonomie signifie que l’on est pleinement responsable de soi-même, que l’on doit prendre soin de sa propre personne. Mais ne pas se reposer sur les autres n’exclut pas la possibilité de leur procurer du bien. C’est cette vision généreuse de l’autonomie que le Hanabi a mise en évidence au cours du pique-nique improvisé pour accueillir le Zeph à Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ. Quand l’apéro du Nirvana a fini de désaltérer le gosier, quand la soupe aux lentilles du Zeph a fini de charmer les papilles, c’était le Hanabi qui faisait son entrée en scène en prenant en charge la fin des agapes fraternelles.

    Avec spontanéité, le Hanabi s’est dévoué : étant sa propre loi, il agissait en parfaite autonomie. Et que disait sa loi à ce moment-là ? D’apporter la note de douceur en offrant un melon jaune, qui venait d’être acheté chez un marchand de fruits et légumes.

    Malgré la nuit tombante, les dernières lueurs du soleil couchant et la lumière des lampadaires font ressortir la silhouette d’un sac posé sur le quai, à même le sol, vers l’arrière du Nirvana, côté bâbord.

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    C’était la besace où le Hanabi mettait ses emplettes du crépuscule. C’était de cette besace de l’autonomie qu’est sorti le melon de l’amitié naissante.

    Avec un naturel confondant, le Hanabi a montré que l’autonomie n’est pas une attitude étriquée, et que bien prendre soin de soi conduit aisément à prendre soin aussi d’autrui.

    L’autonomie est un état d’esprit, une discipline mentale, un mode de vie.

    C’est une ambition car l’objectif n’est pas ordinaire.

    En veillant à ce que ses propres ressources soient toujours disponibles, non seulement pour soi-même mais encore pour autrui, le Hanabi fait de l’autonomie une vertu.

    À Μισολόγγι – ΜΙΣΟΛΟΓΓΙ, le Hanabi a eu l’idée géniale de donner à voir que l’autonomie se prolongeait tout naturellement dans l’esprit de partage. La première est la condition nécessaire et l’amont du second.

    L’autonomie, ce n’est pas seulement savoir s’occuper de soi, ni laisser l’autre tranquille. C’est aussi pouvoir faire du bien à l’autre, parce que l’on gère ses propres ressources avec sagesse, sagesse qui anime la « loi » sous-entendue dans l’étymologie

    Bien qu’elle ne soit pas un divertissement, l’autonomie procure maints plaisirs, qui ne sont pas des moindres.

     

    L'ambition de l'autonomie

     

    L’autonomie est une des signatures du Zeph. Il se réjouit qu’elle ait un écho favorable sur d’autres nefs et qu’elle fasse éclore de nouvelles amitiés.

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  • Commentaires

    1
    virg
    Mardi 15 Octobre 2019 à 19:54

    Les propos sont toujours aussi subtils. Merci à l'équipage du zeph. Bises

    2
    olivier
    Jeudi 23 Janvier 2020 à 14:49

    Merci pour cette prose très agréable, parce que caressant l'homme dans le sens du poil.  Autonomie que j'essaie de cultiver à ma modeste mesure, chaque pas apportant sa dose de fierté.

    Navigateur à voile en équipier épisodique et sur la toile régulièrement pour alimenter le rêve qui se concrétisera bientôt, certes, mais toujours trop tard.

    Olivier

      • Jeudi 23 Janvier 2020 à 16:07

         

        Cher ami,

        Les esprits se rejoignent avant que les itinéraires ne se croisent et que les nefs ne se rencontrent. Ta sympathie est une empathie. Nous t’en sommes reconnaissants.

        Notre gratitude ne s’exprime pas que par rapport au fond, elle s’adresse aussi à la forme. Car ton souffle poétique porte haut et loin ton témoignage !

        Bon vent à toi !

        RP

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